1) Les signes latents du paysage

Au château d’Argol s’ouvre sur le récit d’un voyage. Albert chemine à pied vers le manoir qu’il vient d’acheter, à travers un paysage minutieusement mis en scène. Grand nomade, Albert a circulé dans les principales villes universitaires d’Europe avant de décider, sur la foi d’une inspiration subite, de se fixer provisoirement dans une demeure bretonne. Pourtant, très vite, cette faible attache à la réalité se rompt. Le nomadisme philosophique d’Albert le retranche d’avance de la vie moderne : ‘“’ ‘ Il visita les universités de l’Europe, et de préférence les plus anciennes, celles où les maîtres du Moyen Age laissaient encore le souvenir d’un savoir philosophique rarement dépassé par les modernes ’”55. Premier paysage gracquien, le domaine d’Argol flotte tout entier hors de l’Histoire. Il relève au contraire d’une temporalité mythique, celle par exemple de l’univers celtique comme l’indique le nom de Storrvan, sans que cette référence joue pourtant un autre rôle que celui de résonateur poétique. On le conçoit d’autant mieux si l’on note qu’Albert mène l’existence d’un Wanderer issu en droite ligne du Romantisme allemand, tandis que Heide est associée aux agitations révolutionnaires modernes. La participation de cette dernière aux “ ‘convulsions sociales’ ” de son époque prend d’ailleurs la forme de “ ‘spasmodiques rumeurs’ ”56 faisant écho à celles dont s’entoure le nomadisme intellectuel d’Albert, celui, esthétique et érotique d’Herminien. L’éventuelle activité politique de Heide n’est d’ailleurs pas fondée par une morale ou un programme. L’agitation révolutionnaire est bien plutôt “ ‘la seule atmosphère où cette âme de feu et de glace respirât à son rythme naturel’ ”57. Un tel brouillage des repères historiques manifeste à l’évidence une intention poétique qui se manifeste avec la plus grande ampleur dans l’évocation des paysages. Le domaine d’Argol est de ce point de vue un véritable Urgrund, un monde immémorial, qui, pour n’être ni le territoire d’une autorité politique, ni davantage l’un de ces solitaires ‘“’ ‘ cantons de la terre ”’ que Julien Gracq arpentera et évoquera dans son oeuvre de maturité, est entièrement voué à préparer, signifier et révéler le destin des trois protagonistes.Déjà en mouvement lorsque s’ouvre la première phrase, le héros principal du drame est donc saisi sous les traits caractéristiques du jeune Wanderer romantique, le voyageur solitaire dont l’existence semble entièrement règlée par le principe d’errance.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’impression générale de réclusion et d’immobilité qui se dégage de l’ensemble du texte, Argol n’est en effet qu’une étape provisoire dans son existence. Après avoir noté qu’Albert emporte avec lui Hegel ‘“’ ‘ dans son manoir solitaire de Bretagne pour y remplir surabondamment les journées qu’il prévoyait mornes et arides, d’une contrée mélancolique’ ”58, le narrateur précise incidemment que le séjour d’Albert est limité d’avance à une courte période : “ ‘Le caractère sauvage et désert du pays où le hasard venait de le fixer si étrangement pour quelques mois ne tarda pas frapper son esprit apaisé par la monotonie de la marche’ ”59. Le héros du Château d’Argol est donc saisi et présenté dans l’une des phases intermédiaires de son existence nomade. Au seuil du texte, il a déjà derrière lui une longue carrière de vagabondage dont on comprend d’emblée qu’elle est sa loi fondamentale. Le premier héros de l’oeuvre de Julien Gracq correspond donc déjà au modèle plaisamment identifié par l’auteur dans Lettrines, sous le titre : Fiche signalétique des personnages de mes romans 60. La marginalité, l’état de vacance indéfinie, définissent à eux seuls une forme singulière de relation au monde dont le principe est avant tout cette pure ouverture, dépouillée de toute finalité pratique, aux forces et aux signes venus du monde. En l’occurrence, ce sentiment de détachement se redouble au contact du paysage qu’Albert découvre au long de son parcours.

