3.1.2. La sélection de réponses habituelles comme expression particulière de la thèse du satisficing

La stratégie déployée par Stigler & Becker [1977], afin d’établir la compatibilité entre hypothèse de rationalité et prégnance des réponses habituelles, se révèle donc comparable à la démarche qui anime l’interprétation pseudo-comportementaliste de la thèse du satisficing. Pour le théoricien versé aux raisonnements standards, mais néanmoins désireux de considérer les régularités empiriques consignées par le comportementaliste authentique, il s’agit de réexaminer, dans un cas comme dans l’autre, des propensions apparemment sous-optimales à l’aune des coûts induits par l’activité de décision. Le parallélisme des démarches en jeu est tel que Conlisk [1988, 1996] ne semble pas même juger nécessaire de traiter, de façon distincte, les problématiques soulevées par l’opposition entre satisficing et optimizing, d’une part, et habitude et décision, d’autre part. Pour l’auteur, en effet, recourir à un mode de réponse habituel, face à une situation-problème donnée, équivaut à sélectionner une option satisfaisante. Bien que l’argument précis de Conlisk soit quelque peu vicié, son principe d’ensemble ne manquera d’apparaître séduisant aux yeux du pseudo-comportementaliste.

La perspective esquissée par Conlisk se révèle, certes, difficilement compatible avec les travaux issus du coeur de la nébuleuse comportementaliste. De façon générale, il faut le rappeler, l’opposition entre satisficing et optimizing520 relève essentiellement, pour Katona, Leibenstein ou encore Simon, du domaine de la décision. Mobiliser la thèse du satisficing conduit à faire valoir que l’acteur engagé dans une démarche de résolution de problème consciente et réfléchie s’en tiendra fréquemment à un résultat jugé satisfaisant, plutôt que de viser invariablement une solution optimale. Les développements consacrés par le comportementaliste authentique aux réponses habituelles, en tant qu’elles s’opposent précisément aux réponses décisionnelles, se révèlent donc, sous cet angle, largement indépendants de ses discussions de la thèse du satisficing. Quant il en va de leur nature respective, ces deux propensions à la rigidité qui trouvent à s’exprimer, pour l’une en matière cognitive, pour l’autre en matière motivationnelle, ne se voient rapprochées que de manière limitée et, somme toute peu manifeste.

Ainsi les mécanismes du satisficing et, plus spécifiquement, la logique des seuils d’aspiration, paraissent-ils bien timidement déborder le domaine de la décision pour influer sur la dynamique des habitudes. D’abord celles-ci s’imposent, souvent, en tant que produit cristallisé d’opérations de résolution de problème ou de décisions passées. A ce titre, elles doivent sans doute constituer, communément, des ’réponses satisfaisantes’. Ensuite il faut, pour que se maintiennent les habitudes, qu’elles permettent peu ou prou d’assurer la préservation de ce niveau de résultat satisfaisant : au-delà d’un certain seuil d’inadéquation, l’acteur finira par juger nécessaire de procéder au renouvellement des habitudes en vigueur. Mais si une lecture comportementaliste authentique semble donc n’autoriser qu’un niveau de recouvrement modeste entre les réflexions consacrées, sous l’angle de leur nature, aux mécanismes du satisficing, d’une part, et de l’habitude, d’autre part, le recours à une perspective pseudo-comportementaliste permet effectivement d’intégrer très largement ces mêmes réflexions. De ce point de vue, en effet, l’opposition entre habitude et décision peut bel et bien apparaître comme une expression particulière de l’opposition entre satisficing et optimizing. Encore faut-il que certaines caractéristiques propres aux domaines d’application respectifs de ces oppositions ne soient pas négligées.

Il convient de garder à l’esprit que les débats relatifs à la rationalité des rigidités qui semblent affecter, à un niveau général d’analyse, les vecteurs motivationnels du comportement, d’une part, et ses vecteurs cognitifs, d’autre part, ne prennent pas place dans les mêmes cadres situationnels. Pour autant que l’on considère la thèse du satisficing, ces débats se voient généralement menés dans un cadre ’local-singulier’ : il s’agit d’appréhender, au cas par cas, des situations-problème perçues comme autant d’enjeux isolés.521 Quant il en va néanmoins du rôle des habitudes, ces mêmes débats semblent devoir naturellement s’inscrire dans un cadre situationnel ’local-récurrent’ : ce ne sont plus, cette fois, des situations-problème singulières, mais des situations-problème allant par classe qu’il s’agit de considérer en tant qu’enjeux, là aussi, isolés.522

A ce stade se révèlent les limites du traitement monolithique particulier auquel Conlisk [1988, 1996] semble convier, car l’auteur manque de proposer une imbrication adéquate des cadres situationnels singuliers et récurrents. Contrairement au modèle de coûts d’information avancé par les deux membres de l’école de Chicago, le modèle de coûts d’analyse suggéré par Conlisk ne parvient pas à intégrer cette rigidité cognitive qui, pourtant, caractérise en propre les réponses habituelles. Le décideur dépeint par l’auteur se contente en effet de procéder à une endogénéisation, au cas par cas, des coûts de décision encourus. Les comportements peuvent dans ces conditions demeurer inchangés comme suite de simples décisions répétées qui conduiraient l’individu, constatant régulièrement que le manque à gagner en termes de performance potentielle est inférieur aux coûts de décision encourus, à reproduire rigidement la réponse initialement retenue.

