Une analyse à cinq niveaux

Une réunion est un objet si complexe qu'une pluralité d'approches est nécessaire. Ce point de vue rejoint des prises de position méthodologiques partagées par des chercheurs d'horizons divers. Je citerai en premier lieu A.V. Cicourel (1981 : 103) qui traite des aspects multi-dimensionnels du langage en défendant une analyse sur plusieurs niveaux [a multilevel analysis] :

‘Interaction between different levels of analysis or complexity (a) means that no one level can be reduced or explained by another, and (b) produces outcomes that no one level alone can explain.’

Dans le domaine des interactions verbales, C. Kerbrat-Orecchioni (1997 : 11) affirme aussi que :

‘(…) conversations may be considered at differents levels of functioning, which are both autonomous and connected.’

Je citerai encore F. Bargiela-Chiappini et S.J. Harris (1997 : 55) qui plaident « for a multi-layered framework for the interpretation of the multiform nature of meetings as social phenomena », ainsi que M. Lacoste (1991 : 214), pour qui « les interactions ont leur dynamique et leur complexité qui obligent souvent à une lecture multiple » ; et enfin C. Plantin (1995c : 53), qui parle de l'interaction pluri-locuteurs comme d'un objet « dont on ne peut espérer rendre compte qu'en coordonnant une gamme de concepts ».

Une analyse sur plusieurs niveaux est donc la seule solution pour accéder à la description d'un objet complexe, la stratégie la plus adéquate pour rendre compte de l’hétérogénéité constitutive de toute interaction, avec pour objectif « de penser, dans le même mouvement, la permanence du cadre et l’hétérogénéité du produit obtenu à l’intérieur de ce cadre » (Vion, 1999 : 97).

Ce choix méthodologique, s'il me semble incontournable, n'est donc pas nouveau. Les travaux sur la structuration interne et hiérarchisée des conversations montrent, depuis un certain nombre d'années, la nature combinatoire des différentes dimensions par lesquelles s'appréhende l’organisation des interactions verbales. En effet, dans un mouvement d'élargissement et d'intégration des approches, la Théorie Modulaire de l'Ecole de Genève, élaborée autour d'Eddy Roulet, défend une vision d’ensemble de toute interaction :

‘Adopter une approche modulaire de l’interaction verbale, c’est faire l’hypothèse que les propriétés de celle-ci relèvent de domaines différents, caractérisés par des systèmes de connaissances indépendants mais en interrelation constante (1991 : 56-57).’

Selon E. Roulet (ibid. : 59), chaque interaction repose sur trois dimensions fondatrices : les dimensions situationnelle, discursive et linguistique, chaque dimension englobant un certain nombre de modules 6 . A partir de là, pour décrire toute forme d'interaction dans sa complexité et dans son originalité, les travaux genevois portent sur l'interrelation et sur l'interdépendance entre les différents modules.

Ce n'est cependant pas un tel objectif que je recherche, et je ne recourrai pas, dans le détail, à ce modèle intégratif, qui vise en priorité une analyse par les structures. Ce type d'analyse me paraît fondamental mais insuffisant pour appréhender d'une part la fonctionnalité de certains mécanismes comme celui, par exemple des tours de parole tel qu'il est abordé par H. Sacks, E. Schegloff et G. Jefferson (1974), d'autre part la flexibilité de phénomènes interactionnels tels que les procédés argumentatifs.

Consciente cependant de l’hétérogénéité des interactions que j'étudie 7 , je distinguerai cinq niveaux en interrelation : la situation, la structure de participation, la structure des échanges, le fonctionnement de l'argumentation et la relation interpersonnelle. Mais la présentation du travail analytique ne s'organisera pas pour autant selon les cinq niveaux précités, parce que les constituants que je vais dégager fonctionnent à chaque niveau, et que le principe de séparabilité des niveaux d’analyse promu par une certaine pratique linguistique (Vion, 1979 : 178) installe à mes yeux trop de cloisonnements dans l’ordre de détermination des objets. J'adopterai donc un plan de thèse décrit ci-dessous, qui prend en compte les trois angles d'attaque par lesquels j'ai abordé mon objet d'étude.

Notes
6.

Dans Roulet (1991), la dimension situationnelle regroupe quatre modules : social, référentiel, interactionniste, psychologique, le module référentiel occupant une place centrale. La dimension discursive comprend sept modules : hiérarchique, relationnel, énonciatif, polyphonique, informationnel, périodique, compositionnel, le module hiérarchique occupant une place prépondérante par rapport aux autres modules discursifs. Enfin, la dimension linguistique est composée de quatre modules : grapho-phonétique, lexical, syntaxique et sémantique. Les cinq niveaux que je propose sont situés essentiellement dans les deux premières dimensions : situationnelle et discursive.

7.

En parlant du discours en terme d'activité, les travaux de Vion (1992 : 200 sqq) par exemple offrent d'autres possibilités de repérage et permettent par exemple d'appréhender l'interaction selon trois grandes dimensions : les dimensions idéelle, inter-énonciative et discursive.