3.1.1. Le modèle de Stigler & Becker [1977]

L’approche économique standard a très largement négligé le rôle des habitudes en tant que mécanisme cognitif à l’origine de la sélection des comportements. C’est précisément ce constat qui nous a conduit à placer la perspective d’une ’flexibilité cognitive maximale’ au rang des prémisses du modèle standard. La rationalité du comportement semble bien, pour le théoricien standard, invariablement résulter d’une démarche préalable réfléchie, généralement perçue comme consciente, qui voit le décideur engagé dans un processus visant à apprécier les caractéristiques de la situation-problème rencontrée, à définir le cadre options/conséquences pertinent. Sans donc qu’il s’efforça véritablement d’en rendre compte, c’est à l’exercice d’une rationalité procédurale ou calculée, relevant du domaine de la décision, que le théoricien standard attribue la perspective de comportements, de résultats, optimaux.514

Certes, à un niveau superficiel d’analyse, l’approche économique standard peut aisément intégrer l’habitude, envisagée en tant que rigidité comportementale. Aussi longtemps que l’environnement (et les préférences) demeure(nt) inchangé(s), la procédure d’optimisation ne peut en effet conduire un individu donné qu’à sélectionner, de façon récurrente, une seule et même réponse comportementale. Mais une telle perspective, triviale, conduit à omettre une dimension incontournable des réponses habituelles. Si celles-ci s’expriment bien, en effet, sous la forme de rigidités comportementales, leur caractère distinctif réside tout autant dans la présence de rigidités cognitives. Les réponses habituelles présupposent l’abandon de toute démarche approfondie de réexamen des conditions du choix. Une fois établie, l’habitude se déploie comme suite d’un processus rapide et superficiel de ’reconnaissance’. La présence de quelques stimuli caractéristiques suffit à enclencher la réponse habituelle. C’est de ce renoncement à la flexibilité cognitive que le théoricien désireux d’accommoder le caractère si prégnant des réponses habituelles dans le cadre d’analyse standard se doit également de rendre compte...

De fait, on trouve divers éclairages pseudo-comportementalistes ayant prétention à pleinement intégrer le concept d’habitude. A l’instar des (ré)interprétations de la thèse du satisficing, ces éclairages opèrent par le truchement du concept de ’coûts de décision’. Il en va ainsi de la présentation que retiennent Stigler & Becker [1977] dans un article, au demeurant bien connu, intitulé : ’De gustibus non est disputandum’. Les auteurs y invitent à considérer les mérites respectifs de la flexibilité cognitive inhérente à la décision, d’une part, et de la rigidité cognitive inhérente à l’habitude, d’autre part, tels qu’ils peuvent être appréciés dans un ’cadre situationnel local-récurrent’.515 De telles comparaisons semblent devoir naturellement s’inscrire, en effet, sur fond d’une ’méta-situation-problème’ consistant en une classe de situations-problème approximativement similaires. Le ’cadre situationnel local-singulier’ qui accueille l’interprétation pseudo-comportementaliste de la thèse du satisficing n’est tout simplement pas approprié. Dans ces conditions, les mérites respectifs des réponses flexibles et rigides peuvent être significativement appréciés au regard d’une évaluation de la performance globale moyenne à laquelle chacun de ces modes de réponse est susceptible de conduire.

Le maintien d’une attitude cognitive flexible permet à l’acteur d’adapter ses réponses comportementales au gré des évolutions de son environnement. Il lui est de la sorte possible de s’assurer un flux de performances qui réalise pleinement son potentiel. Ce flux de performances se voit néanmoins grevé de par la prise en compte des coûts psychologiques et/ou économiques induits par les opérations de recueil et/ou de traitement de l’information propres à l’activité de décision. L’avantage relatif de la rigidité cognitive tient précisément à ce qu’elle offre à l’acteur qui s’y soumet la possibilité d’économiser, pour l’essentiel, ces différents coûts d’examen/réexamen. Selon Stigler & Becker [1977], l’habitude peut émerger, au regard de ce cadre situationnel local-récurrent, dès lors que le gain additionnel qui résulte du maintien d’une attitude flexible ne couvrirait pas l’intégralité des coûts de décision encourus. Reprenons brièvement la présentation des auteurs.

