3.2.2. Le rationnel et le raisonnable

Les précédentes considérations nous offrent une connexion, somme toute directe, vers cet autre contraste que l’on suggère d’opérer entre les domaines du raisonnable (ou de la rationalité limitée), d’une part, et du rationnel (ou de la rationalité optimale), d’autre part.528 C’est ici le versant substantiel du concept de rationalité qu’il convient de privilégier. Pour certains, à l’instar de Becker [1976, Ch 1, 1987] ou de Kagel et al. [1981]529, l’arrière-plan évolutionniste auquel nous paraît renvoyer l’interprétation comportementaliste des mécanismes de l’habitude comme du satisficing ne peut manquer, en effet, de plaider en faveur de l’hypothèse de rationalité. Si ces mécanismes sont le produit de l’évolution, n’est-ce pas sans doute qu’ils dissimulent quelque arbitrage optimal entre telle dimension représentative de la catégorie des coûts et telle autre des avantages ? Récurrent, lancinant même, cet argument selon lequel les processus de sélection garantiraient l’optimalité du comportement ouvre vers un ultime espace de controverses, d’une portée toute particulière. Face à cet argument, la riposte comportementaliste semble s’être déployée sur trois fronts.

Les limites de la flexibilité de
l’acteur
Les limites
des aptitudes du décideur
Satisficing Habitude

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Limitations quant à la capacité à recueillir une information précise et cohérente sur ses propres préférences Les mécanismes du satisficing trouvent souvent à s’exprimer au travers d’une application de la règle de conjonction. Or, cette procédure non-compensatoire est bien plus simple à déployer que ne l’est la procédure de sommation linéaire pondérée, associée à l’idéal du consommateur lancasterien (Earl |1990]). Les habitudes, lorsqu’elles découlent d’arbitrages initiaux peu réfléchis, évitent à l’individu de s’interroger sérieusement sur ses préférences. C’est ainsi que de très nombreuses habitudes de consommation relèveraient d’une forme de conditionnement (Katona |1951, 1975]).
Limitations quant à la capacité à mettre à profit l’information préférentielle recueillie sous la forme de comportements Il est moins exigeant, pour le décideur, de rechercher une solution satisfaisante, confortable que de viser l’optimum. Les mécanismes du satisficing économisent l’énergie motivationnelle du décideur (Leibenstein [1976, 1987]). Les habitudes ne sollicitent guère l’énergie motivationnelle de l’acteur (Leibenstein [1976, 1987]). Par ailleurs, favoriser le développement d’habitudes est un moyen de dépasser les difficultés suscitées par les faiblesses de la volonté (James [1890]).





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Limitations quant à la capacité à recueillir de l’information relative aux caractéristiques d’une situation-problème Trouver une solution satisfaisante demande moins d’informations que n’en exige la quête de l’optimum (Simon [1955]). Par ailleurs, en l’absence d’information préalable sur le domaine des possibles, il peut paraître fonctionnel de se contenter d’une solution qui remplisse certains critères (Simon [1956]). Face à l’incertitude qui résulte de la faiblesse des compétences du sujet relativement aux intrications qui marquent sa situation-problème, il peut être fonctionnel pour le sujet de restreindre son répertoire de réponses afin de garantir un niveau de fiabilité suffisant (Heiner [1983]).
Limitations quant à la capacité à traiter, à mettre à profit, l’information brute recueillie Le décideur qui s’efforce de trouver une solution satisfaisante sera conduit à traiter moins d’informations, à procéder à moins de computations que s’il s’était proposé de trouver la solution optimale (Simon [1955]). Les habitudes, parce qu’elles reposent sur des rigidités cognitives inconscientes, permettent d’accomplir différentes tâches sans que l’attention du sujet soit essentiellement grevée. Ainsi celui-ci peut-il disposer de ses ressources attentionnelles afin de répondre à d’autres sollicitations (James [1890], Simon [1947]).

On doit la plus large de ces contre-offensives à l’érudition remarquable d’un Paul J. Schoemaker qui, dans une contribution intitulée ’The quest for optimality : a positive heuristic of science ?’ (Schoemaker [1991]), ne fait rien moins que mettre en question le ’principe d’optimalité’, dont l’hypothèse de rationalité est une expression parmi d’autres. Physique, chimie, biologie ou donc, encore, économie, du fait même de la généralité de ses applications le principe mérite, à tout le moins, d’être considéré avec précaution. En effet, s’il peut constituer une heuristique puissante, son emploi s’accompagne aussi de quelques biais. S’inspirant de la teneur générale du propos de Kahneman et Tversky, aussi que de bien des résultats classiques de la psychologie530, Schoemaker met en exergue quatre de ces biais.

