2.1.2. L’interprétation évolutionniste de Heiner : les habitudes comme produit de l’incertitude

Heiner [1983] jette les bases d’un cadre analytique des plus novateurs dont la vocation ne serait, à en croire l’auteur, rien moins que de reformuler l’essentiel des résultats de la théorie économique.496 Un débouché des plus immédiats de ce cadre analytique alternatif conduit à rendre compte de l’ubiquité des réponses habituelles. Afin d’appuyer notre présentation des travaux de Heiner, il est utile d’évoquer le paradigme expérimental que l’auteur lui même (Heiner [1986]) tient pour source d’inspiration, à savoir : le paradigme psychologique de la détection du signal. Les expériences constitutives de ce paradigme ont pour objectif d’analyser les facultés sensorielles et, plus généralement, les capacités de reconnaissance, de détection, de stimuli-types, propres à un sujet expérimental donné. Prenons ici pour référence les expériences mettant en jeu la reconnaissance d’un signal sonore dont l’identification est entravée par la présence d’un bruit de fond. La tâche expérimentale consiste, pour le sujet, à faire état, à bon escient, de la présence du signal. L’expérimentateur contrôle : 1) l’intensité du bruit-parasite ou, plus précisément, le niveau du ratio signal/bruit, d, qui régule le caractère plus ou moins saillant du signal 2) la probabilité de présence du signal, µ, 3) le niveau de gain (g = gain)/perte (l = loss) associé à une suggestion de présence correcte/erronée du signal.

A l’intérieur de ce cadre expérimental, il est possible de mettre à jour, sur une base fréquentialiste, différentes probabilités. Il s’agit, pour ce faire, de multiplier à paramètres inchangés les essais avec un même sujet. On parvient ainsi, en particulier, à déterminer p (S/s) et p (S/n), soient les probabilités conditionnelles de détecter (S) le signal sachant qu’il est effectivement présent (s), d’une part, et de le détecter (S) sachant qu’il n’est, en fait, pas présent (n). De même peut-on déterminer leur complément respectif : p (N/s) et p (N/n) -où N = indiquer ne pas détecter le signal. En faisant maintenant varier, à conditions identiques d’audition, soit µ, soit le ratio l/g, ce sont diverses valeurs de ces mêmes probabilités conditionnelles qui peuvent être calculées. L’expérimentateur se voit, de la sorte, en mesure d’établir des courbes (en reliant différents points) qui résument les ’caractéristiques opérationnelles du récepteur’ (’receiver operating characteristics’) : les courbes COR (cf. schéma p. 312497).

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Le cadre expérimental ainsi décrit conduit Heiner [1986] à formuler les quatre conclusions suivantes : 1) chaque point le long d’une courbe COR donnée révèle le niveau des facultés de détection du sujet ; ces facultés sont d’autant plus fines que p (S/s) est élevé et p (S/n) est faible ; aussi le ratio p (S/s) / p (S/n), qui correspond graphiquement à la pente des segments reliant l’origine à un point donné sur la courbe COR, permet-il de rendre compte du degré de ’fiabilité’ (’reliability’) du sujet, et les courbes COR peuvent-elles être conçues comme des ’courbes de fiabilité’ ; 2) les courbes COR sont communément concaves, de sorte que la pente des segments reliant l’origine aux points de la courbe, et partant, le niveau de fiabilité des détections, s’élèvent à mesure que les points considérés se rapprochent de l’origine ; une fiabilité accrue va ainsi communément de paire avec une réduction du taux de réponses S (c’est-à-dire du ratio S/[S+N]), que le signal soit par ailleurs présent ou non ; 3) la modification des conditions d’audition (l’évolution du ratio signal/bruit, d) peut affecter de façon systématique la fiabilité des réponses du sujet ; en particulier, lorsque d s’accroît, on constate une inflexion des courbes COR vers l’angle nord-ouest de la boîte de probabilités (cf. schéma p. 313498) ; les remarques formulées en 2) demeurent valides, mais il apparaît, sans surprise, qu’un niveau de fiabilité donné peut être atteint, à mesure que les conditions d’audition s’améliorent (d croît), sur la base d’un taux de réponses S supérieur ; 4) quelle que soit la valeur de d retenue, un rapport l/g supérieur ou/et une probabilité (de présence du signal) µ inférieure entraîne(nt) une baisse systématique du taux de réponses S, qui résulte en une augmentation non moins systématique de la fiabilité des détections du signal (soit en une hausse du ratio p (S/s)/p (S/n)).