Dès les premières lignes, ce paysage étrange plonge le marcheur dans un état mental particulier : “ ‘Le caractère sauvage et désert du pays où le hasard venait de le fixer si étrangement pour quelques mois ne tarda pas à frapper son esprit’ ”61. Il ne s’agit dès lors plus de la Bretagne, province, certes encore reculée et sauvage, de la France de 1937, mais d’un pays à part entière qui portera bientôt le seul nom d’Argol, rappelant ainsi implicitement au lecteur attentif le souvenir du Royaume au bord de la mer, ou du Domaine d’Arnheim d’Edgar Poe L’influence du poète américain surprend d’autant moins que l’Avis au lecteur la mentionne explicitement. Tout le premier chapitre d’Au château d’Argol pourrait d’ailleurs se lire comme un long développement de la phrase initiale de La chute de la maison Usher : ‘“’ ‘ Pendant toute une journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher ”’ 62. Albert voyage certes à pied, en une saison plus ténébreuse que son célèbre devancier, mais il traverse aussi des étendues désertes, chargées de présages inquiétants, et ne parvient lui-même qu’en fin d’après-midi à la demeure qui est le but de son voyage.Argol se définit d’abord par l’écart qui le sépare de la terre des hommes, des travaux et des jours. On ne parvient effectivement au château solitaire dressé sur éperon rocheux qu’à l’issue d’un voyage à pied.

Le pays d’Argol se caractérise notamment par sa puissance de suggestion. Sauvage, il contient en suspens toutes les réserves de violence et de maléfice qui se déchaîneront au cours du récit. Ainsi, ‘“’ ‘ le jaune terne des ajoncs obsédait l’oeil’ ”,63 et “ ‘l’eau sommeillait dans des mares herbeuses, au bord desquelles des pavés inégaux formaient le plus sûr appui pour le pied au milieu d’un sol perfide’ ”64. Le ciel marin lui-même joue le rôle d’une sorte d’oeil réflecteur qui distribue la lumière et accuse le détail des formes : ‘“’ ‘ un air vif, un ciel lumineux et comme argenté par la réflexion de l’océan tout proche donnaient aux profils nets de ces montagnes une espèce de majesté’ ”65. Des signes au sens encore latent apparaissent donc à fleur de paysage et accompagnent le voyageur ingénu. Le château lui-même s’anime à l’approche d’Albert et devient “ ‘un guetteur muet’ ”, du haut duquel “ ‘l’oeil d’un veilleur attaché aux pas du voyageur ne pouvait le perdre de vue un seul moment’ ”66. Le texte précise même quelques lignes après : ‘“’ ‘ Les merlons de cette puissante tour ronde (...) se profilaient toujours juste au-dessus de la tête du voyageur’ ”.

Dès les premières pages d’Au château d’Argol, la terre a donc une face inquiétante dont le regard multiple s’éveille sous les pas du marcheur, pour concentrer et orienter sur lui, d’avance, les signes avertisseurs des puissances démoniaques qui ne tarderont pas à se manifester. Michel Guiomar commente finement cette éclosion de regards inquiétants, dans laquelle il reconnaît une première manifestation des miroirs révélateurs où se plongeront bientôt les yeux fascinés et terrifiés d’Albert et de ses deux protagonistes : ‘“’ ‘ Apparaissent le château et ses paysages, matières primitives, catalysatrices du Miroir, espaces préparés aux Atteintes des Ténèbres ’”67.

