I.2.2 La Théorie de l'information

Les modèles du coût de l'information (Information Cost Models) analysent le problème de l'antisélection auquel le market maker est confronté dans l'exercice de son activité. Ils reposent sur l’idée principale selon laquelle le market maker traite avec deux types d’agents: des agents motivés par un besoin de liquidité et des agents motivés par une information privée. Cependant, il est presque impossible pour ce premier de distinguer les uns des autres bien que certaines études empiriques montrent que l'observation des flux d'ordres procure des signaux sur la nature de l’agent.

De toute manière, même si le market maker réussit à découvrir la motivation qui est à l'origine de la décision de son partenaire, il lui est impossible d’évaluer l’information détenue par ce dernier et il doit donc se protéger. Sa protection se traduit par une tendance à élargir sa fourchette.

Baghot (1981) fut le premier à distinguer entre deux types d'intervenants au marché: un agent informé (informed trader) 65 qui est en possession d'une information privilégiée et un agent motivé par un besoin de liquidité (liquidity trader) qui agit sur la base de la valeur du titre.

L'agent motivé par un besoin de liquidité était principalement défini par Treynor (1981) comme étant un intervenant désireux de tirer profit d'une situation de déplacement des prix (une divergence entre le prix du marché et l'opinion personnelle du participant quant à la valeur du titre).

Néanmoins, Black (1986) a permis l'élargissement de l'ensemble des lliquidity traders. En plus des agents motivés par la valeur, les agents non informés peuvent être des intervenants qui sont en possession d'une mauvaise information: des noisy traders. De la même manière que l'intervenant motivé par un besoin de liquidité, l'intervenant bruité ne gagne pas quant il traite avec un market maker ou avec un agent informé:

‘"People sometimes trade on information in the usual way. They are correct in expecting to make profits from those trades. On the other hand, people sometimes trade on noise as if it were information. If they expect to make profits from noise trading, they are incorrect. However, noise trading is essential to the existence of liquid markets", p 530. ’

De plus, l'action des agents bruités camoufle les signaux que le market maker recherche dans les flux d'ordres et l'induit en erreur en assimilant les agents bruités à des agents demandeurs de la liquidité.

Selon ces auteurs, les opportunités des échanges se limitent à la rencontre des deux types de participants (informés et non informés). En effet, les investisseurs non informés ne peuvent pas se croiser sauf si l’une des parties est complètement dans l'erreur. En réalité, la possibilité de tirer profit de la divergence des prix ne peut pas se situer des deux côtés du marché. Une position avantageuse sur la valeur du titre ne peut pas concerner simultanément l’offre et la demande.

Par ailleurs, les échanges entre des investisseurs informés impliquent d’une part, que ces derniers soient en possession d’informations différentes dont les effets sur le prix du titre sont opposés. D’autre part, chacun des investisseurs ignore que sa contrepartie est en possession d’une information privilégiée. Les échanges ne peuvent pas avoir lieu entre des agents qui possèdent la même information parce qu'ils se trouveront du même côté du marché.

En résumé, le champ des échanges potentiels est restreint à la rencontre d’un agent informé et d’un agent motivé par la valeur ou agissant sur une mauvaise information. Ceci revient à dire que l’investisseur désireux de traiter doit supporter, en plus des coûts de transaction habituels, un coût relatif à la découverte de la motivation de la partie adverse.

Bagehot (1981) attribue aux investisseurs non informés le rôle de créer un marché parce qu'ils craignent un nouveau mouvement des prix:

‘“The value-based seller will ultimately be disappointed if the information possessed by the buyer subsequently changes the value of the shares. Getting bagged is the principal business risk of the value-based transactor. But because he sets the price at which the transaction takes place, he can extract a premium for assuming this risk. The value-based transactor is, in effect, making a market in the security; he determines the spread between the price at which one can sell quickly and the price at which one can buy quickly.”, p 59.’

Cette hypothèse est à l'origine du positionnement du market maker du côté des agents non informés. Ultérieurement, Glosten & Milgrom (1985) évoquent l'idée de la couverture contre le risque de la sélection adverse par l'ajustement de la fourchette.

