“ ‘Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler’ ”1. Cette formule de Julien Gracq résonne sans doute comme un constat, mélangé de regret et de lucidité ; elle sonne aussi comme un rappel et une invitation à repenser la relation de l’homme avec le monde, dans une époque travaillée comme jamais par les puissances de grande transformation, notamment celles de la technique et de la science. Elle ne se contente pas de signaler un simple état de fait, mais prend nettement parti en faveur du regard contemplatif - sans pour autant dénier naïvement l’oeuvre accomplie par les mains laborieuses, comme en témoignent de nombreux autres passages des Lettrines, et dès avant ces deux ouvrages, les poèmes de la ville industrielle dans Liberté Grande 2.
Dans Pourquoi la littérature respire mal, Julien Gracq interroge à nouveau le lien de l’homme avec le monde. Analysant et décrivant la domination d’une littérature du “ non ” principalement incarnée selon lui par l’oeuvre de Malraux, de Sartre et de Camus, mais aussi par le Nouveau Roman, il lui oppose une littérature du “ oui ” dont il souligne simultanément la disparition provisoire et le retour indispensable. Le triomphe momentané des littératures du soupçon et de la conscience tragique semble répondre aux exigences d’une situation historique sans précédent, mais son radicalisme excessif relève peut-être davantage d’une forme de morbidité parfois complaisante que d’une nécessité profonde : ‘“ La condition humaine c’est certes, mais c’est bien loin d’être seulement, comme tend à nous le faire croire un livre très beau, mais qui a usurpé son titre, ce combattant lucide et désespéré, enfermé dans son tête-à-tête avec le monde absurde et la mort et pour qui l’action semble parfois comme une drogue – la condition humaine c’est aussi, par exemple, dans une image qui symbolise les puissants recours naturels qui restent à la portée de l’homme jusqu’au bord de la catastrophe, le guerrier retiré du monde des Falaises de marbre, qui herborise au bord de l’incendie d’un monde finissant. Ce pacte renoué dans les circonstances les plus tragiques, les plus grisantes de l’Histoire, avec les puissances sans âge d’un monde sans âge, resté fraternel et amical – si nous savons encore communier, si nous savons encore nous ouvrir à lui entre deux lectures politiques – je suis prêt à lui reconnaître encore une valeur d’exemple’ ”3.
Ces remarques définissent clairement les termes de la controverse et révèlent l’essentiel des positions gracquiennes à cet égard.
Il ne s’agit certes pas de nier abstraitement la réalité de ce que Rimbaud nomme ‘“’ ‘ la bataille d’hommes’ ”4, mais de ne pas occulter pour autant sous le prétexte complaisant de la pure lucidité tragique, la relation intime de l’humanité avec le monde immédiat. En effet, selon Julien Gracq, la condition de l’homme se caractérise d’abord par ce lien originaire avec ‘“’ ‘ cette bulle enchantée, cet espace au fond amical d’air et de lumière qui s’ouvre devant lui et où tout de même, à travers mille maux, il vit et refleurit’ ”5. Une fois encore l’action se trouve mise en balance avec la contemplation. Elle est même soupçonnée d’être une drogue aveuglant la subjectivité douloureuse et lui interdisant “ les puissants recours naturels ” qui l’assureraient pourtant d’un certain salut dont la sérénité tragique du guerrier jungerien “ qui herborise au bord de l’incendie d’un monde finissant ”6 offre un modèle emblématique. La figure héroïque du guerrier jungerien pourrait toutefois prêter à confusion si l’on y voyait le modèle absolu d’une éthique proprement gracquienne.
L’admiration de Julien Gracq pour Sur les Falaises de marbre et leur auteur ne signifie nullement son adhésion à une mystique de la chevalerie patricienne maintenue à l’époque contemporaine. Comme on le verra dans la suite de ce travail, “ le guerrier retiré du monde ” de Jünger n’offre que peu de ressemblance avec les soldats de Julien Gracq, qu’il s’agisse d’Aldo dans Le rivage des Syrtes, ou davantage encore de Grange dans Un balcon en forêt. Dans ce passage de Pourquoi la littérature respire mal, Julien Gracq absolutise l’opposition d’une figure du détachement lucide à l’homme d’action engagé activement dans les luttes historiques, pour mieux marquer sa distance à l’égard de Malraux, et montrer que la conscience tragique la plus aiguë n’implique pas nécessairement la déchéance du pacte originel de l’homme avec le monde. Nous reviendrons plus en détail sur l’ambivalence du rapport à l’Histoire, tel que Julien Gracq l’analyse à l’occasion de cette conférence de 1960, dans la seconde partie de ce travail. Contentons nous pour l’heure de noter cette attitude exprimée sur le double mode de la polémique et du voeu d’une autre littérature capable de faire vivre la position gracquienne dans toute son ampleur.
Même “ les circonstances les plus tragiques, les plus grisantes de l’Histoire ” ne signifient pas la rupture du pacte de l’homme avec le monde. Bien loin de le rendre caduc à la manière d’une illusion brusquement dissipée par la puissance de la réalité, elles permettent de le renouer. Parallèlement au monde catastrophique des combats humains subsiste toujours “ un monde sans âge, resté fraternel et amical ” qui demeure accessible à celui qui sait le reconnaître et communier avec lui. L’opposition du monde historique et du monde des puissances naturelles se justifie d’autant moins que ce dernier peut avoir valeur d’exemple en ce qu’il rappelle justement à l’homme que son existence, sa condition, pour parler dans la langue de Malraux, ne s’épuise pas dans la seule dimension de la conscience historique.
Julien Gracq revendique en effet une attitude qui assure “ l’expression de la totalité de l’homme ”7. Si ce dernier ne se résume pas à ses actions et ses engagements successifs, c’est qu’il est aussi une “ plante humaine ” qu’on ne saurait couper de son enracinement terrestre sans la mutiler8. La notion de “ plante humaine ” apparaît déjà dès les premières pages de Préférences, dans Les yeux bien ouverts : “ Je me fais de l’homme l’idée d’un être constamment replongé : si vous voulez, l’aigrette terminale la plus fine et la plus sensitive, des filets nerveux de la planète. Le côté fleur coupée du roman psychologique à la française me chagrine par là beaucoup. On n’y sent pas assez autour de ses personnages le terreau, l’air mouillé, le chien et loup de six heures, et surtout, comme le dit un poète, “ le singulier silence de l’heure qu’il est. Ces personnages, je ne nie pas l’intérêt de leur démontage. Mais moi, la plante humaine m’intéresse beaucoup ”9. Philippe Berthier dit à cet égard avec raison : “ Ce que Gracq attend avant tout de la fiction, c’est qu’elle soit porteuse de ce sentiment difficilement analysable (...) celui de l’imminent, de l’éventuel – ce sourd désamarrage des choses et de l’être vers la tentation d’un lointain effrayant, comblant, où ils s’accompliront ”10. la “ plante humaine ” n’est donc pas une figure de l’homme serein et végétatif, mais au contraire de l’être-au-monde constamment relié à ce qui le sollicite, finement troublé par les paysages qu’il parcours et qu’il considère avec la même émotion que l’explorateur irrésitiblement attiré par une énigmatique région du monde.