Cette logique des pressentiments visuels trouve un écho dans le portrait d’Albert qui se distingue notamment par l’importance accordée à la description des yeux et du regard : ‘“’ ‘ Les yeux fascinaient par un piège insidieux de la nature qui avait voulu que leurs axes ne fussent pas rigoureusement parallèles, et semblaient toujours regarder derrière celui qu’ils examinaient, lui communiquaient comme physiquement le poids d’une immense rêverie intérieure – dans les regards lancés de côté, le blanc pur qui se découvrait alors déconcertait comme le signal inhumain et brusque d’une semi divinité’ ”68. Tout comme le paysage qu’il examine, le regard d’Albert se révèle lourd de significations latentes où se mêlent le divin, l’inhumain et la pensée flottante. Regard signal, il réfléchit au double sens optique et spirituel, de même que la réflexion de l’océan sur l’air communique aux formes une aura de majesté. Ses propriétés singulières correspondent d’autant plus à celles des regards prémonitoires semés dans le paysage sous la forme des eaux, du ciel et du château, qu’il est lui-même ‘“’ ‘ un piège de la nature’ ” permettant à Albert d’envelopper et de cerner celles et ceux qu’il observe. Ces propriétés étonnantes débordent même les organes visuels pour envahir le front “ ‘divisé en deux lobes bombés’ ”69 et ‘“’ ‘ habité de lumière ”’ 70, à l’image de ‘“’ ‘ l’air vif’ ” et argenté qui baigne le paysage. On pourrait dire à cet égard du monde argolien qu’il est ‘“’ ‘ ce monde ouvert, irrévélé, accumulant autour de l’homme ses grands bancs de brouillard, ce monde de la chance exorbitante qu’était le monde des premiers âges’ ”71. C’est bien précisément cet univers trouble où jouent des signes évasifs que rencontre ici Albert. Mais, débarrassé de trop fortes connotations médiévales, il flotte dans une intemporalité qui intensifie s’il se peut sa puissance d’évocation, particulièrement pour la conscience du voyageur qui s’aventure en lui.

Ainsi, la présence au monde se manifeste initialement dans un phénomène de réflexion spontanée entre la personne d’Albert et la contrée sauvage d’Argol. Le paysage signale d’avance les virtualités démoniaques d’Albert qui projette réciproquement l’ambivalence de son âme sur les lieux inquiétés. Un jeu d’intimidation réciproque s’instaure alors entre le piéton solitaire et le territoire qui se déploie autour de lui. Les yeux d’Albert parcourent librement l’espace panoramique dont ils épousent à distance les moindres inflexions, tandis que le paysage répond par une série de manifestations visuelles agressives, notamment le jaune des chardons qui obsède l’oeil d’Albert, la tour du château qui offusque sa vision et engendre en lui ‘“’ ‘ un sentiment de gêne presque insupportable’ ”72. Cette logique de la mise en alerte atteint sa plus grande intensité lorsque la tour devient un ‘“’ ‘ guetteur muet des solitudes sylvestres’ ”73, et suscite l’oeil menaçant d’un guetteur fantomatique penché au-dessus du marcheur.

Dans Un beau ténébreux, Le château de Roscaër ne joue pas le même rôle. Au lieu d’obséder le paysage et de guetter mystérieusement les visiteurs en penchant sur eux un regard hostile, il s’élance au contraire au-dessus d’eux et les invite à suivre son mouvement vertical, à l’opposé des étendues qui l’environnent : ‘“’ ‘ Les pentes raides qui menaient à ces ruines apparaissaient partout couvertes d’une forêt épaisse et noire, (...), et du haut de cette dent rocheuse levée des eaux sombres, du haut de cette proue, (...), l’édifice s’envolait au-dessus des âges, devenait un de ces hauts lieux, une de ces cimes spectrales qui se lèvent au soleil couchant au-dessus des nuages avec les premières étoiles, dans une lumière d’un autre monde’ ”74.

La ruine de Roscaër se détache donc de son site75 et ne forme pas domaine avec lui, mais manifeste ainsi d’emblée une disponibilité naturelle à servir les prestiges et les fantasmagories suscités par Allan. En l’occurrence, le choix de l’heure est à lui seul révélateur : Allan compte bien sur un effet que le soleil couchant et la nuit commençante permettent aisément d’obtenir afin d’impressionner ses compagnons, alors qu’Albert voyageant seul s’abandonne entièrement à l’inquiétante fascination des terres désertes en lesquelles il chemine. Au lieu que paysage et bâtiment préparent et désignent sourdement, comme ils le font dans Au château d’Argol, la montée d’un drame non désiré ni maîtrisé par ses acteurs, le site de Roscaër se voit mis au service d’une intention qui travaille à le transformer par artifice en lieu révélateur, et plus encore, à donner aux paroles d’Allan la tonalité stupéfiante qui leur convient. Tandis qu’Argol est une véritable demeure édifiée au centre d’un monde qu’elle tient de tout côté sous son regard, Roscaër, du seul fait de sa ruine, est un simple décor de théâtre, fut-il celui de la cruauté, dissimulée sous les apparences fascinantes de jeux de langage.

