II.1 Evolution de la fonction de contrepartiste

II.1.1 La contrepartie avant les réformes des années 1980

Alors que la contrepartie était un moyen très utilisé sur les marchés anglo-saxons depuis les années 1930, il a fallu attendre 1972 pour l'autoriser officiellement sur les marchés français. Néanmoins, elle était pratiquée d'une manière officieuse par les coulissiers 164 qui spéculaient sur des titres admis en bourse ou des titres non admis. De part leur désengagement des obligations du commissionnaire, ils jouissaient totalement de la liberté d’agir pour leurs propres comptes.

Cette situation illégale qui portait préjudice au marché réglementé a engagé un débat sur la contrepartie en partageant la doctrine en deux tendances 165  :

  • D’une part, une majorité s’est prononcée contre la contrepartie en s’appuyant sur un argument textuel relatif à l’article 1526 du code civil. L'article interdit aux mandataires de devenir adjudicataires des biens qu’ils sont chargés de vendre par crainte de sacrifier les intérêts des commettants aux leurs ou d’être chargés d’intérêts au point de manquer à leur obligation principale qui est de défendre les intérêts des commettants.
  • D’autre part, une minorité plaidait en faveur de la contrepartie en rejetant cet argument textuel. L’article 1526 est venu en exception à un article principal permettant à toute personne d’acheter.

C’est la loi du 14 février 1942 qui a mis fin à ce débat en accordant aux coulissiers le statut d’agents de change. Désormais, leur activité était devenue soumise à la réglementation de la profession qui était en vigueur. Il leur était alors, au même titre que leurs confrères, interdit d’agir pour leur propre compte. Cette situation n’a pas cependant éliminé la pratique de la contrepartie.

En effet, les agents de changes se livraient à des actions similaires à la contrepartie pour le compte de leurs clients en achetant au comptant et en revendant à terme. Leur activité se trouvait couverte par une défaillance juridique. Les textes juridiques prévoyaient la pénalisation et la sanction des agents de change agissant pour leur propre compte mais n’envisageaient pas la nullité des opérations réalisées dans ce contexte particulier. La jurisprudence les avait admises parce qu’elle se reposait sur l’existence d’un accord explicite entre le commettant et son commissionnaire.

La contrepartie sur les valeurs mobilières a finalement été autorisée par la loi du 11 juillet 1972 en admettant l’intervention de l’agent de change pour régulariser les cours par des achats et des reventes de titres.

L’agent de change était ainsi sorti de son rôle traditionnel limité à la constatation des cours et à l’exécution des ordres laissés à ses soins. Désormais, il peut assurer lui-même la contrepartie des opérations qui sont livrées par ses clients.

Loi n° 72-650 du 11 juillet 1972, article 4, paragraphe II remplaçant l’article 75 du code de commerce stipule :

‘Alinéa A : Les agents de change peuvent constituer des sociétés dont l’objet exclusif est l’exploitation de l’office. Ces sociétés revêtent la forme soit de société en commandite simple, soit de société anonyme.
Alinéa B : Le troisième alinéa de l’article 85 du code de commerce est remplacé par les dispositions suivantes : les interdictions ci-dessus ne font pas obstacles à ce que les agents de change, dans les conditions fixées par le règlement de leur compagnie, assurent la gestion de portefeuilles de valeurs mobilières et fassent eux-mêmes la contrepartie des opérations qui leur sont confiées sur les titres inscrits à la cote ou figurant au relevé quotidien des valeurs non admises à la cote.
Alinéa C : Les opérations de contrepartie réalisées par les intermédiaires professionnels et enregistrées comme telles dans des comptes ouverts à cet effet dans les écritures des agents de change sont exonérées de l’impôt de bourse. ”’

Ces dispositions brèves ont donné naissance à l’activité de contrepartie dont les modalités techniques ont été précisées par le règlement de la chambre syndicale des agents de change en 1973. Deux procédures ont été préconisées pour son exercice.

La première procédure concerne les valeurs de la cote officielle, en particulier les valeurs les plus actives sur lesquelles des transactions importantes peuvent avoir lieu. Elle repose sur trois principes qui sont :

  • La contrepartie doit se comprendre comme l’activité relais entre le marché principal et le client souhaitant traiter en dehors des heures d’ouverture. Mais ce relais se limite à la contrepartie en avance sur le marché. L’intermédiaire commence par se porter contrepartie hors séance mais il est appelé à dénouer sa position en bourse lors des séances suivantes.
  • La contrepartie ne doit pas favoriser le client négociant hors séance au détriment du client ayant négocié en séance. La référence au dernier cours coté est alors obligatoire.
  • La contrepartie est autorisée aux banques et aux établissements financiers. Néanmoins, toute opération doit se dénouer et être enregistrée en bourse en franchise des commissions de courtage et de l’impôt de bourse.

La deuxième procédure concerne les valeurs du hors cote. L’agent de change joue dans ce cas le véritable rôle d’un market maker anglo-saxon. Cette procédure spéciale requiert l’autorisation de la chambre syndicale des agents de change. Ainsi, l’agent de change contrepartiste cote un prix acheteur et un prix vendeur. La marge sert à couvrir son risque de contrepartie. Néanmoins, une mesure prudentielle a été préconisée. La position du contrepartiste doit être couverte à concurrence de 30% au moins par des fonds disponibles ou réalisables.

Il est important à ce niveau de délimiter les ressemblances et les divergences entre cette première réglementation française et celle qui est actuellement préconisée par le législateur tunisien:

  • D'abord, l'exercice de la contrepartie a été favorisé dans le cas français par l'exonération des commissions et de l'impôt de bourse. En revanche, le législateur tunisien n'a rien prévu en terme de mesures incitatives. Les opérations de contrepartie occasionnent les mêmes frais de courtage et taxes d'enregistrement que le reste des opérations sur les titres.
  • Ensuite, la contrepartie devait servir dans un premier temps de relais entre le marché et le client désirant traiter en dehors des séances de bourse. Dans le cas tunisien, la contrepartie a été rapidement admise lors de la séance de bourse.
  • De plus, la concurrence a été favorisée par l'ouverture de la contrepartie aux banques et aux établissements financiers. En Tunisie, elle est exclusivement autorisée aux sociétés de bourse spécialisées.
  • La mesure prudentielle dans le cas français implique une couverture de la position du contrepartiste à hauteur de 30% par des fonds propres. Le législateur tunisien prévoit en revanche une couverture totale des risques inhérents aux opérations de contrepartie. Cette règle peut sembler plus restrictive si le montant des risques dépassait les capacités financières de l'intermédiaire.

Il apparaît ainsi que le lancement de l'activité de contrepartie en Tunisie est contraint à des conditions plus restrictives que celles qui ont entouré son émergence en France à la fin des années 1970.

Notes
164.

La coulisse était née du privilège des agents de change qui possédaient le monopole des négociations des valeurs mobilières. La difficulté d’accès à la profession a incité la constitution d’un marché parallèle au marché boursier réglementé, appelé la coulisse.

165.

Voir Grenier (1988)