Dans son “ Avis au lecteur ”, placé à l’ouverture d’Au château d’Argol, Julien Gracq a bien soin de préciser que son roman convoque et mobilise “ ‘les puissantes merveilles des Mystères d’Udolphe, du château d’Otrante et de la maison Usher’ ”45, dans le but d’indiquer combien ce court premier roman emprunte très délibérément ses matériaux symboliques à l’imaginaire romantique dans sa version gothique et noire. ‘“’ ‘ Le répertoire des châteaux branlants, des sons, des lumières, des spectres dans la nuit’ ” a donc dans cet ouvrage la fonction d’une machine de guerre destinée “ ‘à faire mouvoir les ressorts toujours malaisément maniables de la terreur’ ”46. D’une manière générale, tout le décor, les paysages, les lieux où se jouent les différents épisodes du drame, participent également de cet effet d’ensemble. Il s’agit d’abord de créer le climat d’un récit qui se présente comme une version démoniaque de Parsifal. Le monde, dans ce premier roman, vaut donc par son rôle poétique et dramaturgique, comme le montre assez bien la description du paysage traversé par Albert dans le premier chapitre. La terre sauvage et primitive d’une Bretagne à demi rêvée sature l’ouvrage de sa présence élémentaire, spatiale et matérielle, mais également mythique. Comme le note Michel Murat : ‘“’ ‘ de cette ’ ‘“’ ‘ matière de Bretagne ”, ce dont le livre garde le mieux l’empreinte, c’est en fait la Bretagne elle-même : le granit, la lande ’ ‘“’ ‘ où le jaune terne des ajoncs obsédait l’oeil ”, l’herbe des sables faisant place aux grèves nues, le ciel ’ ‘“’ ‘ argenté par la réflexion de l’océan ”, composent une province de l’âme. Le nom d’Argol, découvert dans un horaire d’autocars, unit l’expérience intime à son horizon immémorial’ ”47.
On se souvient en effet que le nom d’Argol fut en effet découvert par Julien Gracq au cours de son premier voyage en Bretagne en septembre 1931. En 1976, l’écrivain précise lui-même les circonstances de cette rencontre, selon lui purement toponymique : ‘“’ ‘ Argol n’était pour moi, quand j’ai écrit le livre, qu’un nom, un nom lu par hasard dans un horaire d’autocars. Il n’y a pas de château aux environs (il paraît que les touristes demandent à le visiter). Seule la situation du village par rapport à la mer, à deux ou trois kilomètres et au pied du Ménez Hom, correspond vaguement – et par hasard – à la situation du château dans le livre’ ”48. Malgré cette précision, Jean Balcou, refuse le caractère fortuit du choix d’Argol “ qui n’est pas simple nom de rencontre. Même là, en effet, devant cette panique vision de forêt et d’eau, de ciel et de vent, de mer et de soleil, osons dire que l’invention est fonction du lieu, ou plutôt du “ génie du lieu ”. Ce médiocre bourg perché vers Crozon, c’était une trêve dont dépendaient Landévennec avec son abbaye ruinée par les Normands, sa forêt domaniale, son cimetière marin, son estuaire sur la rade, Telgruc avec son aber, sa chapelle de Folgoët, Trégarvan enfin, d’où a surgi Storrvan. Et partout alentour les landes courant sur les falaises... Ah ! oui, le château ? Tenez, ce “ cairn ” sur le Méhé-Hom qui barre la vue, mais c’est le tombeau du roi Marc’h, et Charlemagne a rasé l’édifice ”49.
Les certitudes de Jean Balcou sont sans doute abusives en ce qu’elles ne tiennent pas compte de l’esthétique très particulière de Julien Gracq selon lequel dans un roman tout doit être fictif, y compris les noms et les lieux, même s’ils entretiennent un certain rapport avec la réalité géographique. Il arrive que les lieux et les noms soient intégralement modifiés et échangés, comme dans Un Balcon en forêt, ou partiellement recréés comme dans La Presqu’île. Le pouvoir d’ébranlement de l’imaginaire compte en l’occurrence bien davantage que la précision géographique parfaitement inutile. Dans le cas d’Au château d’Argol, cette nécessité poétique est d’autant plus évidente que le roman s’éloigne de la vraisemblance au seul profit du climat de mystère et de drame sacré. Les remarques de Jean Balcou présentent toutefois cet intérêt de signaler la prééminence du mythe qui s’empare des lieux et les tonalise puissamment de son aura immémoriale. En cela, il rejoint, mais par de toutes autres voies, les réflexions de Michel Murat.