Ainsi, l’homme tel que le conçoit Julien Gracq participe organiquement du monde dans lequel il vit. Quels que soient les aléas de l’existence psychologique ou historique, il demeure fondamentalement attaché à la terre, qu’il s’agisse du terreau élémentaire ou de la planète considérée comme un tout. L’être humain n’est pas seulement un atome de conscience tragique jeté dans “ la bataille d’hommes ”, et voué à l’absurde nécessité d’un engagement amer dont il ne peut sortir que vaincu, ou abandonné à la solitude effrayante de la seule solidarité entre les sujets historiques ; il est aussi, il est d’abord cette existence à demi végétale qui puise sa raison d’être et son étrangeté bienheureuse dans un contact intime avec les puissances naturelles. Il se définit donc davantage par sa présence au monde immédiat que par sa situation de sujet social entraîné dans les luttes de son époque. C’est en vertu de cette certitude que dans Pourquoi la littérature respire mal Julien Gracq invoque la nécessité de repenser et reconstituer le pacte de l’homme avec le monde, contre la métaphysique du soupçon généralisé qu’il attribue aux écrivains du non.
Les dernières lignes de Pourquoi la littérature respire mal confirment le caractère central de cette préoccupation. Initialement rédigé à l’occasion d’une conférence prononcée à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en mai 1960, cet essai s’achève par une invitation adressée à l’auditoire : ‘“’ ‘ Je souhaite – et ce sera mon souhait final – que quelqu’un d’entre vous – puisque parmi vous sans doute certains un jour écriront – pense à restituer à l’homme tel que notre littérature l’exprime ceci d’essentiel qu’aujourd’hui elle oublie, et qui est, je crois bien, sa respiration’ ”11. Julien Gracq ne se contente pas de redire l’intérêt qu’il porte au problème de la présence au monde, il voit dans la prise de conscience de ce problème par les futures générations d’écrivains, le moyen de sortir la littérature de l’impasse dans laquelle il la juge engagée.
La coloration subjective de l’affirmation finale exprime moins la prudence et l’incertitude de son auteur que le refus des catégorisations péremptoires et des définitions dogmatiques, dénoncées chez Sartre et Robbe-Grillet. Elle signifie de surcroît l’attachement intime de Julien Gracq à une certaine idée de la littérature qu’il défend sur la base de sa seule conviction et de ses seules préférences. Le “ je crois bien ” final ne souligne pas seulement avec pudeur la puissance de cette certitude ; il montre que son contenu s’enracine en deçà de toute pensée théorique, dans une disposition singulière qui intéresse la sensibilité immédiate de Julien Gracq. L’implication subjective de l’auteur dans une telle conception de la littérature montre d’autant plus nettement que la question de la présence au monde ne relève pas d’une curiosité marginale, mais d’une inclination fondamentale.
Dès lors, la formule de Lettrines sort de son isolement apparent et prend la valeur d’une véritable devise emblématique. Michel Murat ne pense pas autrement. Affirmant en effet que ‘“’ ‘ cette conscience de l’être-au-monde fonde (...) la seule morale que Julien Gracq ait pris comme écrivain le parti de défendre’ ”12, il cite précisément ce même passage de Lettrines pour ajouter un peu plus loin qu’il ‘“’ ‘ y a chez Gracq une phénoménologie intuitive et comme irrévélée ’”13. Michel Murat voit aussi dans cette formule la cristallisation poétique d’une attitude singulière qui prend ses distances avec l’idée d’engagement et privilégie l’être-au-monde, sous la forme d’une conscience diffuse de l’ordre cosmique : ‘“’ ‘ L’oeuvre entière de Julien Gracq se place en effet sous le signe d’une expérience primordiale ’ ‘“’ ‘ d’échange et d’alliance ”, comparable à celle que Rousseau relate dans la cinquième des Rêveries du promeneur solitaire ’”14.
Michel Murat ne se contente pas à vrai dire de citer cette seule formule, mais restitue dans sa totalité le fragment qu’elle ponctue : ‘“’ ‘ je rêve quelquefois d’un nouveau Sermon sur la Montagne, qui ferait briller aux yeux du monde l’éminente dignité non des plus pauvres, qui s’éloignent, mais des Paresseux. Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler !’ ”15 La lecture intégrale de ce passage, comme on le constate, ne contredit en rien les intuitions initiales de notre introduction, mais les confirme en indiquant le sens de la préférence gracquienne. Michel Murat partage un sentiment analogue lorsqu’il écrit en commentaire de ce fragment : ‘“’ ‘ La contemplation donne congé à l’action ; il n’est question ni de transformer le monde, ni de changer la vie’ ”16. Ce n’est d’ailleurs nullement un hasard si le premier chapitre de l’essai de Michel Murat s’intitule précisément “Etre au monde ”.
La notion de “ phénoménologie irrévélée ” définit admirablement l’attitude de Julien Gracq dont l’écriture ne veut pas conceptualiser la conscience d’être au monde pour en dégager les éventuelles structures transcendantales, ou définir les bases d’une ontologie fondamentale. L’expérience immédiate du monde est d’abord celle de sujets retranchés de la vie sociale ordinaire, et brusquement jetés au sein d’un paysage qui les englobe, à l’instar de l’aspirant Grange isolé aux Falizes grâce au hasard de la guerre, de Simon qu’une demi journée d’attente forcée conduit au long des routes de la Presqu’île, ou encore de Julien Gracq lui-même voyageant seul en ayant soin d’emprunter des routes secondaires plutôt que les axes majeurs de la circulation automobile. L’individu ainsi coupé de la communauté des hommes reprend soudain contact avec “ la face de la terre ”, selon l’expression empruntée par Julien Gracq au géographe allemand Eduard Suess17. Philippe Berthier confirme cette intuition lorsqu’il écrit : ‘“’ ‘ (...) bref, on l’a compris, Gracq aborde le paysage comme il aborde le texte : avec une attente amoureuse, littéralement prête à tout. Regarder le monde, c’est le lire, c’est-à-dire y entrer, s’y avancer, s’y offrir à toutes les aventures d’un voyage’ ”18.
