CONCLUSION

Quels propos peut-on vouloir offrir à titre de conclusion du présent travail ? Sans doute une orientation bien établie conduit ici à livrer un panorama récapitulatif, avant de suggérer quelques perspectives d’élargissement. Au vu cependant des nombreux propos d’étape, à vocation synthétique, qui jalonnent cette thèse et, plus encore, de la portée synoptique des développements à l’instant menés dans le cadre de notre sixième et dernier chapitre, il nous semble opportun de se dispenser de remplir le premier volet de ce traditionnel ’cahier des charges’. Plutôt, on se propose, brièvement, de remettre en perspective l’impact du courant comportementaliste sur la pensée économique contemporaine. Dans cette optique, il est peut-être une démarche dotée d’une légitimité toute particulière : celle qui consiste à examiner la place occupée aujourd’hui par le concept simonien de rationalité limitée. Outre qu’il soit tentant d’esquisser un inventaire de l’héritage laissé par Simon, cette démarche est l’occasion d’une mise au point utile.

S’il fallait en juger par la fortune récente du concept de rationalité limitée, dont attestent les présentations de Conlisk [1996] ou Laville [1998], on conclurait promptement à la formidable percée du courant comportementaliste. Il n’est que trop clair, pourtant, que la vogue de la rationalité limitée reflète, au mieux, le souci manifesté par certains théoriciens de répondre, dans un cadre familier, aux critiques du comportementaliste. En effet, on peut schématiquement déceler, parmi les modèles qui se réclament de la rationalité limitée, deux grandes orientations ; deux orientations dont il est permis de penser qu’elles renvoient, respectivement, à chacune des dimensions du modèle dual du comportement suggéré par la perspective comportementaliste. Il ressort de ce modèle dual, on s’en souvient, que les réponses comportementales doivent être envisagées comme résultant tantôt de décisions, souvent imparfaites, tantôt de simples habitudes.

Précisément, il est une classe de modèles de la rationalité limitée qui se propose d’entraver les capacités de l’agent économique standard, en tant que décideur. Pour Conlisk [1988, 1996] le décideur auquel renvoient ses propres réflexions est imparfait dans la mesure où il encourt, contrairement à ce que suppose traditionnellement l’économiste, des coûts de décision : la rationalité est limitée parce que coûteuse. Mais la théorie des jeux se révèle également avide d’introduire quelques imperfections dans les processus de décision des joueurs. C’est ainsi que l’on rencontre, suite aux intuitions de Selten [1975], des joueurs qui, pris de légers ’tremblements’, peuvent occasionnellement adopter des réponses sous-optimales. De même Radner [1980] a-t-il suggéré l’idée que les joueurs pourraient se contenter de paiements légèrement inférieurs au maximum concevable.

Face à ces modèles qui voient dans les réponses individuelles le fruit d’ajustement réfléchis, bien qu’imparfaits, il est donc une autre catégorie de modèles de la rationalité limitée dont l’unité repose sur la perspective d’acteurs mus par des règles. Cette seconde orientation majeure s’incarne, à l’origine, dans la tradition des ’jeux évolutionnaires’ (d’abord développée en biologie par John Maynard Smith533, puis prolongée notamment par les contributions d’économistes534). Elle a trouvé à s’exprimer, plus récemment, dans le cadre de ces modèles que Aumann [1997, p. 10] tient pour le coeur des ’travaux de nouvelle génération consacrés à la rationalité limitée’. Il s’agit là des modèles de jeux, introduits vers le milieu des années quatre-vingt, qui placent face à face des joueurs-automates ou, plus généralement, des joueurs-machines.

Ainsi présentés, on comprend mieux peut-être à quel titre ces modèles de la rationalité limitée peuvent vouloir se réclamer de l’héritage simonien. Pourtant, Simon lui-même serait-il disposé à reconnaître cette descendance ? Certainement non. C’est que tous les modèles de la rationalité limitée à l’instant évoqués se révèlent, sur deux points au moins, extrêmement conservateurs. D’abord, ils préservent tous une référence à l’optimalité, ou, en d’autres termes, à l’optimisation comme résultat. Dans le cadre de la théorie des jeux, en particulier, les modèles de la rationalité limitée présentent l’avantage, souvent, de sortir les modèles de jeux traditionnels de l’impasse, qu’il s’agisse de donner des fondations crédibles à l’équilibre de Nash535, de privilégier un équilibre parmi d’autres536 ou encore d’éviter certains résultats pervers537 (Crawford [1993, p. 315], Sent [1998a, p. 9]). Ensuite et surtout, pour relayer la critique acerbe de Simon [1986], tous ces modèles permettent aux économistes de continuer à pratiquer leur science depuis le fauteuil ; car ils ont en commun d’introduire des hypothèses psychologiques, au demeurant plus ou moins novatrices, de façon tout à fait ad hoc. 538