Le biais d’attribution traduit cette propension, par trop systématique, qu’a le scientifique de voir dans l’optimalité un trait inhérent au phénomène, à l’objet ou à la réalité par lui modélisé. Pourtant, remarque Schoemaker [1991, p. 212] : ’‘When scientific data fit some optimality model (ex post facto), it does not necessarily follow that nature or the agent therefore optimizes. To a large extent optimality is in the eye of the beholder. It is the observer who is optimizing, rather than nature’’.

Le biais de confirmation voit le scientifique tourné, de façon disproportionnée, vers ces éléments en adéquation avec l’hypothèse selon laquelle le phénomène étudié pourrait relever du principe d’optimalité, au détriment, donc, des arguments susceptibles de contrarier là-dite hypothèse. Une autre expression de ce même biais conduit à retenir plus spécifiquement de l’histoire des sciences les applications du principe couronnées de succès, plutôt que d’également considérer les tentatives infructueuses.

Le biais de rationalisation abusive, nous dit Schoemaker, peut résulter de l’action conjuguée des deux précédents, puisque convaincu de tenir, avec le principe d’optimalité, un Graal de vérité, le scientifique pourrait bien se lancer dans une quête obsessionnelle de configurations optimales, au risque parfois de voir ses applications virer à la tautologie.

Le biais de compréhension illusoire, enfin, tient à ce que le scientifique faisant usage du principe d’optimalité peut avoir l’impression d’expliquer et, par là, de comprendre, alors qu’il ne fait jamais que décrire. Cette situation se révèle plus préoccupante encore lorsque les vertus prédictives du modèle d’optimalité considéré sont fragiles. Pourtant, quand bien même ces vertus seraient avérées, on ne peut perdre de vue, nous dit Schoemaker, le caractère foncièrement frustrant de la perspective positiviste/instrumentaliste. L’auteur résume : ’‘Each optimality principle, it seems, begs for an associated process explanation that describes causally, within the constraints of an organism or system, how it operates’’ (ibid.).

Si le propos de Schoemaker ne vise pas les seules applications biologiques ou économiques du principe d’optimalité, la mise en garde adressée par l’auteur n’en est pas moins déstabilisante au vu, en particulier, des rapports incestueux qu’entretiennent, de longue date, ces deux disciplines ; car les emprunts croisés ne peuvent, selon nous, que nourrir, en un processus auto-renforçant, chacun des biais répertoriés.

Plus restreint, le second front de la contre-offensive comportementaliste entend mettre en doute non pas le principe d’optimalité, pris en général, mais l’association communément opérée entre évolution phylogénétique et optimalité. C’est le terrain occupé, en particulier, par Simon [1983, Ch 2].531 Les différentes remarques formulées par l’auteur, dans le cadre de ce chapitre intitulé ’Rationality and teleology’, peuvent se voir regroupées autour de deux grands arguments. Ainsi celui-ci met-il en exergue le caractère foncièrement dynamique du processus évolutif, d’une part, et la nature éminemment relative de ses résultats, d’autre part.

Le premier de ces volets voit Simon s’insurger contre une conception de l’évolution que l’on qualifierait volontiers, s’il n’était du paradoxe, de ’fixiste’. Vouloir déceler les stigmates de l’optimalité partout et en toute part, n’est-ce pas en effet négliger que les populations se renouvellent, de même que l’environnement se modifie, en permanence ? La sélection opère, certes, mais comme une tendance seulement. Il n’y a aucune raison de présupposer, conclut Simon, que l’on soit parvenu à un équilibre stable et, moins encore, définitif. Bien au contraire, il existe quantité de ressources non-exploitées, quantité de niches non-occupées... C’est pourquoi, en tout, il ne doit pas manquer de configurations sous-optimales.

On rejoint ici le second argument-phare développé par Simon [1983], car même ces configurations que l’on pourrait tenir, sans trop d’ambiguïtés, pour optimales ne le seront jamais, vraisemblablement, qu’en un sens relatif, et non absolu. Il faut y insister, en effet, les pressions sélectives opèrent au profit des organismes les mieux adaptés (’the fitter’). Or cela n’est pas nécessairement à dire qu’ils sont aussi idéalement adaptés (’the fittest’). En particulier, il convient de garder à l’esprit le potentiel de variation pour ainsi dire infini que permettent d’assurer les recombinaisons génétiques et autres mutations. A un moment donné de l’histoire de l’évolution, ce n’est donc toujours qu’une minuscule fraction des organismes relevant de ce domaine des possibles qui se voit mise en concurrence. Autre point de nature à relativiser les prouesses de ces organismes qui se détacheraient comme les mieux adaptés : la perspective, plus que probable, d’optima locaux. C’est qu’il en va ici comme en matières technologiques -à moins que cela ne soit l’inverse ?- : dépendance vis-à-vis du sentier et effets de lock-in peuvent conduire, de par le jeu du hasard et du temps, à la survie d’organismes à certains égards plus frustes que les concurrents qu’ils auraient néanmoins surclassés. Autant d’arguments rapportés par Simon [1983] qui invitent clairement à se distancier de cette idée générale que l’évolution phylogénétique serait, pour ainsi dire, synonyme d’optimalité.