Il s’agit donc d’une expérience intime d’émotion et de sensation pure. L’esprit contemplatif du voyageur appréhende alors la singularité morphologique et substantielle du paysage, éprouve et mesure son pouvoir spécifique d’ébranler l’imaginaire, se laisse parfois hanter par sa puissance énigmatique jusqu’à risquer de s’y dissoudre, et ne s’exerce à en penser les données essentielles que pour en transposer l’étrangeté fascinante, sur le plan poétique. On peut songer notamment aux dernières pages de La Presqu’île. Revenu à Brévenay, Simon s’engage sur un sentier qui longe la voie et se laisse envahir par le sentiment paradoxal que la présence silencieuse de la campagne nocturne efface soudain toute angoisse et tout désir. Loin de commenter cette disposition impromptue sur le mode conceptuel, Simon la relie aussitôt au souvenir d’une expérience similaire vécue dans les Landes au cours d’un précédent voyage. Il retrouve alors les sensations et les affects éprouvés au milieu des pins, au cours d’une promenade vespérale et les commente intérieurement de la façon suivante : ‘“’ ‘ Un monde non pas mort, non pas même sommeillant, mais secoué, ressuyé de l’homme, balayant ses traces, étouffant ses bruits ’”19.
Dans Un balcon en forêt, Grange connaît également un tel état de stupeur fascinée lorsqu’il erre sur les sentiers vides, le soir du 12 mai 1940 et pose les yeux sur le paysage inchangé des arbres et des plantes : ‘“’ ‘ Des fougères-aigle, pensa Grange – ce sont des fougères-aigle’ ‘”. Il lui semblait qu’il les voyait pour la première fois’ ”20. Ces états de surprise extatique caractérisent chez les personnages de Julien Gracq la conscience phénoménologique irrévélée dont parle Michel Murat. Celle-ci se révèle dans le sentiment d’étonnement et de perception dilatée qui accompagne l’évidence subjective d’être en tel ou tel lieu, devant tel ou tel objet. Le personnage est à la fois conscient du monde qui l’environne et ressent avec une extrême acuité ce que cette confrontation a simultanément de familier et d’inédit. La présence au monde est ainsi donnée en sa troublante plénitude non élucidée, dans le suspens de la conscience qui en éprouve la manifestation.
Décrire et systématiser cette disposition spontanée dans une philosophie, fut-elle organisée par le principe de la réduction phénoménologique, en vaporiserait aussitôt la substance singulière ; la poétique gracquienne contourne naturellement cet obstacle en privilégiant justement la subjectivité rêveuse qui se laisse captiver par le monde et s’en tient au simple constat de son mystère. Il s’agit bien de contempler de maintenir ouverte en son indéfinition même la relation de l’homme avec les “ immenses réserves de calme d’où monte le sentiment aveugle, débordant, du consentement et de l’accord, d’où jaillit vraiment la mélodie de la vie ”21.
“ Plante humaine ”, l’homme ne se connaît et ne connaît le monde qu’en restaurant et exprimant l’intimité de cette présence intime, souvent amicale, toujours régénératrice, même dans les situations de la plus grande urgence tragique. Bien loin d’interdire ou de détruire les voies d’accès à l’expérience du monde, les situations historiques jouent souvent un rôle paradoxal de médiation qui permet à l’individu de s’affranchir de leur contingence catastrophique et de regagner, ne serait-ce que momentanément, la “ bulle enchanté, cet espace (..) d’air et de lumière qui s’ouvre devant lui ”, dont il est question dans Pourquoi la littérature respire mal. Comme le dit Michel Murat : ‘“’ ‘ la subjectivité se construit dans un rapport avec le lieu et l’heure, en dehors duquel à proprement parler elle n’existe pas : être, c’est être au monde’ ”. C’est en ce sens que Julien Gracq ‘“’ ‘ reconnaît Hölderlin, dont il fait sien le souci d’habiter le monde en poète’ ”22. Ecrire est alors la réponse de la conscience qui prend la mesure de l’énigme et la désigne par le verbe.
La sollicitation émane du monde lui-même et non d’une volonté prédestinée par quelque vocation précoce d’entrer en littérature pour devenir ce qu’on appelle un écrivain23. Il est en effet des moments du monde qui sollicitent l’imaginaire et le disposent à son insu à entreprendre une oeuvre éventuelle. Julien Gracq le dit lui-même lorsqu’il déclare : ‘“’ ‘ Pour moi, certainement, ces heures se placent en automne. Pas l’automne des feuilles mortes : plutôt la première fraîcheur qui se glisse à la fin des jours d’été, où l’on a l’impression que le froid commence à sourdre au ras du sol, on dirait par les pores de la planète, que l’air devient plus solide et plus résonnant que d’habitude ’”24. Dans ce passage, l’ébranlement initial de l’imaginaire est clairement mis en relation avec les heures privilégiées du cycle saisonnier. La “ planète ”, implicitement identifiée à un organisme vivant, participe directement à la distillation de la “ première fraîcheur ” et communique ainsi avec l’esprit par le moyen des perceptions les plus immédiates.
Julien Gracq le dit lui-même: ‘“’ ‘ certaines conjonctions de temps et de lieu (...) sont douées d’un grand pouvoir revigorant’ ”25. Un tel pouvoir est bien double, en ce qu’il intéresse simultanément le corps et les facultés subjectives. L’état du monde se réverbère en quelque sorte dans la conscience intensifiée sous la forme extatique d’un élan dynamique : ‘“’ ‘ Un puissant courant imaginatif peut sourdre de la perception, vive, et – entendez le bien – entièrement blanche, vide, de telles heures, dont on peut s’imbiber vraiment – heures vécues à même leur durée, sans s’accrocher à aucune bouée. Un grand courant imaginatif : un livre, par exemple . J’en suis certain parce que cela m’est arrivé : l’envie de commencer un livre m’est presque toujours venue à de telles périodes. Peut-être même ont-elles été à leur manière le sujet réel de ces livres – ce que les critiques, à coup sûr, nous concéderaient malaisément ’”26.
