2.2. La justification motivationnelle : la théorie leibensteinienne des ’zones d’inertie’

Si donc les auteurs comportementalistes, lorsqu’il s’agit de rendre compte du caractère prégnant des réponses habituelles, offrent essentiellement des arguments qui transitent par le constat de carences inhérentes aux aptitudes cognitives du sujet, le propos de Leibenstein en la matière se singularise du fait de la place accordée aux insuffisances d’ordre motivationnel. De même l’auteur se distingue-t-il de par la faiblesse du contenu psychologique que revêt son argument. Plutôt, la justification motivationnelle avancée par Leibenstein a ceci de particulier qu’elle recourt à des considérations psychologiques étrangères aux débats qui animent la psychologie, en tant que discipline académique. Ainsi, contrairement à Simon ou Heiner, Leibenstein ne prend appui sur aucune théorie, aucun concept et/ou aucun paradigme expérimental en vogue parmi les psychologues.

Le traitement du comportement habituel que nous livre Leibenstein s’insère dans le cadre, plus général, de sa théorie des ’zones d’inertie’ (’inert areas’, Leibenstein [1976, Ch 6 ; 1986, Ch 4]). Pour l’auteur, les rigidités comportementales, qu’elles soient la résultante de normes, de conventions, d’institutions ou, précisément, d’habitudes, dissimulent l’existence de zones d’inertie. Formellement parlant, si l’on envisage un comportement donné comme une fonction d’un certain nombre de variables, la présence de telles zones se révèle au travers de la relative insensibilité dont témoigne la réponse comportementale aux fluctuations des variables censées la déterminer. Pour illustrer ce point, supposons que la quantité q du bien x achetée par un consommateur ne dépende que de son prix p. Il existe, à un instant t, une courbe de demande traditionnelle, D, qui associe à chaque prix la quantité du bien x que notre consommateur serait prêt à acquérir au vu de calculs maximisateurs.509 Soient p* le prix en t, et q* la quantité correspondant au comportement de consommation optimal en t. Bien que le point ne soit pas explicite, le raisonnement de Leibenstein repose sur l’idée que la détermination de q* est un exercice pénible pour notre consommateur. Elle exige, en effet, un certain effort de calcul. C’est pourquoi l’auteur prédit l’apparition, en t+1, d’une zone d’inertie, dont l’existence se révèle, dans le cadre de la présente illustration, par le constat d’une insensibilité relative de q par rapport à p. Ainsi, dans le schéma placé ci-après510, le consommateur ne révise son comportement q* que si le prix du bien x sort de l’intervalle [p, p] (avec p<p*<p). Par ailleurs, Leibenstein pose comme un constat essentiellement exogène que l’ampleur de la zone d’inertie -ici, l’écart entre D et D- est une fonction croissante bornée de t. Un constat qui ne fait, en réalité, que traduire l’idée généralement admise que plus un comportement a été répété, plus il a de chance de l’être.

message URL SCHEM09.gif

Telle qu’on vient de la présenter, Leibenstein a semblé fournir deux interprétations distinctes et, en fait, contradictoires, de sa théorie des zones d’inertie. La présentation que retient Leibenstein [1976] donne à penser que celles-ci apparaissent en raison de l’existence de ’coûts du changement’, lesquels, en sus d’intégrer des coûts de décision traditionnels511, sembleraient prendre acte de certaines difficultés inhérentes à la coordination inter-individuelle des comportements.512 Tout semble dès lors se passer comme si l’inertie comportementale de notre consommateur n’était que le produit d’un calcul maximisateur qui endogénéiserait ces coûts du changement. Peu satisfait, sans doute, de la teneur apparente de sa présentation originelle, Leibenstein [1987] (ré)affirme l’aversion pour l’effort, en général, et l’aversion pour le calcul, en particulier, comme un postulat psychologique et physiologique fondamental.513 Il écrit : ’‘I no longer hold the position on inertia found in Beyond economic man, which gave the impression that individuals in inert areas do not move because they have taken into account the cost versus the advantage of moving and concluded that it is preferable not to move. In my current view it is only necessary to postulate that economic agents in inert areas do not move, within certain bounds. There is no special need to explain why. Rather, my view is that some degree of inertia is a basic psychological and physiological condition. It usually does not depend on any conscious calculation of the costs of moving against its advantage’’ (Leibenstein [1987, p. 40, nbp 3]). Dans cette perspective, il apparaît que notre consommateur, après avoir mené jusqu’à son terme une procédure de calcul ’douloureuse’, en viendrait à se laisser engourdir par sa propension naturelle à ne pas calculer. Il s’en remet alors à ce type spécifique de procédure non-calculée qu’est l’habitude.

Notes
509.

L’idée que notre consommateur mène effectivement les calculs nécessaires à la détermination de D est -ainsi qu’on va le voir- fondamentalement incompatible avec l’approche leibensteinienne. Bien que l’auteur ne détaille pas suffisamment sa perspective, celle-ci doit toutefois présupposer l’existence virtuelle d’une telle courbe de demande (même si le consommateur n’a pas lui-même connaissance de cette courbe !).

510.

Reproduit à partir de Leinbenstein [1987, p.39].

511.

Cf. Ch 5, § 3.1.2., supra.

512.

Ainsi, dans l’exemple de notre consommateur, celui-ci doit tenir compte non seulement des coûts de calculs nécessaires à la détermination du nouvel équilibre, mais aussi des réactions des autres membres du foyer.

513.

On se souviendra avec intérêt que le ’degré d’intensité du calcul’ n’est, pour Leibenstein [1976], qu’une dimension parmi d’autres du vecteur ’degré de soumission aux contraintes’ (lequel vecteur intervient dans la détermination du degré d’effort -et, partant, du degré de rationalité- qui assure l’équilibre psychique d’un individu donné). On le voit donc, à l’occasion de ses travaux ultérieurs (Leibenstein [1985, 1987]) l’auteur en est venu, pour l’essentiel, à ne plus considérer que la seule composante ’degré d’intensité du calcul’, et la seule relation degré d’intensité du calcul-degré d’effort. Le ’postulat fondamental’ qu’évoque l’auteur dans la précédente citation repose, selon nous, sur l’idée d’une aversion spontanée de l’individu pour l’effort. Pour Leibenstein [1976], cette aversion se manifeste, chez l’individu, à travers le désir spontané de retenir un ’degré de soumission aux contraintes’ le plus faible possible. Par la suite, donc, cette aversion pour l’effort se voit réduite à la seule aversion pour le calcul.