1.2.3. La gouvernance d’entreprise comme fondement de la prise en compte des acteurs dans l’activité de l’entreprise

1.2.3.1 Fondements théoriques de la gouvernance d’entreprise.

Nous remarquerons dans un premier temps que l’approche traditionnelle tendant à aborder les problèmes de gouvernance d’entreprise est pour le moins réductrice dans la mesure où la plupart des travaux qui ont été réalisés dans ce domaine l’ont été dans la perspective d’étudier comment devrait être gérées les relations entre actionnaires et dirigeants. La gouvernance d’entreprise telle que traitée dans les sciences de gestion peut facilement être envisagée sous l’aspect particulier du partage de pouvoir. Il a été développé du fait de la nécessité qu’il y avait de discuter des conflits résultant de la séparation des fonctions de propriété et de décisions dans les grandes sociétés américaines du début du siècle et qui opposaient les actionnaires aux dirigeants. Ainsi, la gouvernance d’entreprise a été pendant longtemps étudiée comme étant “  l’ensemble des mécanismes qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d’influencer les décisions des dirigeants, autrement dit, qui gouvernent leur conduite et définissent leur espace discrétionnaire ”32. Dans une approche de la théorie des transactions, la “ corporate governance ” est définie comme “  les structures gouvernant les transactions qui se produisent entre l’entreprise et ses dirigeants ”33.

On note dans la littérature deux systèmes de mécanismes caractérisant le gouvernement d’entreprise: l’un est associé à la “ théorie des coûts de transactions ” et l’autre à la “ théorie de l’agence ”.

La première perspective qui s’inspire des “ transactions ” autrement dit qui se réfère aux coûts de fonctionnement du système considéré, a été dégagée par A. Coase qui essayait de se questionner sur le pourquoi de l’existence de l’entreprise et reprise par O. Williamson. Ce dernier distingue trois structures de gouvernement d’entreprise: le marché, la hiérarchie et une forme hybride qui diffère selon trois catégories d’attributs: la nature des instruments ( intensité incitative et contrôle administratif), la performance ( adaptation autonome et adaptation par la coordination), l’application ou non de la loi contractuelle.

La deuxième voie qui se réfère à la théorie de l’agence développée par M.C Jensen et W. Meckling stipule que la relation d’agence est “ une délégation de pouvoir et de représentation par laquelle le mandant confie au mandataire ( ou agent) le soin d’agir en son nom et pour son propre compte, en échange de quoi il reçoit une rémunération prévue à cet effet ”34. L’hypothèse de conflits d’intérêts entre les dirigeants et les différents acteurs reste un élément sous-jacent dans l’analyse de ces systèmes de gouvernement d’entreprise lorsqu’on aborde les relations entre actionnaires et dirigeants. L’approche de M. C. Jensen et W. Meckling a élargi la notion d’acteurs à tout agent ( ou groupe d’agents homogènes) dont le bien-être est affecté par les décisions prises au sein de l’entreprise.

Comme éléments régulateurs de la gouvernance d’entreprise G. Charreaux distingue des mécanismes externes et internes comme pouvant avoir suffisamment d’effets pour canaliser la latitude managériale des dirigeants vers le respect des intérêts des différents partenaires de l’entreprise. Les mécanismes externes comprendraient le marché des biens et services, le marché financier, les relations de financement avec les banques, le marché du travail ( notamment celui des cadres - dirigeants) , l’environnement légal, politique et réglementaire tandis que les mécanismes internes regrouperaient le contrôle exercé par les actionnaires, la surveillance entre dirigeants, les contrôles formels et informels mis en place par le conseil d’administration mais aussi par les employés subalternes.

Concernant la théorie de l’agence, trois facteurs paraissent être importants:

  • la notion de contrat(s) qui est à la base de l’existence de l’entreprise;

  • les divergences et conflits qui interviennent lors de l’exécution des contrats et qui sont liés à la nature particulière des intérêts propres à chaque agent ou groupe d’agents; intérêts que ces derniers cherchent à maximiser; et

  • la recherche par ces agents d’un arbitrage de leurs intérêts divergents, en vue de trouver un équilibre dont dépend leur survie.

Dans la même lignée, Fama (1989) considère que l’entreprise “  est une équipe dont les membres agissent pour défendre leurs intérêts particuliers, mais réalisent que leur avenir dépend dans une certaine mesure de la survie de l’équipe ( l’entreprise) qui est en compétition avec d’autres équipes ”35. Cette définition nous permet au lieu de considérer uniquement les relations entre détenteurs de capital et dirigeants d’envisager l’application de la théorie à tous les contrats concernant la gestion de l’entreprise; qu’ils engagent des agents internes ou partiellement externes à celle-ci.