On songe notamment au prologue d’Un beau ténébreux : “ J’évoque dans ces journées glissantes, fuyantes, de l’arrière-automne, avec une prédilection particulière les avenues de cette petite plage, dans le déclin de la saison soudain singulièrement envahie par le silence ”27. La naissance d’Un balcon en forêt est également significative de cette tendance. Julien Gracq l’évoque à plusieurs reprises et en donne plusieurs versions qui peuvent sembler contradictoires, selon que l’auteur assigne le rôle d’élément déclencheur à la lecture d’un passage des Communistes d’Aragon, dans lequel il est question d’une maison forte, ou au contraire à une promenade effectuée dans les Ardennes à l’automne de 1955. Il faut cependant noter que si la lecture d’Aragon a initialement sollicité l’imaginaire de Julien Gracq et polarisé son désir déjà ancien d’exprimer le souvenir de la drôle de guerre, l’écriture d’Un balcon en forêt ne commence pas avant la promenade de 1955.
En 1958, Julien Gracq explique ainsi l’origine de son livre : Un balcon en forêt est né “ de l’image des Ardennes ” et “ de l’idée de la solitude ”28. S’il reconnaît ensuite dans tous les entretiens successifs consacrés au Balcon le rôle joué par la lecture d’Aragon, il revient sans cesse sur la promenade de 1955 : ‘“’ ‘ Je me souviens très bien, il faisait une belle journée d’octobre. J’étais à Paris et j’ai eu envie d’aller voir l’Ardenne. J’ai pris le train, j’ai débarqué et j’ai marché ’”29. Dans sa notice de l’édition de la Pléiade, Bernhild Boie commente ainsi les conséquences de cette promenade : “ ‘Tout le paysage imaginaire d’Un balcon en forêt lui sera donné au cours de cette longue marche solitaire sur des routes qu’il emprunte pour la première fois. L’aventure de l’écriture proprement dite peut commencer’ ”30. Dans son entretien de 1970 avec Jean-Louis de Rambures, Julien Gracq revient une nouvelle fois sur cet épisode. Rappelant son désir d’écrire un roman de la “ drôle de guerre ” mentionne la promenade dans les Ardennes : ‘“’ ‘ Puis, j’ai été faire un jour, une longue promenade à pied en Ardenne : cela m’a frappé’ ”31. Julien Gracq reconnaît ensuite le “ déclic ” provoqué par la lecture d’Aragon, mais il conclut cette réflexion en rappelant une nouvelle fois l’origine de son oeuvre : ‘“’ ‘ Tout cela d’ailleurs est on ne peut plus capricieux et sans règle. Un heure avant de commencer mon premier livre, au contraire, je crois bien que je n’y pensais pas du tout. En fait je n’avais encore jamais songé à écrire, et j’avais déjà vingt-sept ans’ ”32. Il est significatif que Julien Gracq revienne ici au constat initial du mystère de l’écriture. Cet aveu n’est pas tant celui d’une impuissance à définir clairement le moteur fondamental de la création littéraire, que celui d’une conscience particulièrement attentive aux racines complexes de sa propre inspiration. Reste que dans le cas d’Un balcon en forêt, la promenade de 1955 joue un rôle initiateur en ce qu’elle engendre le mouvement d’une écriture jusqu’alors suspendue à l’état de simple projet. Cette promenade confirme en outre les remarques des Yeux bien ouverts. Elle a lieu en automne, dans cette époque intermédiaire de l’année où l’été finissant laisse présager l’approche de l’hiver, et se réverbère indirectement dans le roman dont les premières pages évoquent une semblable journée d’octobre.
L’écriture n’est donc pas une simple activité de la volonté créatrice se déterminant souverainement à concevoir une oeuvre ; elle n’est pas davantage la manifestation d’une ambition sociale relevant du désir de prendre place dans l’histoire littéraire. Elle n’est à l’origine que la transmutation d’un pur état du monde en ce “ ‘puissant courant imaginatif’ ” dont parle Julien Gracq. Comme le dit Philippe Berthier : ‘“’ ‘ Dès lors, la navigation romanesque est faite, au jour le jour, d’un difficile et mouvant marchandage entre l’aimantation vers un ’ ‘“’ ‘ Nord ordonnateur ” (...) et l’inimaginable’ ”33. cet inimaginable est à la fois surprise de l’élan créateur ; il est aussi imprévisible nouveauté de l’être-au-monde qui se matérialise dans le récit. Le monde n’est d’ailleurs pas un entité abstraite, mais la planète dont les pores se dilatent, laissent monter la fraîcheur si singulière qui “ se glisse à la fin des jours d’été ”, et modifient la consistance de l’air soudain plus “ solide et plus résonnant que d’habitude ”. La terre, le tressaillement du temps saisonnier, les qualités thermiques et substantielles de l’air sont les premiers agents de ce courant imaginatif qui conduit finalement au livre. Le monde devient ainsi un véritable bloc résonateur qui agit de manière toute immédiate sur la conscience en alertant sa vigilance. Julien Gracq parle précisément à ce sujet du ‘“’ ‘ ’ ‘sentiment que l’air est plein d’échos auxquels il suffirait de prêter l’oreille, pour que des portes battent tout à coup de tous les’ ‘côtés’ ‘ ’”34. Il ajoute enfin cette remarque précieuse, selon laquelle, le véritable sujet de ses livres ne consiste tant dans leur argument superficiel que dans l’écho de ces instants privilégiés du monde qui les ont suscités. On ne saurait mieux dire que la présence au monde est l’élément fondamental de l’écriture gracquienne et en commande souterrainement l’intime nécessité.
Pour autant, la présence au monde ne relève pas chez Julien Gracq d’un simple unanimisme ni d’un naïf lyrisme de célébration. Il s’en défend d’ailleurs lui-même dans Pourquoi la littérature respire mal, lorsqu’il déclare : ‘“’ ‘ il ne s’agit pas de donner à ce qui est, l’acquiescement pharisaïque qui a souvent été celui d’un Claudel’ ”35. Dès Au château d’Argol, le monde présente une double nature inquiétante qui préfigure, accompagne et réverbère les épisodes du drame. D’une autre manière, Un beau ténébreux met en scène la contamination d’un lieu, celui d’une petite station balnéaire bretonne et de la côte qui l’environne, par les machinations énigmatiques d’un héros déroutant, et le pressentiment d’une mort tragique. Simultanément, les poèmes de Liberté grande proposent un monde profondément altéré et remanié par les puissances souvent cauchemardesques du songe. Plus tard, Le Rivage des Syrtes ainsi qu’Un balcon en forêt , organisent autour de deux personnages successifs, Aldo puis Grange, la mise en tension d’un espace par son Histoire et par la guerre qui s’y prépare. Le motif des lieux travaillés contradictoirement par les puissances tragiques de “ la bataille d’hommes ” et le désir individuel du héros reparaît sous des formes diverses, aussi bien dans les nouvelles de La Presqu’île, notamment La Route et Le Roi Cophetua, mais aussi de façon récurrente dans les deux volumes de Lettrines et les Carnets du grand chemin.