On en vient, enfin, au troisième front ouvert par le comportementaliste soucieux de couper les partisans de l’hypothèse de rationalité de leurs retranchements évolutionnistes. Plus ciblé encore que les précédents, ce dernier front voit le comportementaliste discuter directement la connexion entre pressions sélectives et comportement humain. ‘Est-on fondé, en particulier, à supposer que l’évolution puisse assurer l’optimalité de toute et chaque réponse individuelle ?’ Traitée de façon plus diffuse, cette question est à notre avis la plus subtile, mais aussi la plus passionnante. Sans qu’ils aient force de démonstration, on peut vouloir ici, avec le comportementaliste, développer nos arguments en s’attachant à penser concrètement les liens entre pressions sélectives et degré de rationalité du comportement humain.

La démarche que l’on s’est à l’instant proposée doit nous conduire, d’emblée, à mettre en lumière un point qui a la forme du paradoxe. C’est qu’en un sens la connexion la plus directe entre évolution et optimalité du comportement concerne non pas l’Homme mais, pour faire simple, l’animal. En effet, ces configurations ’optimales’ qui marquent tant l’esprit, et dont l’éthologiste ou le biologiste se fait l’écho, relèvent fondamentalement de l’instinct -que l’on est affaire à des techniques de fabrication, de locomotion ou encore de prédation. Le point n’est pas surprenant, car de par leur nature immuable ces manifestations phénotypiques se prêtent distinctement aux pressions sélectives. Or, précisément, l’Homme ne s’est-il pas très largement affranchi de ces déterminations d’ordre instinctif ? N’est-ce pas de la plasticité même de son comportement qu’il tire sa supériorité ? A l’évidence, l’évolution a promu l’Homme, comme le remarque justement Simon [1983, pp. 50-1], au titre non pas de tel ou tel de ses comportements mais, plus fondamentalement, de telle ou telle de ses aptitudes générales et, certainement, de ses aptitudes intellectuelles générales.

La connexion entre évolution et (optimalité supposée du) comportement humain doit donc transiter par l’examen de cette catégorie des aptitudes. L’Homme trouvera ici aisément à se consoler du paradoxe signalé. Mieux que de disposer d’un jeu de clés parfaitement approprié à l’ouverture de quelques serrures immuables, c’est un passe-partout que lui confèrent ses aptitudes générales. Pourtant, s’il est permis d’attribuer à la dextérité et à l’inventivité de l’Homme sa supériorité relative, il paraît douteux de prendre à témoin la sélection naturelle afin de justifier que ce dernier puisse être capable d’exprimer des préférences d’une précision et d’une cohérence sans faille, de réviser ses croyances conformément à la règle de Bayes ou encore de toujours orienter ses comportements à l’aune d’arbitrages coûts/avantages bien déterminés. C’est que ‘l’homo behavioralis surclasserait tout aussi certainement l’animal que ne le ferait l’homo oeconomicus’.532

Bien sûr, on ne saurait exclure que la nature ait produit, avec l’espèce humaine, une pure merveille. Mais on peut alors s’interroger de savoir pourquoi les aptitudes intellectuelles de l’Homme devraient recevoir, relativement à ses aptitudes physiques, un traitement privilégié. Comme le rappellent Einhorn & Hogarth [1981, p. 58], la théorie de l’évolution ne peut que s’accommoder de l’existence de limitations d’ordre physique. L’Homme ne serait-il pas, après tout, mieux adapté encore s’il se trouvait doté de sens plus développés ? Ne tirerait-il pas profit d’une seconde paire d’yeux ? Si le point paraît évident quant il en va des attributs physiques de l’Homme, notamment, pourquoi vouloir alors nier l’existence, et même la possibilité, de limitations quant il en va de ses attributs intellectuels ?

