3.2.1. Le nécessaire et le rationnel

Il faut, pour bien saisir la tension entre nécessité et rationalité, appréhender ce dernier concept sous son versant procédural526, puisqu’au domaine du nécessaire peut alors se voir associer une absence relative de maîtrise, le poids d’une certaine contrainte ou encore d’une spontanéité qui tranche avec le contrôle, la liberté ou le caractère réfléchi que l’on associe traditionnellement aux processus raisonnés. Or, en ce sens, il apparaît au travers de leurs interprétations respectives de ces propensions rigides auxquelles renvoient les mécanismes du satisficing et de l’habitude, que les comportementalistes authentiques se placent assez nettement du côté du pôle nécessité, là ou les pseudo-comportementalistes collent au plus près du pôle rationalité. Pour Leibenstein, March, Simon, ou, plus encore, Heiner, ces propensions ne révèlent en effet que secondairement le poids d’ajustements, d’arbitrages, délibérés. Plutôt, elles se doivent d’être envisagées comme produit d’une adaptation phylogénétique par où l’acteur peut s’accommoder des limitations qui affectent ses aptitudes, motivationnelles et/ou cognitives.

Ainsi, sans exclure que les zones d’inertie puissent se voir confortées par le jeu de calculs qui endogénéiseraient les ’coûts du changement’527, c’est bien leur interprétation psychologique/physiologique que Leibenstein [1987] entend privilégier. De même, March & Simon [1958], lorsqu’il s’agit de rendre compte de la prégnance des habitudes et autres routines, concèdent-ils un certain rôle aux ’coûts d’innovation’, tout en prenant soin de le circonscrire étroitement. Ils écrivent : ’‘Individuals and organizations give prefered treatments to alternatives that represent continuation of present programs over those that represent change. But this preference is not derived by calculating explicitly the costs of innovation or weighing these costs. Instead persistence comes about primarily because the individual or organization does not search for or consider alternatives to the present course of actions unless that present course is in some sense ’unsatifactory’’’ (March & Simon [1958, p. 173], italiques notres).

Les arbitrages réfléchis, fussent-ils implicites, ne viendraient donc au mieux que renforcer une propension naturelle qui conduirait l’acteur, parce que doté d’aptitudes limitées, à développer des répertoires de réponses habituelles, de même qu’elle l’amènerait à exprimer ses objectifs sous la forme de seuils d’aspiration. De par sa nature, l’Homme serait, en somme, un ’rule-follower’, mais aussi un ’satisficer’. Sans doute le substrat biologique des mécanismes de l’habitude et, partant, leur caractère de nécessité, doivent-ils apparaître tout particulièrement évidents. Peut-on nier, en effet, que ces mécanismes soient éminemment irrésistibles ? Pour autant, il faut se garder de négliger l’origine phylogénétique des mécanismes du satisficing, car la logique des seuils d’aspiration et, au-delà, la nature relative des jugements évaluatifs, imprègnent avec force la psyché individuelle. Quand il s’agit, donc, d’apprécier les réflexions que consacre le comportementaliste aux mécanismes du satisficing, d’une part, et de l’habitude, d’autre part, en tant qu’ils sont envisagés sous l’angle non pas de leur nature mais de leur fonction respective, ces mécanismes méritent d’être clairement rapprochés. Aussi se propose-t-on, dans le tableau placé ci-après (page à suivre), de répertorier succinctement les vertus de ces deux propensions à la rigidités, telles qu’elles peuvent apparaître au regard des défaillances inhérentes aux aptitudes motivationnelles et cognitives du décideur/acteur. On réintègre ici certains traits plus qualitatifs, rencontrés au cours de nos chapitres précédents.

Notes
526.

Un versant qui renvoie, dans les termes de March [1978], à l’exercice d’une rationalité dite ’calculée’.

527.

Leibenstein [1987, p. 40, nbp 3] suggère que les zones d’inertie ne reposent ’généralement pas’ sur de tels calculs.