Même lorsque l’écriture de Julien Gracq s’écarte de l’Histoire et de son action sur les paysages, il arrive que les lieux émettent spontanément des suggestions obscures aussitôt reconnues sur le mode affectif par la conscience qui les observe ou les traverse. Ainsi, dans Lettrines, le château de Montségur se signale au regard par sa “ dent sombre ” au profil inoubliable ” et “ sa pierre brûlée (...) comme un phare mystérieux de lumière noire ”36. Ailleurs, l’eau de l’Evre, “ plombée, brusquement enténébrée par l’ombre portée de ses rives comme par la tombée d’un orage ”37, éveille aussitôt un lourd sentiment fasciné de malaise. Dans Lettrines à nouveau, la visite d’un bois de conifères étrangement funèbre éveille immédiatement une véritable angoisse mêlant les images fantasmatiques “ des bois de cyprès “ titanesques, hantés de goules ” d’Edgar Poe, et des forêts écrasantes du carbonifère ”38.
Ces quelques exemples, rencontrés dans l’ensemble de l’oeuvre, montrent combien la relation de l’homme avec monde est souvent polémique, incertaine, chargée d’ambiguïté, si bien qu’elle ne se réduit pas seulement au pacte d’étroite intimité que Julien Gracq évoque dans Préférences. Il est vrai que l’auteur parle alors de “ ‘noces rompues’ ”39, et non d’une unité parfaite ignorant les sous-entendus, les failles et les moments ambivalents. L’analyse du problème de la présence au monde dans l’oeuvre de Julien Gracq doit tenir compte de ces contradictions et de ces ombres, autant que des éléments plus limpides et des instants privilégiés, de même que par exemple, le parcours de Simon, dans La Presqu’île, consiste en une oscillation constante de la pensée et des humeurs, selon les lieux et l’heure.
Un examen plus attentif révèle que le sentiment pur du monde ne cesse d’évoluer, depuis les fantasmagories obscures d’Argol, jusqu’aux vagabondages de l’écrivain âgé dans les Carnets du grand chemin. Ces mutations, graduelles, ou quelquefois subites, ne démentent pas le prolongement durable de grandes tendances qui rythment l’oeuvre, tels notamment le goût du nomadisme, l’amour des vastes horizons, la quête des points sublimes d’où la terre mise à nu dévoile au regard captivé son visage tentateur et sa chair morcelée. Elles marquent cependant les principales étapes d’une pensée poétique qui ne se lasse jamais de poser à nouveau, selon des modes toujours originaux la question d’Hölderlin.
Cette étude se propose d’analyser dans un premier moment la manière dont le problème général de la présence au monde s’exprime initialement. Malgré les différences qui les distinguent assurément, les trois premiers ouvrages de Julien Gracq composent à cet égard comme une sorte d’ensemble. Au château d’Argol, Un beau ténébreux, Liberté grande présentent effectivement cette caractéristique fondamentale d’envisager le lien de l’homme avec le monde selon les exigences très singulières d’une économie narrative, symbolique et scripturale, qui pourrait être définie comme une entreprise de machinations.
Dès l’Avis au lecteur d’Au château d’Argol, Julien Gracq souligne avec une véhémence ironique souvent commentée par les essayistes, l’usage délibéré d’un certain nombre de stéréotypes empruntés au roman gothique et à l’univers d’Edgar Poe. Il signale notamment l’indigence de toute interprétation symbolique, au profit d’une lecture guidée par le jeu de l’analogie. Le monde d’Argol n’est donc pas tant le théâtre d’un drame ténébreux dont il répercuterait les actes successifs, qu’un espace de pressentiments offerts à la lucidité graduellement alertée des personnages. C’est en ce sens qu’il joue “ le rôle d’un signal avertisseur ”40 et sert tout à la fois d’emblème et de moteur aux événements. Dans ce premier récit, la présence au monde consiste peut-être essentiellement en une progressive reconnaissance du destin préfiguré, oeuvré et constamment symbolisé par les paysages et les forces élémentaires qui les traversent.
Un beau ténébreux instaure une situation inverse. La sollicitation dramatique ne vient pas des lieux, mais se projette vers eux, sous l’autorité créatrice et spectaculaire d’Allan. Le héros de ce roman n’est pas tant un lecteur de paysages progressivement initié aux arcanes de son propre mystère, qu’un manipulateur sublime et dérisoire, transportant sur les lieux qu’il accapare l’aura de sa puissance énigmatique. La présence au monde n’est plus alors le déchiffrement d’un parcours symbolique, mais s’incarne plutôt dans une série d’instants privilégiés dont les comparses du récit hésitent à reconnaître la valeur prophétique de révélation surhumaine ou au contraire à dénoncer la supercherie pitoyable et narcissique. Cette équivoque théâtralisation de l’être-au-monde ne se contente cependant pas d’agir diversement sur les protagonistes, selon leur réceptivité, leur sensibilité et la forme individuelle de leur lucidité.
Elle puise effectivement sa puissance tentatrice dans le destin presque ouvertement déclaré que s’est fixé Allan. La présence au monde n’est plus alors, comme dans Au château d’Argol, une épreuve de la chute et du salut sacrificiel, mais une expérience de mise en tension généralisée de l’existence par le point de fuite sans cesse anticipé de la mort volontaire. Subversion magique et mascarade égocentrique deviennent alors les pôles contradictoires d’une même interrogation, sans cependant que leur contradiction soit résolue ou rédimée. En ce sens, la théâtralité d’Un beau ténébreux donne peut-être à lire une forme de présence au monde bien différente de celle qui est à l’oeuvre dans Au château d’Argol.