Cette volonté d’étendre la théorie de l’agence à tous les contrats est plus explicite car au lieu de s’intéresser à la relation principal - agent, elle insiste sur la notion générale de “ relation de coopération ”36. La relation d’agence n’est plus nécessairement une relation d’autorité, ni d’agence au sens légal du terme. Les contrats considérés par la théorie de l’agence sont “ explicites ” ou “ implicites ”, c’est-à-dire formels ou informels et surtout, ils sont réputés être incomplets au sens de la théorie économique; autrement dit, ils ne prévoient pas toutes les éventualités, tous les “ états du monde ” possibles. Cette incomplétude est liée à l’incertitude, aux capacités cognitives limitées des individus et au coût d’établissement des contrats. Dans la théorie positive de l’agence “  la relation d’agence traditionnelle se transforme en une double relation d’agence dans laquelle chaque acteur peut être considéré, successivement, et réciproquement, comme “ principal ” et “  agent ”; il y a obligation réciproque et la délimitation de la tâche se fait conjointement ”37. Au lieu de centrer la relation d’agence sur ce qu’en tirera le principal, la théorie positive de l’agence considère qu’il faut trouver “ un mécanisme qui permette de maximiser sa propre fonction d’utilité et de s’approprier la part la plus importante possible de la rente issue de la coopération ”38. Impliquer davantage de personnel dans toutes les sphères de décision permet alors de réduire les coûts de coopération.

Dans le cadre de la théorie de l’agence généralisée, Hill et Jones39 considèrent que le système sera dit efficace s’il permet d’assurer la convergence des intérêts, en résolvant les conflits au moindre coût, et en supposant que la sélection naturelle joue et confère une meilleure capacité de survie. Elle permet d’inclure dans le champ d’analyse des systèmes de gouvernance notamment les phénomènes de pouvoir qui sont en fin de compte au centre des théories organisationnelles surtout lorsqu’on se place sous l’angle de la dépendance envers les ressources. Cet élargissement porte sur les points suivants:

  • tous les acteurs sont explicitement pris en compte,

  • les mécanismes de marché sont supposés imparfaitement efficaces: cette efficacité limitée est due à différentes sources de friction: barrières à l’entrée et à la sortie, comportement actif des dirigeants et des acteurs de façon à modeler l’environnement en leur faveur...,

  • en raison de ce fonctionnement imparfait des marchés, l’attention porte principalement non pas sur les conditions d’équilibre mais sur les processus de marché permettant de corriger les situations de déséquilibre,

  • la notion de coûts d’agence est dépassée et Hill et Jones lui substituent la notion de coûts contractuels,

  • considérant que la notion de “ structure de gouvernement ” retenue par l’agence traditionnelle, en ne recouvrant les mécanismes d’alignement ex-ante des intérêts, est trop étroite, ils lui substituent la notion de “ structure institutionnelle ” qui, outre la fonction disciplinaire habituelle a également pour rôle de garantir l’exécution des contrats implicites qui sous-tendent les relations entre les dirigeants et les autres acteurs,

  • les situations de déséquilibre qui naissent, soit des innovations introduites par l’entreprise ou par les différents acteurs, soit des chocs exogènes, créent des différentiels de pouvoirs ( situations asymétriques) , dont les dirigeants et les différents acteurs cherchent à profiter. Ces différentiels sont le plus souvent en faveur des dirigeants, en raison de leur position centrale. Ils agissent alors de façon à neutraliser les mécanismes de gouvernement et à renforcer leur pouvoir discrétionnaire, ce qui réduit la possibilité, pour les acteurs, de faire respecter les contrats les concernant.

Inversement, l’accroissement du pouvoir des dirigeants renforce l’intérêt que peuvent avoir les autres acteurs à mieux utiliser ou à faire évoluer les mécanismes de gouvernement de façon à rétablir l’équilibre et à récupérer une partie des rentes que s’approprient les dirigeants, et les groupes d’acteurs auxquels ils s’allient. Cette théorie de la firme repose sur une représentation du système de gouvernement des entreprises comme la résultante d’un jeu dynamique entre les dirigeants et les différents acteurs avec pour objet la création et le partage des rentes et quasi-rentes.

Notes
32.

G. Charreaux, “  Le gouvernement des entreprises. Corporate Governance. Théories et faits ”, p 421, Editions Economica, 1997, 540 pages.

33.

Idem, p 422

34.

M.C Jensen et W. Meckling in G. Charreaux , idem, p424

35.

Fama cité par B. Tidjan, “  Formation professionnelle et relation d’agence ”, p 6, CREG, Bordeaux, 1995, 38 pages

36.

G. Charreaux, “ La théorie positive de l’agence ”, p 82, in G. Koenig, G. Charreaux et B. de Montmorillon, B. Amann, “  De nouvelles théories pour gérer l’entreprise du 21 è siècle, 1999, 255 pages

37.

Idem p 82 pages

38.

Idem p 82

39.

Jones et Hill cité par G. Charreaux, “  Le gouvernement des entreprises. Corporate governance. Théories et faits  ”, op cit, p 421,