1.2.2. Le rôle de la mémoire procédurale dans la rétention des habitudes

La question de la genèse des habitudes nous amène naturellement à aborder celle de leur maintien ou de leur conservation. On rencontre ici, certainement, l’espace de réflexion relatif aux habitudes qui, au cours de ces vingt dernières années, a le plus attiré l’attention des auteurs comportementalistes. Comme cela fut souvent le cas en ces domaines, les développements dont il est question prennent place dans le cadre des éclairages que nous livrent ces auteurs de l’organisation, en général, et de la firme, en particulier. Nelson & Winter [1982, Ch 4 & 5] ont ainsi fait valoir que ces habitudes toutes techniques que sont les ’compétences’ (’skills’) et, par là, les ’routines organisationnelles’483, ressortaient de la classe des ’connaissances tacites’ (Polanyi [1967]). Quoique bien réelles, ces connaissances ne peuvent se voir aisément ’articulées’ : vouloir les exprimer sous la forme d’un langage est une tâche sinon résolument impossible, à tout le moins délicate et forcément frustrante (Winter [1987], Mangolte [1997]). Leur contenu se révèle intimement lié à l’action.

Cet éclairage que portent, en particulier, Nelson et Winter sur ces habitudes cristallisées dans l’activité de production ne peut manquer d’inscrire la problématique de la conservation, de la pérennisation des habitudes dans le cadre des travaux consacrés, en psychologie cognitive, à l’’architecture de la mémoire’. En effet, il est devenu commun, pour le cognitiviste, de reconnaître l’existence d’une subdivision fondamentale qui affecterait la mémoire à long terme et, partant, la catégorie des connaissances. A la ’‘mémoire non-déclarative, implicite, ou procédurale’’ se voit ainsi opposée une ’mémoire déclarative ou explicite’. La première serait dépositaire des ’savoirs-faire’, tant moteurs que mentaux, lesquels reposent sur l’opération d’automatismes essentiellement inconscients qui s’expriment dans la pratique. La seconde constituerait le réceptacle de divers constats tenant à des faits, des propositions ou des événements.484

De façon très générale, l’existence d’un tel clivage au sein même de la mémoire à long terme semble plaider en faveur de la grille de lecture binaire habitude/décision que suggèrent les auteurs comportementalistes. Plus spécifiquement, les efforts consacrés à l’analyse de la mémoire procédurale renseignent certainement sur la classe des réponses habituelles. Au-delà du caractère tacite que revêt son contenu, le psychologue reconnaît à la mémoire procédurale deux autres traits par où elle se distingue de son alter ego déclarative. Celle-là se révèle, relativement à celle-ci, nettement moins vulnérable aux affres de l’oubli, d’une part, et bien davantage sensible au contexte de sa genèse, d’autre part. De fait, les habitudes sont si profondément ancrées qu’il est souvent extrêmement difficile de s’en défaire : le risque n’est pas d’oublier une habitude, mais bien de ne pas parvenir à l’oublier. De même le bon déploiement et déroulement des habitudes peut-il être perturbé par l’irruption de quelques changements apparemment insignifiants. Ainsi en va-t-il lorsque la perception, la reconnaissance, des stimuli responsables de l’’amorçage’ de chacun des nombreux comportements que met en branle une réponse habituelle se voit obstruée, brouillée par la présence, saillante, de stimuli... inhabituels !

Afin de mieux asseoir la réalité du lien qui semble unir habitudes et, en fait, routines, d’une part, et mémoire procédurale, d’autre part, Cohen et Bacdayan [1994] ont suggéré une expérience fort bien conçue. Pour les besoins de leur démonstration, les auteurs se sont attachés, dans un premier temps, à faire émerger, dans le contexte expérimental, des pratiques distinctement assimilables à des routines. La tâche retenue consiste en un jeu d’équipe dans le cadre duquel deux partenaires se doivent, à tour de rôle, de déplacer des cartes (de procéder, en l’occurrence, à un échange entre une carte placée dans son propre jeu et une carte parmi d’autres disposées sur un plateau) en vue d’aboutir à un résultat précis (en l’occurrence, d’amener une carte prédéterminée dans une zone cible), tout en respectant certaines règles de manipulation préalablement définies par l’expérimentateur. La rétribution des tandems est fonction du nombre de mains que les partenaires parviennent à traiter dans le laps de temps imparti.

Cohen et Bacdayan n’ont pas de mal à établir que se révèle, au sein des multiples séquences de jeu répertoriées, chacune des quatre caractéristiques communément associées, dans la foulée des éclairages comportementalistes, aux routines organisationnelles. Ainsi les joueurs mettent-ils en oeuvre, après une phase d’apprentissage, des stratégies qui s’avèrent : 1) efficaces -le nombre moyen de déplacements effectués avant obtention du résultat recherché se réduit considérablement, pour se stabiliser à un niveau acceptable-, 2) rapides -le temps moyen pris par chaque joueur afin de sélectionner un déplacement particulier diminue fortement-, 3) récurrentes -certaines séquences de jeu se voient régulièrement reproduites par les partenaires-, 4) ponctuellement sous-optimales -les séquences déployées de façon récurrente empêchent, çà et là, les partenaires de conclure en un nombre minimal d’étapes.

Ayant établi la nature routinière des stratégies déployées, Cohen et Bacdayan s’attachent, dans un second temps, à montrer que celles-ci sont stockées dans le compartiment procédural de la mémoire à long terme des participants. Pour ce faire, et conformément aux remarques rapportées ci-dessus, les auteurs se proposent d’examiner la résistance au temps, d’une part, et au changement, d’autre part, des stratégies développées par les multiples duos constitués. En espaçant les séances par des délais de temps très variables, les expérimentateurs constatent d’abord que les compétences développées par les tandems se révèlent, au vu des niveaux de performance répertoriés, largement insensibles à l’écoulement du temps. Ainsi les partenaires renouent-ils, de façon quasi immédiate, avec les niveaux moyens de performance préalablement atteints. A contrario, l’introduction de modifications apparemment peu décisives dans les règles du jeu donne lieu à une dégradation notable des performances enregistrées. Ces résultats, obtenus par Cohen et Bacdayan [1994], contribuent donc à asseoir, semble-t-il, cette idée qu’il existerait une mémoire spécifique responsable de la préservation des savoirs-faire, des compétences, des routines, ou, plus généralement, des répertoires de réponses habituelles.

Notes
483.

Deux points méritent ici d’être rappelés. Signalons d’abord, et bien que la pratique soit discutable, qu’il est commun d’assimiler purement et simplement ’habitudes’ et ’compétences’ (cf. Nelson & Winter [1982, p. 74]. Remarquons ensuite que les routines sont, pour Nelson et Winter, des compétences exercées dans un contexte organisationnel.

484.

Cf. Richard et al. [1990, Ch 1 & 2], Squire et al. [1993], Weil-Barais [1993, Ch XVII & XXI].