Les poèmes de Liberté grande 41 instrumentent autrement encore le problème de l’être-au-monde. Il ne s’agit plus cette fois de fantasmagorie initiatique, ni davantage d’une invasion du monde par les sortilèges d’un héroïsme suicidaire. Le choix du poème en prose contre celui du récit implicitement ou explicitement romanesque n’explique pas non plus à lui seul la singularité de Liberté grande à cet égard42. La plupart des poèmes du premier recueil paru en 1946 portent la marque du Surréalisme en ce qu’ils soumettent le monde à la logique du rêve et de l’imaginaire. Ainsi, les paysages représentés dans ce recueil n’appartiennent pas pleinement à l’univers des possibles, même lorsqu’ils semblent maintenir avec lui quelques attaches toponymiques ou géographique, mais dérivent d’abord du foisonnement des images et du mouvement créateur de l’écriture. l’être-au-monde manifeste alors “ ‘la profondeur d’un certaine effervescence imaginative débordante’ ”43, selon l’expression employée par Julien Gracq trente quatre ans plus tard, lorsqu’il évoque ses débuts d’écrivain.
Le jeu de l’écriture recrée le monde selon le seul principe de cette “ liberté grande ” revendiquée par le titre de recueil, et manifeste la toute puissante autorité du poète qui déconstruit et reconstruit les lieux et les espaces en vertu des principes arbitraires de son imaginaire, même si ce processus révèle aussi la lutte ouverte du créateur avec la réalité d’une certaine époque. Affirmation souveraine de la liberté créatrice, conflit violent mêlé d’angoisse latente pouvant donner naissance à de véritables scènes de cauchemar, constituent donc les deux pôles essentiels de Liberté grande et définissent à ce titre une forme très particulière de la présence au monde. L’instrumentation du réel par la subjectivité atteint alors un degré maximal. C’est sans doute en ce sens que Liberté grande porte à son comble une certaine conception de l’être-au-monde dont les oeuvres ultérieures s’écarteront progressivement.
Dans un deuxième temps, cette étude se propose effectivement d’analyser la mutation progressive du problème de la relation avec le monde, dans le sens d’une expérience poétique et subjective associée à celle d’une conscience historique distanciée. Celle-ci se réalise en plusieurs étapes qui ne sont pas nécessairement chronologiques, bien qu’elles épousent souvent le mouvement des parutions successives. Le problème de la relation avec l’Histoire est en effet posé explicitement par Julien Gracq dans Pourquoi la littérature respire mal et prend la forme d’un débat entre l’auteur et la littérature d’après-guerre, qui pose la question de la place que le sentiment historique doit ou non jouer dans la littérature. Julien Gracq y manifeste un certain nombre de positions radicales, qui, pour conservatrices qu’elles aient pu paraître en 1960, n’en sont pas moins fondatrices d’une autre pratique de la littérature que celle des romanciers de la conscience tragique ou de l’engagement. Cette position est illustrée dans une série de récits où la matière historiqque intervient de façon très particulière, et donne au sentiment la présence au monde une forme d’une rare intensité, dans la mesure où la condition de sujet jeté dans l’Histoire s’accompagne d’une vééritable quête de l’immanence immémoriale du monde.
Parallèlement au problème du destin historique, Le Rivage des Syrtes semble incarner la première manifestation de ce désir d’immanence. Aldo n’entend pas seulement transgresser l’équilibre séculaire du compromis qui assure la pérennité léthargique d’Orsenna. Dès l’origine, le Farghestan lui apparaît sous la forme d’une terre mythique qu’il rêve de contempler dans un périlleux face-à-face. Le voyage vers les Syrtes, l’étude visionnaire des cartes maritimes enfermées dans les profondeurs de l’Amirauté, la quête des signes disséminés qui témoignent d’une communication occulte entre les deux rivages, constituent autant d’indices de ce désir. L’aventure d’Aldo est à l’évidence commandée par le double levier de la trahison de Vanessa et du voeu d’autodestruction incarné dans la personne de Danielo ; elle obéit peut-être aussi à ce désir d’atteindre et de toucher des yeux, quelles qu’en soient les conséquences catastrophiques, le pays fabuleux devant lequel le sentiment perdu de la présence au monde retrouvera sa plénitude.
Cette disposition semble se confirmer sous une toute autre forme dans Un balcon en forêt. A l’inverse d’Aldo, l’aspirant Grange cherche à fuir le mouvement de l’Histoire et pense trouver un refuge dans la communication immédiate avec l’univers clos des Falizes. La présence au monde devient alors un recours contre la tragédie imminente. La montée du péril coïncide avec une tentative de fusion, telle que Grange ne cherche pas tant à contempler une autre face du monde, qu’à faire corps avec la forêt isolée qui l’entoure. Plus encore que Le Rivage des Syrtes, Un balcon en forêt met en scène cette tension fondamentale entre l’inquiétante brutalité de l’Histoire et la proximité momentanément, ou illusoirement salutaire, d’une nature immémoriale au sein de laquelle le sujet rendu à la solitude existentielle, pense accéder à une certaine vérité.
Cette relation polémique entre l’Histoire et la présence régénératrice, ou tout au moins protectrice, du monde naturel, reparaît souvent dans l’oeuvre de Julien Gracq. De nombreux passages de Lettrines et des Carnets du grand chemin revisitent notamment les expériences vécues par le soldat Louis Poirier, pendant la campagne de mai-juin 1940, et révèlent la solidarité secrète qui unit paradoxalement l’expérience de la guerre et celle de la relation intime avec le monde. D’une manière générale, Julien Gracq propose une vision très singulière de l’Histoire qui mérite d’être comparée à celle d’autres écrivains, tels par exemple André Malraux ou Claude Simon. Ni métaphysique, ni matérialiste, la conception gracquienne du monde en guerre, ne propose pas plus une herméneutique du destin qu’elle ne prend parti en faveur d’une réalité désenchantée. Bien au contraire, le monde immanent ne semble jamais plus proche, plus énigmatique et fascinant que dans les époques de convulsion historique violente.