D’application générale, la perspective suggérée par Stigler & Becker [1977] se voit illustrée au travers de l’examen du comportement d’un consommateur qui endogénéiserait, de façon optimale, les coûts de recherche d’une information sur les prix.516 La situation-problème canonique (récurrente) de notre consommateur est, dans le cadre de ce modèle de ’search’, l’acte d’achat d’un bien donné, renouvelé sur T périodes. Deux possibilités s’offrent à lui afin de gérer cette tâche répétitive. Le consommateur peut choisir, une fois pour toute, de mener systématiquement une recherche afin d’identifier, à chaque début de période, le prix p* le plus intéressant compte tenu des coûts de recherche C encourus.517 Dans cette première éventualité, il conserve invariablement une attitude cognitive flexible. Mais le consommateur peut préférer s’en remettre à une deuxième stratégie qui le conduirait tantôt à se lancer dans une opération de recherche, tantôt à s’en remettre au prix proposé par le fournisseur retenu au terme de la dernière phase de recherche. Cette seconde éventualité, susceptible d’accoucher d’une forme de rigidité cognitive, suppose du consommateur qu’il ait déterminé préalablement la fréquence optimale, r, des phases de recherche, où r = T/K avec K le nombre de recherche. Outre sa connaissance des coûts de décision, le consommateur prend acte, dans ses calculs, de ce qu’en l’absence de démarche active de sa part le prix du bien considéré s’accroît, à chaque période, de µ%. Dans cette perspective, le consommateur choisit r tel que le coût total518 moyen soit minimisé. Sous ces hypothèses r = √(2C/µp*).

Dans le cadre du modèle proposé, Stigler & Becker [1977] n’ont pas de mal à montrer que le consommateur a toujours avantage, pour peu qu’il soit en mesure de déterminer la valeur r optimale, à déployer la seconde stratégie. Ainsi, la perspective d’actes d’achats rigides mérite-t-elle toujours, a priori, d’être envisagée. La première stratégie n’apparaît même en fait, sous les hypothèses retenues, que comme un cas limite de la seconde. Le plus souvent, il sera avantageux pour le consommateur de choisir r > 1. Au regard du résultat signalé plus haut, il ressort que la phase de rigidité cognitive et comportementale, déterminée par la valeur de r, sera d’autant plus durable que le coût de recherche C est élevé, et que le taux de renchérissement des prix µ est faible. Forts d’une telle analyse, les auteurs peuvent écrire : ’The making of decisions is costly, and not simply because it is an activity which some people find unpleasant. In order to make a decision one requires information, and the information must be analyzed. The costs of searching for information and of applying the information to a new situation are such that habit is often a more efficient way to deal with moderate or temporary changes in the environment than would be a full, apparently utility-maximizing decision’ (Stigler & Becker [1977, p. 82], nous avons ajouté les italiques).519 En dépit donc des apparences, ce sont les réponses habituelles (la rigidité cognitive) et non les réponses décisionnelles (la flexibilité cognitive) qui permettent, parfois, de garantir la maximisation de l’utilité individuelle. Le recours aux habitudes peut donc recevoir un fondement rationnel.

Notes
514.

Cf. Ch 2, § 1.3.3., supra.

515.

Cf. Ch 5, § 2.1.2. & 3.2.2., supra.

516.

On peut ainsi aisément comparer le modèle de Stigler et Becker avec l’illustration de la théorie leibensteinienne des zones d’inertie que l’on a présentée plus haut.

517.

Les auteurs font l’hypothèse que l’étendue -et donc le coût- de la recherche est fixe pour chaque période. Dans la mesure, par ailleurs, où aucune incertitude sur les résultats du ’search’ n’est supposée (p* = f(s), avec s fixe -où s est l’étendue du search-), toute démarche de recherche permet au consommateur d’identifier un seul et unique prix p*.

518.

Il s’agit du prix acquitté augmenté du coût de la recherche d’information sur le prix.

519.

Où l’on retrouve assez bien, dans ce propos des auteurs, la perspective d’une double opposition entre, coûts psychologiques et coûts économiques, d’une part, et coûts d’information et coûts d’analyse, d’autre part...