Dans l’ensemble, donc, seule une portion modeste des travaux rencontrés, aujourd’hui, sous la bannière de la rationalité limitée relève du courant comportementaliste. Il s’agit de ces modèles, présentés au fil de notre travail, qui s’avèrent disposés à prêter une rationalité procédurale limitée au décideur, sans ressentir pour autant le besoin de conserver le point de mire d’une rationalité substantiellement optimale. Surtout, il s’agit de ces modèles de la rationalité limitée dont le souci premier est de capturer quelques phénomènes d’observation bien identifiés, sur la base de prémisses dotées d’une pertinence empirique dûment établie. S’il fallait, en effet, rapprocher le vaste effort critique et réformateur déployé par Simon d’une ligne directrice, nulle doute que celle-ci serait d’ordre méthodologique. Elle tiendrait en une volonté indéfectible d’apposer une empreinte empiriste/inductiviste sur le cours de la discipline économique. Mais il n’est pas de meilleur sourd, dit-on, que celui qui ne veut pas entendre, et le concept de rationalité limitée est définitivement tombé dans le domaine publique.539 Qu’importe, après tout, puisqu’il se trouve nombre d’auteurs disposés à développer des travaux qui respectent l’esprit des enseignements de Simon, plutôt que de chercher à prendre pour base d’une caution intellectuelle, trop souvent usurpée, telle parcelle de ses réflexions.

Bien sûr le courant comportementaliste ne représente, au sein de la science économique contemporaine, qu’une sensibilité nettement minoritaire. Déjà, pourtant, la théorie de la décision s’est vue profondément affectée par les travaux, faits d’expérimentations et de formalisations, de Kahneman et Tversky. Pour reprendre le titre d’une récente recension de la littérature, toutes les énergies sont désormais tournées, à leur suite, vers la ’quête d’une théorie descriptive du choix en situation de risque’ (Starmer [2000]). Thaler offre, quant à lui, des modèles susceptibles de rendre compte, notamment, d’une longue liste de comportements individuels qui ne manquent pas d’apparaître, au regard de l’approche économique standard, comme autant d’’anomalies’. Face à ces travaux comportementalistes, et bien d’autres encore, dont on s’est fait l’écho dans le cadre du présent travail, il se trouvera peut-être des auteurs pour remarquer, à l’instar de Langlois [1986b, p. 236], que le programme de recherche comportementaliste serait oublieux de la dimension sociale. La critique est injuste, néanmoins.

D’abord, si l’hypothèse de rationalité se trouve bien au centre de l’agenda critique et réformateur du comportementaliste, l’hypothèse d’asocialité n’a pas été, loin s’en faut, délaissée. C’est ainsi, notamment, qu’aux travaux expérimentaux de Kahneman, Knetsch et Thaler [1987], visant à établir l’impact de la norme d’’équité’ (’fairness’) sur les choix individuels, ont succédé les analyses et les formalisations de Rabin [1993, 1998]. Est-il nécessaire, ensuite, de rappeler l’importance des contributions de Leibenstein, March ou Simon au champ de l’économie des organisations (Ménard [1989]) ? Peut-on nier que ces contributions aient été l’occasion, pour ces auteurs en particulier, d’articuler l’individuel au collectif ? Enfin, pour progresser encore dans notre argument, Simon [1979, 1987a] ou Nelson & Winter [1982] ont fait valoir que l’évolution des variables agrégées, dont se préoccupe le macro-économiste, pouvait être restituée sur la base d’hypothèses et de prémisses conformes aux enseignements comportementalistes. La dimension sociale ne nous paraît donc pas oubliée. Mais cela serait l’objet d’un autre travail, en vérité, que de vouloir pleinement faire justice de ce propos.

Notes
533.

Maynard Smith & Price [1973] offrent ici la contribution de référence. Pour un panorama des travaux menés en biologie, cf. Hammerstein & Selten [1994].

534.

Cf. Friedman [1991] pour une vision d’ensemble.

535.

L’enjeu est ici d’offrir une alternative à la justification bayésienne, réputée trop exigeante sur le plan des aptitudes prêtées aux joueurs.

536.

Il s’agit là de résoudre le problème des équilibres multiples, lequel se fait particulièrement aigu dans le cadre des jeux répétés en stratégies mixtes.

537.

Tels ceux auxquels conduisent le fameux dilemme du prisonnier, ou le jeu du mille-pattes.

538.

Il existe donc, croyons-nous, une certaine continuité méthodologique qui unit l’approche économique standard à nombre de travaux se réclamant de la rationalité limitée. Révélatrice de cette continuité nous paraît cette affirmation, aux accents péremptoires, de Aumann [1997, p. 3] qui, après avoir évoqué les critiques visant le caractère ad hoc ou irréaliste des prémisses retenues dans le cadre de la théorie des jeux, écrit : ’In science it is more important that the conclusions be right than the assumptions sound reasonable’...

539.

Dans un courrier adressé à Sargent, Simon, évoquant le destin de son concept de rationalité limitée, pouvait écrire (non sans humour) : ’I could complain and say : ’I invented it and have a right to decide how it should be defined’. But as I failed to apply for trademark rights, I guess I have no standing in court’ (cf. Sent [1998a, p. 10]).