En effet, les auteurs développent un modèle où le market maker cote ses prix en fonction de l'arrivée séquentielle des ordres. Ils montrent que la fourchette devient plus large si l'hypothèse de l'asymétrie d'information est prise en considération. De plus, ils excluent toute possibilité de négoce d'égalisation des niveaux d'informations.

En effet, le market maker n'a aucune raison d'être en l'absence d'asymétrie d'information. Dans un marché parfaitement efficient, le niveau d'activité est tellement restreint que le faiseur de marché n'arrive pas à rentabiliser ses frais 66 .

L'apport fondamental des modèles du coût de l'information concerne les moyens qui permettent au market maker de détecter l'arrivée d'une nouvelle information et de l'incorporer dans ses prix.

Dans ce sens, Kyle (1985) explique le rôle du market maker dans la réduction de l'asymétrie d'information en présentant un modèle avec la présence simultanée d'un intervenant informé et d'un market maker non informé.

D'un côté, le participant cherche à tirer profit de son information avant sa dissémination dans le public. Il agit alors d'une manière stratégique en subdivisant la quantité totale des titres à acquérir ou à céder. Il émet ainsi plusieurs ordres de petites tailles au lieu d'un ordre global pour l'ensemble des titres. Néanmoins, le prix offert ou demandé est le même. L'effet de l'information affecte le prix indépendamment de la quantité.

De l'autre côté, le faiseur de marché observe les flux d'ordres et affiche des prix en fonction de la rentabilité espérée. Les ordres étant placés d'une manière anonyme, le faiseur de marché perçoit alors les prix et les quantités exprimés par l'intervenant comme des signaux sur sa typologie. Les prix du faiseur de marché prennent en considération l'arrivée des ordres. Ils contiennent donc une réponse à l'information détenue par l'intervenant informé.

Il conclut aussi que la quantité optimale des titres est inversement proportionnelle à la valeur de l'information détenue. L'agent informé a intérêt à échanger en petites quantités au lieu de réaliser sa transaction en une seule fois.

Dans la même optique que Kyle, Glosten & Milgrom (1985) soutiennent que les market makers ajustent leurs fourchettes en réponse à des signaux révélateurs (prix et quantité) de la typologie des investisseurs. Ils supposent que les ordres portent sur des quantités réglementaires, des round lots, et qu'il existe deux types d'intervenants: des intervenants informés et des intervenants non informés.

Abstraction faite des coûts d'inventaire et des coûts d'exécution des ordres, le faiseur de marché arrête ses prix en fonction de l'incertitude relative à la nature de l'intervenant. La fourchette sert à se couvrir contre les pertes occasionnées par des transactions conclues avec des agents informés. En effet, le faiseur de marché perd en moyenne sur l'ensemble des agents informés.

De leur côté, Admati & Pfleiderer (1988) développent un modèle avec un jeu stratégique entre des intervenants informés et des intervenants non informés. Ils montrent que l'équilibre de Nash est obtenu quand le négoce est concentré, c'est-à-dire à l'ouverture et à la clôture des séances de bourse. Plus la proportion d'agents qui échangent seulement pour obtenir de la liquidité est élevée, plus la fourchette de prix est étroite. Le négoce sur la base d'une demande de liquidité est socialement bénéfique.

Easley & O'Hara (1987) soutiennent l'idée selon laquelle le market maker profite d'un effet d'apprentissage à travers l'observation des flux d'ordres. Ils supposent alors que les intervenants informés se positionnent d'un seul côté du marché en fonction de leur information (soit à l'achat, soit à la vente). De plus, les agents informés et les demandeurs de la liquidité ne peuvent pas être du même côté du marché. En effet, les agents informés possèdent une opinion plus juste sur la valeur du titre.

La tendance du marché et les volumes demandés (ou offerts) constituent des signaux pour les market makers. Ces derniers ajustent alors leurs fourchettes en fonction de ces signaux. Cependant, les nouveaux prix engendrés par la variation de la fourchette ne tendent pas forcément vers le prix réel du titre dans la mesure où ils sont déterminés en fonction de l'historique des transactions réalisées.