Par ailleurs, si l’Homme dispose assurément, du fait de l’étendue de ses facultés intellectuelles, d’un avantage décisif dans la lutte pour la survie, ces mêmes facultés l’ont conduit à développer des environnement artificiels. Or ceux-ci le confrontent à des tâches chaque fois plus difficiles. L’homme n’a pas les mêmes facultés que l’animal, certes ; il ne se pose pas non plus les mêmes questions. Ce constat est au centre du propos de Hogarth [1987, Ch 1]. Or, la conclusion de l’auteur est ici plutôt pessimiste. Il écrit : ’‘The issue to be faced is whether the intuitive processes that have apparently served the human race well untill now are adequate for the future. Recent research suggest that they are not and, what is more disturbing, that people are unaware of this situation’’ (Hogarth [1987, p. 3]). Il se ferait donc jour une tendance qui voit les facultés intellectuelles de l’Homme se révéler chaque fois moins à la hauteur des situations-problème qu’elles ont contribué à faire émerger.

Enfin, ce dernier volet de notre propos nous amène à soulever cette autre question : l’Homme est-il (encore) soumis aux processus de la sélection naturelle ? Tout porte à croire en vérité que l’avènement de la civilisation et, avec elle, d’environnements éminemment artificiels, aient conduit à placer l’Homme à l’abri des pressions sélectives. A l’évidence, il n’y a plus de connexion entre le niveau des aptitudes d’un individu particulier, ou d’un groupe d’individus, et l’étendue de sa fécondité reproductive. Pour le débat qui nous intéresse ici, cela peut vouloir dire en particulier que l’Homme ne saurait plus compter sur la sélection naturelle, et c’est heureux, afin d’améliorer le niveau moyen de ses aptitudes générales. Par ailleurs, à l’instar de Simon [1983, Ch 3] ou de Nelson [1995, pp. 59-60], il nous semble que la perspective sociobiologique soit de peu de secours lorsqu’il s’agit d’éclairer la question de la connexion entre pressions sélectives et degré de rationalité du comportement. Sans vouloir juger de la pertinence de cette perspective, il est clair que le lien supposé entre ’gènes biologiques’ et ’gènes culturels’, de même que le lien censé unir ces traits culturels aux comportements, se révèlent à cette fin bien trop lâches.

‘Au terme de cette présentation, il doit apparaître clair que les auteurs comportementalistes rejettent cette thèse suivant laquelle l’évolution permettrait d’affirmer l’optimalité du comportement’. Vouloir adosser, en particulier, les mécanismes du satisficing et de l’habitude à un arrière-plan évolutionniste ne contraint donc nullement à affirmer que ces propensions seront porteuses d’arbitrages rationnels, compte tenu des coûts induits par l’activité de décision. Certes, ces propensions peuvent s’avérer par elles-mêmes optimales, quoi qu’en un sens relatif seulement. Il faut, pour bien le saisir, se placer dans le cadre situationnel global qu’offre la question de l’allocation du temps, de l’attention, ou de l’effort du décideur/acteur parmi des activités concurrentes. Au vu de ce cadre, en effet, nul doute que l’individu qui s’efforcerait de toujours viser l’optimum ou de toujours faire précéder ses comportements d’un (ré)examen des caractéristiques de la situation-problème, nul doute que cet individu-là parte avec un handicap sérieux dans la lutte pour la survie. Pour autant, on ne peut attendre de la sélection naturelle qu’elle assure l’optimalité de toute et chaque réponse habituelle, pas plus qu’elle ne saurait garantir l’optimalité de tout comportement visant à produire, de prime abord, un résultat satisfaisant. Si les pressions sélectives ont prise sur cette problématique que l’on associe au cadre situationnel global, elles n’interviennent qu’indirectement sur la qualité des arbitrages opérés au regard de chaque cadre situationnel local. Or, pour le comportementaliste, il est acquis que les aptitudes du décideur ne sauraient lui permettre, notamment, de disposer des éléments d’information nécessaires, ni d’opérer les calculs requis. Tout au plus les ajustements réfléchis, quand même ils interviendraient, procèderont-ils de façon approximative. C’est pourquoi, en tout, on doit se trouver dans le domaine du raisonnable plutôt que du rationnel, de la rationalité limitée plutôt que de la rationalité optimale.

Notes
528.

Cf. Ch 2, § 1.3.4., supra.

529.

Cf. Ch 2, § 1.3.3., supra.

530.

Cf. Ch 4, § 1., supra.

531.

Mais cf. aussi : Einhorn & Hogarth [1981, pp. 57-9], Nelson [1995, pp. 56-60], Schoemaker [1991, p. 213].

532.

Thaler [1996, p. 228] écrit : ’The problem with the evolutionary argument is that it is pushed too far. There is no reason to think that the pressures of survival in primitive man should produce optimality’.