1.2.3. Dynamique de l’équilibre routinier

L’examen des questions de la genèse et du maintien des habitudes ne manque pas, enfin, de soulever deux interrogations périphériques, partiellement liées, qu’il nous faut ici aborder. Là encore, une certaine uniformité des traitements comportementalistes prévaut. Il s’agit ainsi, en amont, de savoir à quelles occasions une réponse habituelle est susceptible d’émerger. En aval, il s’agira de rendre compte des facteurs qui conduisent à la rupture de l’équilibre routinier. Il existe, schématiquement, deux cas de figure propres à occasionner le développement d’une réponse habituelle, et ce quelles que soient, par ailleurs les modalités d’apprentissage en oeuvre. L’individu peut tout d’abord se voir confronté à une situation totalement inédite, de sorte qu’aucun programme routinier ne soit disponible pour répondre aux exigences de la situation considérée. L’apparition d’une nouvelle réponse habituelle peut ensuite résulter de l’abandon et du remplacement progressif d’une habitude qui préexistait. Cette perspective nous ramène, bien sûr, à notre seconde interrogation : à quelles occasions, donc, l’équilibre routinier en vigueur est-il susceptible d’être rompu ?

L’examen des facteurs qui président à la rupture de l’équilibre routinier nous conduit à introduire des considérations motivationnelles demeurées, jusqu’ici, implicites. Il est ainsi apparu, au cours de notre présentation, que la constitution d’une réponse donnée en habitude dépendait, de façon critique, de son aptitude à garantir un résultat ’satisfaisant’. Les auteurs comportementalistes affirment, et se contentent généralement d’affirmer, qu’une habitude se maintiendra inchangée aussi longtemps qu’elle sera perçue comme constituant une réponse ’satisfaisante’. La thèse du satisficing semble, de la sorte, quelque peu déborder le cadre de la décision pour contaminer, plus généralement, l’analyse du comportement. Si les auteurs comportementalistes ne donnent pas de précisions explicites quant à l’origine des évolutions susceptibles de conduire l’individu à estimer qu’une réponse habituelle n’est plus satisfaisante, deux cas de figure types nous paraissent néanmoins, à la lecture de leurs travaux, se dégager.

La rupture de l’équilibre routinier peut être le résultat, d’une part, de transformations intervenues dans l’environnement. Ainsi, un individu peut décider de délaisser le trajet emprunté habituellement pour se rendre depuis son domicile à son lieu de travail, après avoir constaté un encombrement croissant ou, changement plus radical, une modification du sens de circulation. Mais la rupture de l’équilibre routinier peut également résulter, d’autre part, d’une évolution essentiellement autonome des objectifs du comportement. L’individu considéré, pris de remords écologiques, peut ainsi juger préférable de recourir aux transports publics pour se rendre sur son lieu de travail ou, réorientation plus radical, décider de changer d’activité. Toujours, les anciennes routines sont amenées à disparaître, d’autres venant certainement les remplacer.

Quelle que soit l’origine des changements responsables de la rupture de l’équilibre routinier, les auteurs comportementalistes s’accorderont à souligner qu’un tel processus doit être généralement la conséquence d’évolutions significatives. Plus précisément, la perspective comportementaliste invite communément à penser la rupture de l’équilibre routinier en termes ’d’effets de seuil’ : ce n’est qu’à partir d’un certain niveau d’inadaptation qu’une réponse routinière se verra remise en cause.

Pour partie, l’inertie des réponses habituelles résulte de caractéristiques qui constituent l’essence même de ces réponses. Ainsi, les habitudes reposent sur des rigidités cognitives qui restreignent profondément les facultés d’éveil et d’examen critique de l’individu, de sorte que toute une gamme d’inadéquations demeureront inaperçues.

Pour partie, aussi, cette inertie a à voir avec les mécanismes généraux de la motivation individuelle. Un ’satisficer’ est infiniment moins sensible aux évolutions de son environnement que ne l’est un ’optimizer’ : il y a, généralement, une pluralité de positions que l’acteur peut juger satisfaisantes, mais une seulement qui doit lui apparaître optimale. Lors même, donc, que le ’satisficer’ serait alerté par des transformations significatives, il ne s’attachera pas nécessairement à renouveler la gamme de ses réponses établies. Par contraste, l’’optimizer’ se révèle volontiers, non seulement attentif, mais aussi sensible à la moindre modification.

Comprendre néanmoins l’inertie des réponses habituelles soulève, peut être plus fondamentalement, la question de savoir pourquoi l’habitude s’impose comme un phénomène mental et comportemental aussi prégnant ; pourquoi, en d’autres termes, l’acteur semble si prompt à recourir aux mécanismes de l’habitude. C’est vers cette interrogation qu’il nous faut maintenant nous tourner.