En d'autres termes, l'action des market makers est insuffisante pour la réduction de l'asymétrie d'information. Cette performance dépend également de la vitesse à laquelle les prix sont déterminés, de la taille du marché, de sa profondeur, du volume des échanges…

Foster & Viswanathan (1990) reprennent le modèle de Kyle en vue d'évaluer la liquidité interjour 67 . Ils concluent que les insiders (généralement assimilés à des investisseurs institutionnels) détiennent plus d'informations au début de la semaine que durant les autres jours.

En effet, l'information privée s'accumule durant le week-end. Le lundi (le jour de la réouverture du marché), l'arrivée de cette information engendre une baisse des volumes échangés, une hausse de la fourchette de prix et une volatilité plus accrue des cours. En effet, les agents non informés redoutant l'information accumulée durant la fin de la semaine se montrent réticents à traiter le premier jour de la semaine et reportent donc leurs transactions. Par ailleurs, les teneurs de marché se protègent en amplifiant leur fourchette. Par conséquent, très peu d'intervenants sont prédisposés à traiter.

Les horaires d'ouverture et les jours de la semaine sont également des signaux sur les situations d'asymétrie d'information.

Par ailleurs, Battalio, Jennings & Selway (2001) expliquent que le market maker, à force de négocier avec le même broker, arrive à détecter les situations d'asymétrie d'information. En effet, en plus de la taille de l'ordre et de son niveau de prix, l'identité du broker qui l'achemine constitue pour le market maker un signal sur la typologie du client final. Ils testent cette hypothèse à travers l'exploration des prix d'un market maker sur le NASDAQ.

Les auteurs supposent que si l'identité du broker constitue un signal sur le type du client final, les prix, chargés par le market maker aux brokers, doivent différer en vue d'attirer certaines maisons de courtage et d'éloigner les autres. Ils évaluent le revenu du market maker par la prime de liquidité calculée par la différence entre le prix de transaction et la moitié de la fourchette.

Ils concluent que pour des ordres de même taille, les tarifs demandés varient selon les brokers. Cette situation montre que l'identité du broker est un facteur qui influence les prix market maker en plus des autres facteurs soutenus par la littérature. Le faiseur de marchés adoptent donc des politiques de fidélisation pour leurs clientèles en vue de stabiliser leurs revenus. En revanche, ils n'arrivent pas à prouver que les prix du market maker sont plus chers pour les clients informés.

En résumé, l'asymétrie d'information conduit le market maker à élargir sa fourchette en vue de se couvrir contre le risque de la sélection adverse. Cependant, cette tendance touche son niveau d'activité. Un niveau élevé de la fourchette fait perdre au market maker une partie de la clientèle potentielle au profit de la concurrence. Le teneur de marché doit alors réduire cette situation d'asymétrie d'information en cherchant des signaux sur la typologie de ses clients (taille de l'ordre, les prix proposés, l'identité du broker…).

Finalement, dans les deux théories (théorie de la position et théorie de l'information), le market maker manifeste une tendance naturelle à élargir sa fourchette. Cette situation peut s'expliquer par l'existence des coûts de positionnement ou par le coût de l'information. Néanmoins, c'est l'investisseur final qui supporte ces coûts quand le marché manque de liquidité naturelle.

Notes
65.

Certains auteurs insistent sur la distinction entre les agents informés et les insiders (Conroy & Winkler (1981) et Madhavan (2000) par exemple). Ces derniers sont définis comme étant des administrateurs officiels mandatés par les actionnaires d'une firme (Corporate officer with fiduciary obligations with shareholders).

66.

Plusieurs auteurs, à commencer par Keynes, soulignent l'importance de la diversité des opinions entre les investisseurs. Les transactions sur les marchés deviennent possibles quand les intervenants diffèrent de par leurs dotations, de par leurs préférences et de par leurs informations. La diversité de l'information est liée à sa quantité et à qualité. Ainsi, même une information imparfaite (partielle) ou de mauvaise qualité (bruit) constitue un motif suffisant pour activer les échanges et produire de la liquidité. Cependant, les transactions bruitées affectent l'efficience du marché.

67.

Contrairement aux modèles de la liquidité intrajour qui ont pour objectif l'analyse de la liquidité durant une séance de cotation, les modèles de la liquidité interjour s'intéressent à la variation des volumes d'échange suite à la fermeture du marché et sa réouverture le lendemain ou après un week-end.