1.2.1. Les habitudes comme produit d’un apprentissage

Aux yeux des auteurs comportementalistes, le comportement individuel apparaît donc comme enchâssé dans un canevas d’habitudes et, plus généralement, de règles. Cette interprétation ne manque pas de soulever la question de la genèse de ces rigidités cognitives et comportementales qui forment l’essence, en particulier, des réponses habituelles. Le courant assure ici son unité en se reposant, assez largement, bien que de façon souvent implicite, sur les mécanismes et les théories psychologiques de l’apprentissage.473 Les deux grands paradigmes de la psychologie, introduits à l’occasion de notre première partie474, offrent deux éclairages distincts, quoique non nécessairement contradictoires, sur cette question de la genèse des habitudes.475 En caricaturant les positions en présence, on peut avancer que les auteurs béhavioristes réduisent les réponses habituelles à de simples rigidités comportementales, issues d’une forme ou d’une autre de conditionnement. Ces réponses seraient ainsi le fruit d’un apprentissage476, censé reposer sur une implication intentionnelle faible, voire nulle, de l’organisme. Pour le cognitiviste, si les habitudes se présentent bien sous la forme de rigidités comportementales, ces manifestations externes n’en sont pas moins perçues comme prenant appui sur des rigidités cognitives qui émergent, souvent, en tant que produit d’un processus de décision ou d’une activité de résolution de problème. Dans cette optique, la genèse des habitudes relève d’une démarche intentionnelle477 de l’organisme donnant lieu à un apprentissage478 qui repose, de façon critique, sur les mécanismes et les structures de la mémoire.

Quels que soient les principes mobilisés afin de rendre compte de l’émergence des réponses habituelles, les psychologues et, avec eux, les auteurs comportementalistes, s’accordent à souligner que la transformation d’une réponse comportementale donnée en véritable habitude requiert : 1) que l’individu ait été confronté, de façon récurrente, aux circonstances qui ont vu l’apparition de cette réponse, 2) que ces confrontations successives aient donné globalement lieu à des résultats ’satisfaisants’. Plus spécifiquement, il apparaît que la prégnance ou le ’potentiel d’inertie’ d’une réponse habituelle s’avère d’autant plus élevé que ces deux conditions auront été durablement remplies.479

Katona [1951, p. 48] adopte une présentation qui le conduit, comme il se doit en vérité, à reconnaître la pertinence de l’une comme l’autre des interprétations psychologiques majeures de la genèse des habitudes évoquées à l’instant. Il identifie ainsi, deux modalités principales d’apprentissage, conduisant toutes deux à la formation de réponses habituelles. Celles-ci se forment tantôt par le simple jeu d’associations répétées entre une réponse comportementale et un renforçateur environnemental (’à la mode béhavioriste’), tantôt par le truchement d’une véritable activité de résolution de problème (’à la mode gestaltiste’), au terme de laquelle une solution adéquate émerge et se voit, au fil du temps, cristallisée pour donner naissance à une réponse habituelle. Ainsi, l’examen qu’il livre de la psychologie du consommateur conduit Katona [1951, 1975] à faire remarquer, en particulier, que l’attachement à un produit ou une marque peut, à l’origine, résulter de l’une ou l’autre de ces formes d’apprentissage. Tantôt cet attachement est le fruit d’une orientation largement accidentelle qui débouche sur une expérience satisfaisante, tantôt il découle d’un test tout aussi concluant mais porté, en amont, par une série de comparaisons minutieuses.

Plutôt qu’une juxtaposition des interprétations béhavioristes et cognitivistes, l’’école Carnegie’ semble, à un niveau général d’analyse, privilégier une superposition de ces interprétations, souvent perçues comme alternatives. Dans cette optique, les habitudes sont censées découler d’un processus de résolution de problème qui met simultanément en jeu les caractéristiques de l’organisme et celles de son environnement.480 En effet, la représentation que se forge le sujet de sa situation-problème, ou de son ’espace-problème’481, est éminemment tributaire de ses aptitudes cognitives. Cette représentation constitue le matériau sur la base duquel s’engage un processus intelligent, mais partiellement aléatoire, qui conduit le décideur à engendrer différentes solutions potentielles au problème rencontré. Ces solutions se voient alors, de façon approximativement séquentielle, confrontées aux exigences de la situation-problème. Au fil de ce processus, le décideur reçoit différents feed-back environnementaux qui orientent les phases successives de génération/test de solutions potentielles. Ce processus tâtonnant prend fin lorsqu’une réponse ’satisfaisante’ est trouvée.482 C’est comme suite des confrontations récurrentes entre le décideur et la situation-problème initiale qu’émergent les rigidités cognitives qui font le lit des habitudes.

Notes
473.

Richard & al [1990, p. 87] définissent l’apprentissage en tant que ’processus de modification des connaissances, ou de modification du comportement, au cours des interactions d’un organisme (un système) avec son environnement’.

474.

Cf. Ch 2, § 1.3.2., supra (notes).

475.

Cf. Lea et al. [1987, pp. 18-28].

476.

Où l’apprentissage renvoie, au sein du paradigme, aux modifications du comportement dont fait état la définition de Richard & al [1990], rapportée plus haut en note.

477.

Le ’degré d’implication intentionnelle’ de l’organisme dans l’activité d’apprentissage permet ainsi de contraster les perspectives béhavioristes et cognitivistes. Il est en effet courant, en psychologie, de suggérer l’existence d’une certaine hiérarchie des formes d’apprentissage. On peut ainsi identifier -en progressant, sans souci d’exhaustivité, depuis les formes d’implication de l’organisme les moins actives vers les plus actives- : l’apprentissage par empreinte, par habituation, par association (de type ’conditionnement’), par l’action, par imitation, par résolution de problème (cf. Weil-Barais [1993, Ch XII], Le Ny [1996]).

478.

Où l’apprentissage renvoie, au sein du paradigme cognitiviste, aux modifications des connaissances dont fait état la définition de Richard & al [1990], rapportée plus haut en note.. La psychologie cognitive privilégiera ainsi une définition de l’apprentissage mettant l’accent sur les modifications du contenu de la mémoire à long terme.

479.

Cf. Weiss & Ilgen [1985].

480.

Cf. Simon [1955, 1956, 1983], March & Simon [1958, pp. 177-82], Cyert & March [1963, pp. 99-113], Newell & Simon [1972]. Simon [1990, p. 7] écrit : ’Human rational behavior (...) is shaped by a scissors whose two blades are the structure of task environments and the computational capabilities of the actor’.

481.

Pour reprendre ici la terminologie de Newell & Simon [1972].

482.

Cf. Ch 5, § 1., supra.