1.1.2. Habitudes et règles : quelques synergies hétérodoxes

Les développements jusqu’ici menés laissent apparaître des passerelles évidentes par où la perspective comportementaliste peut et doit se voir rapprochée des traditions institutionnaliste et autrichienne. En effet, ces courants ont également mis en exergue le rôle des habitudes et, au-delà, de ces divers autres foyers de rigidités que sont les normes, les conventions ou les institutions.469 Ce constat nous conduit à faire remarquer deux points. Il faut concéder, d’abord, que s’il existe bien un ’front hétérodoxe’ de nature à soutenir une contestation de l’hypothèse de rationalité en l’une de ses prémisses traditionnelles, celui-ci semble s’être au fil du temps quelque peu affaibli. On doit principalement cet affaiblissement relatif auquel on pense à la défection de ces alliés précieux, voire même de ces inspirateurs, que sont communément, pour l’économiste hétérodoxe, psychologues et sociologues. Ainsi a-t-on pu assister, tout au long du vingtième siècle, à une perte d’intérêt de ces derniers pour le concept d’habitude (Camic [1986], Twomey [1999]).

A bien des égards, l’avènement de l’approche cognitiviste, et le reflux concomitant du béhaviorisme, expliquent que les psychologues se soient nettement détournés de l’étude des réponses habituelles, qui subsiste néanmoins sous la forme de travaux consacrés à la structure de la mémoire.470 La psychologie cognitive s’est en effet prioritairement nourrie de l’examen des processus conscients de résolution de problèmes, donnant à penser, incidemment, que l’adaptation des moyens aux fins résulterait essentiellement d’une démarche active et réfléchie du sujet (Baars [1986]). Quant à la désaffection des sociologues pour le concept d’habitude, elle tient à l’origine, suggère Camic [1986], au souci de mettre la discipline à l’abri des influences impérialistes d’une psychologie alors acquise au béhaviorisme. Plus récemment, cette évolution s’est vue sans doute confortée par l’intérêt grandissant rencontré par la ’sociologie de l’action’ (Boudon [1992]), au détriment des traditions fonctionnalistes et structuralistes ; une évolution à laquelle, par ailleurs, la représentation économique standard du comportement n’est peut-être pas tout à fait étrangère (Baron & Hannan [1994]).

Outre qu’elles privent très largement le front économique hétérodoxe d’un soutien appréciable, ces évolutions ont également eu pour conséquence d’affecter au moins l’une de ses parties prenantes. En étroit contact avec la psychologie, le courant comportementaliste a en effet, dans la foulée de la révolution cognitiviste, progressivement privilégié le développement d’authentiques modèles de la décision. L’évolution du concept de ’bounded rationality’ dans les écrits de Simon, examinée plus loin471, tout comme la teneur des travaux promus par la ’jeune garde’ comportementaliste -les Camerer, Gilad, Kaish, Maital, Rabin et autres Thaler- témoignent de cette tendance. Bien que proche de la sociologie, la tradition institutionnaliste a su rester, pour sa part, assez largement centrée sur la perspective de comportements marqués du sceau de la rigidité et, notamment, de comportements guidés par l’habitude. Il faut, nous semble-t-il, rechercher les causes de cette immunité dans le statut de référence qu’a toujours également constitué, aux yeux de l’institutionnaliste, la perspective biologique. Remarquons-le, cependant, tout comme la sociologie a dû subir l’assaut des représentations économiques d’obédience standard, l’institutionnalisme des origines -dont Hodgson [1997] perpétue l’esprit- a dû composer avec l’irruption d’un ’nouvel institutionnalisme’, souvent prompt à instiller la flexibilité cognitive sous les apparentes rigidités comportementales (Langlois [1986, a, b], Hodgson [1993]). Seule la tradition subjectiviste autrichienne nous apparaît s’être, en définitive, préservée de cette tendance générale par où se constate le recul des réflexions consacrées, ou encore du statut accordé, aux habitudes (Vanberg [1994]).

Dans l’ensemble, on peut donc à juste titre affirmer que le comportementaliste n’est sans doute pas plus le meilleur, qu’il n’est le seul porte-parole d’une critique de l’hypothèse de rationalité qui transiterait par la prémisse de flexibilité cognitive maximale. Pourtant, si ce dernier s’est quelque peu détourné de la catégorie des réponses habituelles, il faut se garder de voir là une négation de l’importance et, même, de la prépondérance, de cette modalité de réponse. Dans une large mesure, l’attention toute particulière que reçoit l’étude des réponses décisionnelles tient à ce que celles-ci constituent, relativement aux réponses habituelles, un objet certainement plus riche et complexe. A tout le moins est-ce la conclusion que l’on semble en droit de tirer au vu des chapitres précédents.