Ces remarques mettent en lumière le statut du paysage dans Au château d’Argol. Le lien de l’immémorial et de l’empreinte avec la matière concrète de la Bretagne indique effectivement d’emblée quelle poétique de la présence au monde s’inaugure dans ce premier livre. Le paysage d’Argol s’enracine poétiquement dans la Bretagne réelle dont il retient certains traits signalés par Michel Murat. Mais c’est pour aussitôt les composer avec un autre monde qui ne doit rien à l’anecdote géographique, mais tout à la liberté impérieuse d’un écrivain de vingt-cinq ans doublement fasciné par Edgar Poe et le Surréalisme50.
Si la Bretagne devient tout aussitôt une province de l’âme, c’est moins sous l’influence de sites déterminés reparcourus mentalement par l’auteur à travers son héros, que selon l’élan pur d’une écriture naissante. L’intime concerne donc moins le souvenir du voyage de septembre 1931, que le mouvement d’une sensibilité créatrice. l’être-au-monde se manifeste immédiatement dans la situation initiale, par un certain dynamisme essentiel qui intéresse simultanément le personnage d’Albert, le paysage désert qui le conduit jusqu’au château, l’auteur qui pour la première fois s’engage sur les chemins inattendus de l’écriture. Quelque chose de cet état de grâce, de surprise, d’improvisation libre, se manifeste immédiatement dans l’incipit de l’ouvrage : “ ‘Quoique la campagne fût encore chaude de tout le soleil de l’après-midi, Albert s’engagea sur la longue route qui conduisait à Argol’ ”51. Michel Murat écrit justement à ce sujet : ‘“’ ‘ L’ordre qui convient pour parler de Julien Gracq est celui d’une genèse : au commencement il y a le ciel et la terre, entre lesquels un personnage ’ ‘“’ ‘ se met en chemin ”. La question des lieux engage donc l’oeuvre dans toute son extension et dans sa matière la plus intime’ ”52.
Cette genèse instaure sans doute un lien privilégié avec le monde, mais le trouble aussitôt en proposant toute une série de signes ambivalents. La traversée de la contrée sauvage, la découverte de ses plans successifs, la solennité de l’horizon silencieux, éveillent bientôt une relation d’intimité inquiète. La narration quitte en effet le pur registre descriptif ; le paysage se charge de pressentiments. D’une manière générale, Argol est un domaine de signes prophétiques, qui, par le biais des lieux et des puissances élémentaires qui les travaillent, s’adressent à l’âme des personnages. “ ‘Drame de l’affrontement au sacré’ ”53, selon l’heureuse expression de Michel Murat, Au château d’Argol propose d’emblée à ses lecteurs un univers chargé de sens, sous forme de prémonitions obscures. Les lieux, les forces élémentaires et les objets, ne valent pas comme simple décor du drame ; ils en sont les indices et les mediums. En eux se préfigurent et se révèlent progressivement les actes successifs de la ténébreuse aventure d’Albert, Heide et Herminien. Ils constituent ce que Michel Guiomar nomme des ‘“’ ‘ miroirs de ténèbres’ ”54. D’une manière générale, la notion de “ ‘miroir de ténèbres’ ” intéresse la figuration poétique de l’expérience du double démoniaque et sa relation avec le problème de la perte et du salut. Michel Guiomar analyse notamment la manière dont l’ensemble des paysages d’Argol participe au processus révélateur d’une telle dualité fondamentale en chacun des trois personnages, comme entre chacun d’entre eux, selon les étapes successives que scandent et manifestent les différents chapitres d’Au château d’Argol. Chaque fois, au fond du miroir, les contraires affrontés de l’angélique et du démoniaque, de la victime et du meurtrier, désignent un même point de fuite aveugle que Michel Guiomar identifie à l’expérience énigmatique de la mort et du désir.
Originairement, ces signes prophétiques ne sont encore que de simples virtualités. Ils attendent pour se révéler et se développer dans toute leur ampleur, l’intervention des trois héros du drame. Dès le premier chapitre du roman, ils apparaissent une première fois en cet état purement latent qui s’exprime aussitôt chez Albert sur le mode affectif du malaise.
Au château d’Argol, PI, p.5.
Id., p.5.
Michel Murat, Julien Gracq, op. cit. p.165.
Givre, n°1, mai 1976, p.26.
La Bretagne chez Gracq, in Julien Gracq, Actes du colloque international d’Angers, 21-24 mai 1981, Presses universitaires d’Angers, p.11.
Bernhild Boie fait remarquer que malgré les déclarations fracassantes de L’Avis au lecteur, Au château d’Argol doit finalement peu au roman gothique : “ Ensuite, Au château d’Argol est d’évidence plus proche de Poe que de Walpole ou de Radcliffe ”, Notice d’Au château d’Argol, P.I, p.1130.
Au château d’Argol, P.I, p.7.
Michel Murat, Julien Gracq, op. cit. p.13.
Id. p.162.
Michel Guiomar, Miroirs de Ténèbres I, Julien Gracq, Argol et les rivages de la nuit, José Corti, Paris, 1984.