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La perspective initiée par Heiner [1983] consiste précisément à étendre la sphère d’application du cadre expérimental à l’instant présenté. L’auteur considère en effet que nombres de situations-problème placent l’individu et, plus généralement l’organisme, face à l’alternative suivante : adopter un comportement, a, versus ne pas adopter le comportement en question. Il existe en outre, généralement, des circonstances telles que notre individu peut capturer un gain relatif g s’il délaisse son répertoire comportemental usuel au profit du comportement a ; à défaut de voir de telles circonstances réunies, il encourt, en sélectionnant a, une perte relative l. Le caractère communément conflictuel de l’alternative signalée résulte de l’état d’incertitude dans lequel se trouve souvent l’individu. Les indications dont il peut disposer ne lui permettent pas, en règle générale, de déterminer avec certitude si, oui ou non, les circonstances favorables sont réunies.

Au gré des dénouements qui marquent les confrontations répétées de l’individu avec ces diverses situations-problème, marquées du sceau de l’incertitude, émergent des ’probabilités comportementales’.499 Heiner [1986] précise, toutefois, qu’à l’instar du sujet amené à participer à une tâche de reconnaissance de stimuli-types, l’individu évoluant dans son environnement écologique n’aura pas nécessairement (et, même, pas généralement) conscience de l’existence de telles probabilités. Pour autant le parallélisme qui unit conditions expérimentales et conditions écologiques ne va pas sans trouver ses limites. L’environnement écologique se différencie, en effet, à un titre fondamental de l’environnement expérimental : dans le cadre de cet environnement ’naturel’, nul paramètre ne se voit pré-spécifié. Les diverses grandeurs probabilistes, aussi bien que les niveaux de g et l, se dessinent au fil des interactions individu/environnement.500

L’incertitude (U), qui constitue une caractéristique saillante de ces interactions, contribue tout particulièrement à forger le contexte quantitatif implicite du comportement. Aussi, dans la formulation générique que retient Heiner [1983, 1986], les probabilités conditionnelles de sélectionner a sachant que le moment est réellement opportun (notées r = ’right’) ou qu’il ne l’est pas (notées w = ’wrong’), de même que les probabilités que les circonstances soient effectivement favorables (µ) ou ne le soient pas (1-µ) ou encore les valeurs respectives de g et l, se voient exprimées comme des fonctions de U. Cette incertitude, affirme l’auteur, est la résultante d’un écart entre les compétences dont dispose l’individu (l’organisme) et la difficulté qui caractérise son environnement.501 L’incertitude émerge, selon la terminologie de l’auteur, en tant que produit d’un ’Competence-Difficulty Gap’. Une appréhension subjectiviste et relativiste du concept qui ne va pas sans rappeler en fait l’interprétation simonienne, où l’incertitude est fonction du rapport qui prévaut entre l’étendue des aptitudes cognitives du sujet, d’une part, et la complexité de l’environnement considéré, d’autre part.502

La grille de lecture que Heiner est ainsi conduit à suggérer, sur la base notamment de travaux menés en psychologie, ne présenterait guère d’intérêt si l’auteur ne l’avait pas dotée d’un principe actif. Dans son article pionnier, ’The origin of predictable behavior’ (Heiner [1983]), l’auteur fait l’hypothèse que le contexte quantitatif qui découle des interactions de l’individu avec son environnement affecte de manière systématique (prévisible) le comportement individuel. Au coeur de cette affirmation gît le présupposé suivant : la fréquence d’utilisation d’une réponse comportementale s’établit à un niveau tel que l’organisme puisse, en moyenne, en tirer avantage. Dans le but de formaliser cette intuition, Heiner [1983] détermine le niveau de fiabilité dont doit faire preuve un individu dans ses sélections d’un comportement a donné, afin que le recours à ce comportement lui soit globalement profitable. Il en vient ainsi à énoncer la ’condition de fiabilité’ (’reliability condition’) suivante :

[r (U) / w (U)] > T,

avec T = [l (U) / g (U)] . [1 - µ (U) / µ (U)]

Le niveau de fiabilité des sélections du comportement a doit donc excéder T pour que l’individu puisse, en moyenne, tirer avantage de l’inclusion du comportement en question dans son répertoire de réponses.

Heiner [1986] livre l’interprétation la plus large de cette ’condition de fiabilité’. L’auteur se propose ainsi d’étendre le domaine de pertinence des courbes de fiabilité et des représentations graphiques qui leurs sont associées depuis le contexte expérimental vers le contexte écologique. Par analogie avec le paradigme expérimental de la détection du signal, Heiner suppose en particulier qu’à mesure que s’élève, à conditions d’incertitude données, la fréquence d’utilisation du comportement a, le niveau de fiabilité de ses sélections, le rapport r/w, va décroissant.503 Plus généralement, ce sont les diverses conclusions formulées par l’auteur au terme de sa présentation des expériences de détection de signal504 qui trouvent leurs contre-parties dans le cadre du contexte écologique.505 Graphiquement, différentes courbes de fiabilité, correspondant à différentes valeurs de U, mais aussi différentes droites symbolisant autant de valeurs de T peuvent être représentées afin de faire apparaître les implications du modèle (cf. schéma p. 316506).