Deux des nouvelles de La Presqu’île illustrent cette fascination pour le monde immédiat en temps de guerre. Il s’agit respectivement de La Route et du Roi Cophetua. L’Histoire en mouvement crée en effet dans ces récits les conditions d’une expérience renouvellée du monde, soit que l’écroulement d’un ordre étatique libère la sauvagerie primitive du monde et la possibilité d’un contact direct avec les puissances naturelles, comme dans La Route, soit que le hasard fatal de la guerre autorise une expérience privilégiée de l’être-au-monde par l’intermédiaire d’une figure féminine, comme dans Le Roi Cophetua. On aurait d’ailleurs tort de rapporter exclusivement ce dernier récit au mythe du Roi Pêcheur, comme la critique le fait généralement, répondant il est vrai aux suggestions manifestes du titre et du texte de cette nouvelle qui entre en évidente résonnance avec l’unique oeuvre théâtrale écrite par Julien Gracq. L’aventure du narrateur du Roi Cophetua ne concerne pas seulement le pacte étrange de désir et de mort, voulu par Jacques Nueil, mais intéresse aussi la présence immédiate du monde alerté sur ses lisières par la rumeur continue de la canonnade. La fin du récit semble à cet égard révélatrice, en ce qu’elle restitue au milieu même de la guerre la pleine jouissance d’une journée libre à Braye-la-Forêt. Julien Gracq partage sans doute à ce sujet quelques-unes des positions d’Ernst Jünger, comme l’indique notamment la valeur emblématique qu’il accorde aux Falaises de marbre. La conception gracquienne de l’Histoire permet probablement de mieux comprendre les positions fermement défendues dans Préférences, et donne très certainement son véritable sens au rejet du nihilisme héroïque de Malraux ou de la vision sartrienne de la littérature.
Cependant l’expérience de l’immanence ne s’épuise pas dans la mise en tension du monde par les tragédies historiques. Fidèle en cela aux affirmations de Préférences , l’oeuvre de Julien Gracq dessine également le contour d’expériences plus heureuses et plus détachées des contingences collectives que ne le sont les aventures contradictoires du jeune Observateur d’Orsenna en mission dans les Syrtes, et de l’aspirant Grange, obstinément attaché à son précaire abri sylvestre.
Ces expériences du contact intime avec le monde peuvent revêtir différentes formes selon qu’elles consistent en une communion, une contemplation panoramique ou un parcours. Le long poème intitulé La Sieste en Flandre Hollandaise, de nombreux fragments des Lettrines, l’esthétique du paysage exposée dans En lisant en écrivant, témoignent plus particulièrement de ces dispositions singulières, et permettent d’éclairer les positions de Julien Gracq en faveur d’une littérature de l’accord électif avec les puissances naturelles. L’immanence n’est plus alors le peut-être d’un monde mythique ou d’une clôture défensive, mais le milieu concret d’une expérience existentielle faisant jouer l’espace, le temps et la substance des paysages, comme des révélateurs concrets de la présence terrestre.
Cette expérience fondamentale se redouble d’un nomadisme géographique érigé en art poétique, comme on le constate particulièrement dans les Lettrines et les Carnets du grand chemin. Dans ses ouvrages de maturité et de vieillesse, Julien Gracq privilégie en effet la forme fragmentaire qui devient le reflet littéraire des parcours et des voyages de l’auteur. Comme Simon dans La Presqu’île, l’écrivain nomade ne vise plus quelque point sublime où se dévoileraient brusquement les contraires unifiés ; il se préoccupe alors davantage de “ dévisager la face de la terre ”44 et de retrouver au hasard des paysages le sol primitif de la planète.
Pour autant, la quête de Julien Gracq ne cherche pas à circonscrire l’essence du monde, ni davantage à fusionner avec une forme quelconque de totalité cosmique. En cela, Julien Gracq se distingue de Jünger, en dépit des sentiments esthétiques et subjectifs qui le lient au solitaire de Kirchhorst. La face de la terre ne se livre jamais dans une épiphanie de l’Etre ; elle se démultiplie en autant de visages qu’il y a de lieux. La variété souvent contradictoire des paysages traversés par Simon, le tissu ponctué de vides des Lettrines ou des Carnets du grand chemin, traduisent formellement cette réalité morcelée. La présence au monde devient une expérience des territoires en archipels, le devenir d’un voyageur pour qui, chaque espace visité est aussitôt médium d’une manière d’être unique. L’intime révélation qui en résulte est un accord fugace qui trouve dans l’écriture une consistance durable ainsi qu’une signification.
Mais la présence au monde ne s’épuise pas non plus dans ce contact avec la terre et cette coïncidence du devenir avec la succession des expériences de présent pur, pas plus qu’elle ne désigne que la plénitude d’expériences euphoriques ou sereines. Cette étude veut effectivement analyser dans un dernier temps le double lien de Julien Gracq à la mémoire et aux paysages angoissants ou déceptifs. Etre au monde ne signifie pas seulement régler son devenir sur les lois subjectives de la rencontre avec les paysages tels qu’ils se présentent à la conscience nomade, mais aussi prendre la mesure du passé individuel qui informe secrètement les préférences fondamentales, les inclinations essentielles de l’imaginaire, et la conscience esthétique.
Les Eaux étroites et La Forme d’une ville invoquent précisément les puissances de la mémoire, sans cependant céder à la tentation autobiographique. Il ne s’agit effectivement pas pour Julien Gracq de se raconter, mais de ressaisir la substance et le sens des éléments et des lieux qui ont initialement nourri et orienté son enfance et son adolescence rêveuses. Plutôt que d’exposer une collection de faits vécus, ces deux ouvrages proposent donc de reprendre des parcours. Ils examinent la manière dont le sentiment d’être au monde se forme dans l’expérience des promenades, libres ou contraintes, de l’espace visible ou invisible, accessible ou refusé. En ce sens ils sont les récits non-anecdotiques d’une formation intérieure considérée dans son devenir initial.
Les paysages de l’Evre et de Nantes sont d’abord les territoires naturels d’un imaginaire à l’état natif ; à l’occasion de ces deux ouvrages, ils deviennent aussi les points d’ancrage d’une conscience esthétique plus tardive en ce qu’ils reflètent rétrospectivement la sensibilité littéraire et picturale de l’écrivain vieillissant qui les invoque. La lecture des Eaux étroites et de La Forme d’une ville offre donc une occasion privilégiée d’analyser la confluence du passé, du devenir et du présent et d’indiquer la manière dont Julien Gracq définit la constitution de l’être-au-monde à partir du libre jeu du réel et de l’imaginaire.