Cette différence fondamentale entre les deux châteaux est encore accusée par leur usage possible et effectif. Argol est une demeure, au double sens où le manoir acquis par Albert est le centre vivant d’un véritable domaine et une habitation où les trois personnages du drame séjournent durablement. Roscaër n’est qu’une ruine métaphoriquement coupée de ses anciennes attaches territoriales, et ne peut-être qu’un lieu d’excursion, fut-ce pendant la durée d’une nuit à la belle étoile. Effectivement, dès la fin du premier du chapitre, Argol offre au regard d’Albert, du haut de ses terrasses, l’immense panorama d’un monde sauvage, animé d’énergies puissantes, cependant que Roscaër ne donne sur aucun horizon. En dehors de leurs silhouettes se détachant en ombres chinoises sur les courtines du château, les personnages ne peuvent apercevoir que le seul lac brillant en contrebas à la manière d’un miroir, tendu bien davantage à leurs paroles qu’à leur visage. D’autres éléments montreront plus tard combien Roscaër n’est finalement qu’un matériau soumis aux volontés d’Allan.

Tel n’est pas le cas du manoir d’Argol, pour ce qui concerne Albert. La logique du pressentiment continue en effet de guider la première visite du voyageur, jusqu’à l’éclatement de l’orage et la découverte du message annonçant l’arrivée imminente de Heide et Herminien.

Notes
55.

Au château d’Argol, op. cit., p.7.

56.

Pour ces deux citations, id., p.24.

57.

Ibid., p.24.

58.

Ibid., p.9.

59.

Ibid., p.9.

60.

Lettrines, op. cit., P.II, p.153.

61.

Au château d’Argol, op. cit. P. I, p.9.

62.

Edgar Allan Poe, La chute de la maison Uscher, Nouvelles Histoires extraordinaires, Garnier Flammarion, Paris, 1965, p.127.

63.

Au château d’Argol, op. cit., p.9-10.

64.

Id., p.10.

65.

Ibid., p.10. La tonalité métallique de la lumière trouvera plus tard de multiples échos dans les dalles de cuivre et les miroirs revêtant la salle à manger du château.

66.

Ibid., p.11.

67.

Michel Guiomar, Miroirs de Ténèbres, op. cit., p.37.

68.

Au château d’Argol, op. cit. p.8.

69.

Id. p.8.

70.

Ibid. p.9

71.

André Breton, Quelques aspects de l’écrivain, PI, p.454.

72.

Auchâteau d’Argol, op. cit., p.11.

73.

Id., p.11.

74.

Un beau ténébreux, P.I, p.154-155.

75.

Comparant le château des Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe et celui de Roscaër, André Peyronie remarque d’ailleurs finement : “ Aussitôt viré au noir, le château d’Udolphe s’ancre dans le sol et de vient l’expression d’un rêve de puissance personnelle et de pouvoir politique. Dans le cas de Roscaër, le château que le sang éclabousse s’envole au contraire ”, Julien Gracq et le roman noir, in Julien Gracq, Actes du colloque international d’Angers, op. cit. p.227. Cette précision indique de surcroît combien la puissance momentanée que cherche à exercer Allan sur ses fidèles intéresse un tout autre plan que celui des assujettissements terrestres. On verra plus tard quel sens donner à la royauté sans territoire d’Allan. Dans le cas d’Argol, ce n’est pas non plus de pouvoir politique qu’il est question, bien que le château commande visuellement une immense étendue sauvage.