Heiner [1986] examine l’impact des variations de U et/ou de T sur les fréquences d’utilisation de a. Il apparaît notamment que pour une courbe de fiabilité donnée, un accroissement de T réduit l’éventail des taux de réponses a compatibles avec le respect de la condition de fiabilité.507

Heiner [1983] fait usage de la condition de fiabilité, formulée à l’occasion de ce travail pionnier, afin d’examiner ce qui apparaît, au regard des présentations ultérieures, comme un cas limite. Les réflexions que suggèrent l’auteur n’en demeurent pas moins déterminantes, tant il est vrai que leur portée semble générale. Ainsi Heiner [1983] mobilise-t-il prioritairement la condition de fiabilité en vue d’expliquer pourquoi toute une classe de réponses comportementales, dans diverses situations-problème, ont une fréquence d’utilisation nulle alors même qu’elles pourraient permettre à l’individu (ou à l’organisme) de s’assurer un gain relatif parfois non-négligeable. Pour l’auteur, c’est la présence d’une ’incertitude authentique’ (’genuine uncertainty’) qui conduit l’individu (l’organisme) à restreindre son répertoire comportemental, à faire montre d’une ’flexibilité restreinte’ (pour reprendre les propres termes de l’auteur). L’état d’incertitude contribue, en effet, à réduire la fiabilité des réponses du sujet agissant (r/w). Or, il doit exister toute une gamme de comportements qui ne sont potentiellement avantageux que dans un nombre limité de circonstances (µ est faible). Aussi le sujet ne saurait-il bénéficier, généralement, de l’administration d’un répertoire comportemental par trop exhaustif. La propension à la rigidité sera donc d’autant plus marquée que l’insuffisance des compétences de l’organisme, au regard de la difficulté des situations-problème rencontrées, sera manifeste. Heiner ne manque pas, d’ailleurs, de signaler que l’échelle phylogénétique corrobore, à l’évidence, cette prédiction de la théorie.

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Dans l’ensemble, donc, les réponses habituelles et, plus généralement, les comportements guidés par des règles, émergent des contributions de Heiner en tant que concessions raisonnables aux aptitudes cognitives limitées de l’acteur individuel. Nous aurons l’occasion de revenir, plus loin508, sur les conclusions que l’on est en droit de tirer, quant au caractère plus ou moins rationnel des habitudes, de la référence aux mécanismes de l’évolution. Ce faisant, nous préciserons notre interprétation des travaux de Heiner. Mais laissons ici à l’auteur le mot de la fin : ’‘to satisfy the Reliabilty Condition, an agent must ignore actions which are appropriate for only ’rare’ or ’unusual’ situations. Conversely, an agent’s repertoire must be limited to actions which are adapted only to relatively likely or ’recurrent’ situations. Thus, a general characteristic of such a repertoire is that it excludes actions which will in fact enhance performance under certain conditions, even though those conditions occur with positive probability, µ > 0. We thus have a formal characterization of the pervasive association of both human and animal behavior with various connotations of ’rule-governed’ behavior, such as instinct, habits, routines, rules of thumb, administrative procedures, customs, norms and so forth. All of these phrases refer to some type of rigidity or inflexibility in adjusting to different situations as a universal qualitative feature of behavior’’ (Heiner [1983, p. 567]).

Notes
496.

Cf. aussi Heiner [1986, 1986a, 1988].

497.

Reproduit à partir de Heiner [1986, p. 63].

498.

Reproduit à partir de Heiner [1986, p. 66].

499.

Fort de sa présentation du paradigme expérimental de la détection du signal, Heiner [1986, pp. 67-8] conclut : ’The experiments suggest that probabilities (...) can be statistically well defined even though agents lack the competence to infer such probabilities from their own experience. (...) I beleive this to be a point of great importance for theorizing about behavior. (...) Because the (...) probabilities result from agents’ ongoing behavior (yet they are independent of whether agents can infer probabilitiy information), let us call them behavioral probabilities’.

500.

De sorte que g et l apparaissent comme des gains/pertes relatif/relatives moyens/moyennes.

501.

De même, donc, que dans le paradigme expérimental de la détection du signal l’état d’incertitude dans lequel se trouve le sujet est fonction de son acuité auditive, d’une part, et des caractéristiques de sa situation-problème, d’autre part (en l’occurrence de la valeur du ratio signal/bruit, d).

502.

Cf. Ch 4, § 2.1.1.2., supra.

503.

Au même titre donc qu’un taux de réponses S accru, dans le cadre des expériences de détection, conduit généralement, pour une valeur de d donnée, à une dégradation du niveau de fiabilité.

504.

Cf. les quatre conclusions rapportées ci-dessus.

505.

Cf. Heiner [1986, pp. 75-9].

506.

Reproduit à partir de Heiner [1986, p. 73].

507.

Soit la portion de la courbe de fiabilité comprise entre l’origine et le point d’intersection entre cette courbe et la droite T qui prévaut va en se réduisant.

508.

Cf. § 3.2., ce chapitre, infra.