La relation intime au passé formateur se redouble enfin d’une série d’expériences dans lesquelles le monde présente une autre face que celle de l’accord. Dans une série de passages de Lettrines ou des Eaux étroites, Julien Gracq évoque en effet des paysages qui provoquent une forme d’angoisse indéfinie, en laquelle se révèle sourdement d’autres significations. Ainsi, le parcours au fil de l’Evre est-il jalonné de lieux et d’instants obscurs qui laissent filtrer une double hantise : celle de l’étouffement de la subjectivité englobée dans une matière informelle, celle de la perte de vision et de distance qui en découle. De la même manière, certains passages de Lettrines présentent des paysages qui provoquent le même malaise et révèlent finalement que la matière du monde est hantée par de paradoxales manifestations de néant qui ne demandent que la présence d’une conscience imprudente pour se lever et répandre leur négativité fascinante.
De la même manière, certains paysages éveillent chez Julien Gracq une forme d’aversion sur laquelle l’auteur tente de s’expliquer dans son entretien avec Jean-Louis Tissier et qu’il illustre dans certaines pages de Lettrines 2 ou des Carnets du grand chemin. Ces paysages déceptifs sont analysés du point de vue d’une véritable sensibilité poétique à la morphologie des lieux, et montrent que le monde recèle encore des non-lieux concrets, dont la substance ne propose à la conscience que des épiphanies du malentendu, du désaccord et du manque de séduction. Cette tendance culmine dans Autour des sept collines, étrange ouvrage tout entier consacré au malentendu d’un voyage à Rome, qui est l’occasion pour l’auteur d’explorer par le négatif un type de paysage mal aimé et d’esssayer d’en dégager les lois de déplaisir. Cette entreprise, pour le moins inhabituelle en littérature, particulièrement à propos de l’Italie, révèle combien la question de la présence au monde est centrale dans l’oeuvre de Julien Gracq, et ne relève ni d’une métaphysique, ni d’une quelconque systématique théorique, mais intéresse essentiellement les aventures d’une sensibilité subjective et poétique. Elle montre à quel point le problème de l’exister est chez cet auteur celui de la relation de préférence et d’accord particulier de chaque homme avec le monde, et échappe en cela à toute idéologie du sol natal, du symbole ontologique ou mystique, ou du folklorisme paysager. Car c’est de la vie immédiate dans toute son épaisseur et sa puissance de songe “ aux yeux bien ouverts ” qu’il est ici question, de la conscience intime, et constamment revivifiée, du monde où se déploie mystérieusement “ la plante humaine ”.
Lettrines, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, p. 210, Editions Gallimard, Paris,1995.
Il serait peu judicieux de lire cette formule de Lettrines, à la lumière de la critique heidegerienne de la technique. Si Julien Gracq s’avoue parfois gêné par la métamorphose des paysages soumis aux lois du commerce, il ne manifeste cependant pas d’aversion fondamentale envers le devenir des lieux, comme par exemple la disparition progressive du bocage fermé des régions de l’ouest.
Pourquoi La littérature respire mal, in Préférences, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p.880, Editions Gallimard, Paris, 1989.
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris,1972, p.116-117. Julien Gracq se réfère précisément à cette formule à la fin de Pourquoi la littérature respire mal, pour affirmer la nécessité de maintenir intact le pacte de l’homme et du monde.
Pourquoi la littérature respire mal, op. cit. p.879.
Id., p.880.
Ibid. p.880.
Ibid, p.879.
9 Les yeux bien ouverts, Préférences, op. cit., p.844.
Philippe Berthier, Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1990, p.200.
Pourquoi la littérature respire mal, op. cit. p.881.
Michel Murat, Julien Gracq, Belfond, Paris, 1991, p.14.
Id. p.15.
Ibid, p.15.
Lettrines, op. cit., PII, p.
Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.14.
Julien Gracq mentionne cette formule et la rend à son auteur dans un entretien avec Jean-Louis Tissier : “C’est “la face de la terre” qui m’intéresse : le mot est de Sess, et je trouve beau le titre de son ouvrage”, Entretien avec Jean-Louis Tissier, PII, p.1205.
Philippe Berthier, Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, op. cit., p.172-173.
La Presqu’île, PII, p.488.
Un balcon en forêt, PII, p.111-112.
Pourquoi la littérature respire mal, op. cit., PI, p.879.
Julien Gracq, op. cit. p.15.
Evoquant sa décision d’entreprendre la rédaction d’Au château d’Argol, Julien Gracq déclare en effet à Gilbert Ernst : “ une heure avant de commencer, je n’y songeais pas ”, “ Sur Un balcon en forêt, Entretien entre Julien Gracq et Gilbert Ernst, Cahier de l’Herne Julien Gracq, L’Herne, Paris 1972, p.212.
Les Yeux bien ouverts, op. cit. p.845.
Id, p.844-845.
Ibid, p.845-846.
Un beau ténébreux, PI, p.99.
Les Nouvelles littéraires, 11 septembre 1958.
“Sur Un balcon en forêt”, entretien entre Julien Gracq et Gilbert Ernst, p.216.
Notice d’Un balcon en forêt, p.1282.
Entretien avec Jean-Louis de Rambures, PII, p.1191.
Id., p.1191.
Philippe Berthier, Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, op. cit., p.153.
Les yeux bien ouverts, op. cit., PI, p.845.
Pourquoi la littérature respire mal, op. cit. p.880.
Lettrines, op. cit., PII, p.169
Les Eaux étroites, p.537
Lettrines, op. cit. p.186.
Pourquoi la littérature respire mal, op.cit., PI, p.879.
Au château d’Argol, p.5.
C’est surtout le cas des poèmes antérieurs à La Terre habitable qui, non seulement, ont été écrits à la même époque, entre novembre 1941 et 1946, mais relèvent également d’une même esthétique issue du Surréalisme.
Les poèmes de Liberté grande ne sont d’ailleurs pas dépourvus de narrativité. Leur spécificité n’intéresse donc pas la seule différence de genre permettant théoriquement de distinguer le récit ou le roman et la poésie. Une telle distinction entre roman et poésie serait d’autant moins pertinente, que les premiers poèmes de Liberté grande sont contemporains de la rédaction d’Un beau ténébreux. De nombreux passages de ce récit s’apparentent au poème en prose, et pourraient aussi bien trouver leur place dans Liberté grande. C’est notamment le cas des souvenirs de captivité de Gérard.
En lisant en écrivant, PII, p.656.
L’expression apparaît effectivement dans La Presqu’île, au cours de la demi-journée de pérégrination solitaire de Simon : “ Quand il roulait beaucoup, et dévisageait un peu longtemps la face de la terre, il y avait quelque chose en lui qui chantait toujours un ton au-dessous de l’accompagnement ”. La Presqu’île, op. cit., p.431.