Les faiblesses du traitement suggéré par Conlisk résultent, en définitive, de ce que l’auteur semble vouloir réduire tout cadre situationnel local-récurrent à un chapelet de cadres singuliers. Or si le pseudo-comportementaliste souhaite ramener l’opposition entre habitude et décision à un cas particulier de l’opposition entre satisficing et optimizing, c’est pour ainsi dire une perspective inversée qu’il lui faut retenir. Tout cadre local-récurrent ne devrait pas être pensé comme impliquant, à la manière de Conlisk, une multitude de contextes situationnels singuliers, mais comme constituant, à la manière de Stigler et Becker, un seul et unique, mais néanmoins vaste, cadre local-singulier. Les considérations à l’origine de l’émergence d’un pattern de réponse habituel seraient de la sorte semblables à celles qui voient le décideur opter pour une solution satisfaisante, à cette nuance près qu’elles mettraient en jeu des calculs assurant, en amont, la comparaison entre des coûts de décision et des gains potentiels attachés à l’occurrence non pas d’une réponse ponctuelle mais d’une série de réponses. A condition, donc, que ces calculs qui marquent la genèse des habitudes du sceau de l’optimal, du rationnel, soient supposés menés une fois pour toute, s’en remettre à l’influence des habitudes équivaut, d’un point de vue pseudo-comportementaliste, à sélectionner une réponse en apparence satisfaisante.

L’introduction de la catégorie des coûts de décision au sein des réflexions d’essence pseudo-comportementaliste se révèle en mesure d’offrir une perspective unifiée des rigidités qui marquent les vecteurs motivationnels et cognitifs du comportement. Cette unification procède fondamentalement sur le mode de la décision et du calcul, et donne lieu à des ajustements optimalement appropriés aux caractéristiques des situations-problème rencontrées. A un niveau général, c’est la nature récurrente ou, au contraire, singulière de ces situations qui oriente, le cas échéant, le décideur vers les mécanismes, ici du satisficing, là de l’habitude. A un niveau plus spécifique, c’est l’ampleur des coûts de décision encourus qui se révèle déterminante. De ce point de vue, le rôle prépondérant que semblent jouer les mécanismes évoqués peut être, aux yeux du pseudo-comportementaliste, avec d’autant plus d’aisance anticipé que l’on replacerait son propos dans un cadre situationnel global, et non plus simplement local (Becker [1976, Ch 5], Winston [1987, 1989]).

Ainsi, c’est sans doute prioritairement au regard de la problématique suscitée par la question de l’allocation d’un temps, d’une attention ou d’un effort strictement contingenté, parmi des activités concurrentes, que semble devoir s’imposer le recours à des réponses habituelles et/ou satisfaisantes. Dans une optique pseudo-comportementaliste, ce constat conduit à affirmer que la prégnance de tels modes de réponse résulte, certainement, non pas tant de l’endogénéisation des coûts directs de l’activité de décision 523 que de la prise en compte de ses coûts indirects. 524 Si elle n’est pas indispensable au pseudo-comportementaliste, qui peut aussi bien voir dans la décision une activité coûteuse mais essentiellement a-temporelle, cette concession au réalisme, parce qu’elle accroît systématiquement le poids des coûts de décision, lui permet de mieux rendre compte de la prégnance des rigidités motivationnelles et cognitives. Nonobstant cette éventuelle concession, dont Winston [1987, 1989] après Becker [1976, Ch 5] s’efforce de tirer les implications525, l’acteur reste plus que jamais maître de ses orientations comportementales. Le caractère irrationnel, ou rationnellement limité, des mécanismes de l’habitude comme du satisficing n’est que simple apparence. La perspective d’une rationalité qui serait tout autant substantiellement que procéduralement optimale se voit, sans concession, maintenue.

Notes
520.

Ou entre rigidité et flexibilité, en matière motivationnelle.

521.

Cf. notre chapitre précédent.

522.

C’est bien sûr la démarche retenue par Stigler & Becker [1977], mais aussi par Heiner [1983].

523.

A savoir les coûts psychologiques et/ou économiques induits par les opérations de recueil et/ou de traitement de l’information.

524.

A savoir les coûts d’opportunité de l’activité de décision, propres à l’usage alternatif que pourrait recevoir le temps, l’attention ou l’effort consacré par le décideur à cette activité.

525.

Cf Ch 5, § 3.2.2., supra.