Il est donc un second point que le constat des convergences suscitées par le concept d’habitude nous amène à développer. On le laissait entendre, en effet, le concept se voit communément rapproché, dans le cadre des développements ressortant de l’une ou l’autre des perspectives concernées, des notions de norme, de convention ou d’institution. Il n’est pas rare, alors, que la catégorie des ’règles’ soit mobilisée en vue d’offrir une dénomination à portée générique. Habitudes, normes, conventions, institutions, toutes ces réalités ont en commun de prendre appui sur des rigidités cognitives et de s’exprimer au travers de rigidités, ou de régularités, comportementales. Toutes, donc, prédisposent l’acteur à retenir, dans des circonstances données, un comportement ou une configuration de comportements donnée, sans véritablement passer le spectre des options envisageables au crible de sa fonction d’utilité. S’il apparaît bien à ce titre fondé de les rapprocher, habitudes, normes, conventions, et institutions ne doivent pas être, pour autant, systématiquement amalgamées.

Sans même qu’il soit nécessaire de discuter le champ comparé que recouvre sans doute plus spécifiquement chacune des règles mentionnées, il y a lieu, en particulier, de contraster ici la dimension éminemment individuelle des habitudes avec la nature sociale des autres foyers de rigidités. Quelle que puisse être ainsi la pertinence des caractérisations suggérées par Leibenstein [1987, p. 60], l’auteur a le mérite de ne pas perdre de vue ce point, qui écrit : ’‘By a norm, we mean some sort of a standard, without considering the extent to which others adhere to this standard, or whether different individuals expect others to adhere to it. By a convention we mean a regularity of behavior that has a high degree of adherence locally, and a high degree of expectation that others will adhere to it. Thus some norms may not be conventions, although conventions include norms. By an institution we mean a nonlocal convention. (...) We define habits as repetitive forms of behavior that do not involve others in an essential way’’ (italiques dans le texte).

Aussi, mettre l’accent sur le rôle des habitudes conduit-il bien l’économiste ’hétérodoxe’, comportementaliste, institutionnaliste, autrichien, à frapper l’hypothèse de rationalité en l’une de ses prémisses fondamentales, à savoir : la prémisse de flexibilité cognitive maximale. Souligner le caractère prégnant des normes, conventions et institutions l’amène cependant à heurter cet autre pilier constitutif des représentations de l’homo oeconomicus qu’est l’hypothèse d’asocialité. De façon plus spécifique, se trouve remis en cause ce présupposé que l’on plaçait sous l’intitulé ’anomie cognitive’.472 Pour le théoricien standard, la connaissance, pas plus que l’information, ne revêt de dimension collective. Les constructions cognitives du sujet lui permettraient de capturer les caractéristiques de son environnement social, au même titre que celles de son environnement physique, en tant que réalité essentiellement externe. Il ne s’agit jamais, pour l’acteur, de prendre appui sur, mais seulement de prendre compte de la présence de ses semblables. Les normes, conventions, institutions constituent néanmoins aux yeux de l’économiste ’hétérodoxe’ autant de repères sociaux, incontournables, de nature à assurer la coordination inter-individuelle des comportements ; des repères dont l’efficacité, sinon forcément la rationalité, se voit communément garantie par le jeu supposé de processus d’évolution sélectifs. Pour reprendre la terminologie de Favereau [1989], normes, conventions et institutions ont la forme de ’dispositifs cognitifs collectifs’ qui viennent immerger le sujet dans son environnement social, en même temps qu’ils lui autorisent tous les bénéfices d’une organisation collective complexe.

Le constat des rigidités cognitives et comportementales qui marquent l’acteur offre donc une passerelle propre à unir diverses traditions, en même temps qu’à rapprocher les critiques respectives des hypothèses de rationalité, d’une part, et d’asocialité, d’autre part. Sans négliger ce double point -ce double pont-, l’objet du présent travail nous conduit néanmoins à privilégier le propos du comportementaliste à celui de ses alliés (au moins de circonstance), tout comme il nous amène à porter notre attention sur la catégorie des habitudes plutôt que sur la classe générique des règles, des rigidités ou des régularités.

Notes
469.

Ainsi Hodgson [1997, p. 679] se plaît-il à rappeler : ’’old’ institutional economists such as Veblen, Commons and Mitchell rejected the continuously calculating, marginally adjusting agent of neoclassical theory to emphasise inertia and habit instead’. De même Vanberg [1994b, p.16] ne manque-t-il pas de rapporter le propos suivant de Hayek [1973, p. 11] : ’Man is as much a rule-following animal as a purpose-seeking one’.

470.

Cf. § 1.2.2., infra.

471.

Cf. § 2.1.1., infra.

472.

Cf. Ch 2, § 1.2.3., supra.