2) Approche du manoir d’Argol, montée des signes précurseurs

La description du château souligne son enchâssement dans un monde archaïque d’éléments et de forces violentes. Il apparaît d’abord ‘“’ ‘ à travers une éclaircie des branches ’”76, puis au-dessus d’une épaisse masse végétale qu’il surplombe. La tour principale semble surgir directement de la roche comme son simple prolongement architectural, comme en témoigne ‘“’ ‘ sa masse presque informe, faîte de schistes bruns et gris grossièrement cimentés ’”77. La tour carrée flanquant la façade présente la même forme pyramidale que les sommets précédemment aperçus à l’horizon par le voyageur. Cette tour s’unit encore plus directement au paysage ; au-delà de sa masse,en effet, ‘“’ ‘ commençaient les pentes rapides de la montagne qui plongeait vers une seconde vallée, où l’on entendait murmurer les eaux sous le moutonnement monotone des arbres’ ”78. Présence à demi humaine au sein du monde, le château oriente aussitôt l’esprit et le regard vers un paysage vivant qui semble nourri par lui d’une énergie secrète, semblable à celle du sang pulsé par un coeur.

La plongée métaphorique des pentes suscite précisément une invisible rivière qu’Albert et Herminien découvriront et remonteront plus tard jusqu’à la Chapelle des abîmes. Elle annonce encore topographiquement par le dévoilement de la seconde vallée, l’arrière plan du drame non encore joué, mais certainement déjà obscurément à l’oeuvre, comme l’indique le verbe “ commençaient ”, dont l’imparfait, ne jouant pas seulement ici son rôle habituel de temps descriptif, semble souligner l’irréversible ébranlement. Plus tard, au septième chapitre l’adjectif monotone sera associé au murmure des eaux, peu avant qu’Albert découvre le corps ensanglanté de Heide, dont les cheveux flotteront dans la source. D’une manière générale, comme on ne cessera de le voir par la suite, tout le pays d’Argol est ainsi saisi par un jeu de forces en devenir qui ne cessent d’alerter les sens et plus particulièrement le regard. De ce point de vue, on peut même dire qu’Au château d’Argol est aussi l’histoire d’un “ dérèglement raisonné des sens ”. Dérèglement pour ce qui concerne les protagonistes, raisonné de leur propre fait, dans une certaine mesure, mais plus encore par l’auteur qui ordonne minutieusement les étapes du drame.

Un autre détail renforce cette unité fondamentale de l’édifice avec les lieux, pour le regard et l’esprit d’Albert. Le plateau sur lequel il est bâti est couvert ‘“’ ‘ d’un gazon ras et élastique d’un vert brillant dont l’oeil s’enchantait. Aucun sentier n’y paraissait tracé : la porte du château s’ouvrait directement sur cette pelouse, et cette particularité bizarre, mise en relation avec le dessin archaïque et difficile du sentier du château, ne laissa pas de surprendre Albert ’”79. L’opposition entre le dessin complexe du sentier et l’absence de tout tracé au milieu de la pelouse résonne de plus d’un avertissement non encore élucidé. Outre le fait que la porte du château donne de plein-pied sur l’herbe, de même que tout à l’heure, la tour carrée s’articulait directement aux inflexions du sol, la disparition du sentier préfigure sans doute les jeux de désorientation qui guettent les personnages. La fraîcheur élastique et brillante du gazon qui enchante l’oeil allume d’avance un signal sensuel.

A la fin du septième chapitre, intitulé La Forêt, le motif de l’herbe reparaît plusieurs fois, graduellement associé à la chair de Heide et à sa possession sexuelle. C’est d’abord l’instant de la vision, hésitante puis horrifiée, lorsque Albert découvre le corps dénudé de Heide : ‘“’ ‘ Parmi les longues touffes d’herbe qui flottaient tout près de sa tête dans les eaux de la source, il lui avait paru qu’en un éclair venait de s’imprimer au fond de son oeil, parmi toutes les autres, une touffe indiciblement différente, sur le mouvement ondulant, la matière particulièrement soyeuse et déliée de laquelle il n’y eût pas à se tromper’ ”80. L’herbe n’est plus alors pelouse rase, mais herbe aquatique aux longs brins flottants, avec lesquels se mélangent les cheveux de Heide. Ce sont ensuite ‘“’ ‘ ses seins gonflés et caressés par la lune’ ”81, comme pourrait l’être la végétation d’une prairie. Cette suggestion semble d’autant moins hasardeuse qu’elle apparaît explicitement beaucoup plus tard dans le dernier poème de Liberté grande. Aubrac, inclus dans le recueil en 1969, tisse en effet une relation subtile entre l’étendue moelleuse et gonflée des herbages et le corps féminin. C’est enfin l’association de la blessure avec une étrange fleur charnelle : ‘“’ ‘ Du sang tachait, éclaboussait comme les pétales d’une fleur vive son ventre et ses cuisses ouvertes, plus sombres que les fleuves de la nuit ’”82. Ce n’est point tant l’image violente et délibérément exagérée de la défloration qu’il faut ici considérer, que l’épanouissement progressif du motif de l’herbe, qui, de gazon ras au moment de sa première présentation, sur le plateau, le soir de l’arrivée d’Albert, devient végétation de longues touffes avant d’ouvrir sa floraison cruelle à même la chair de Heide. Toutefois, cette floraison ne résulte pas seulement d’un imaginaire sensuel de la cruauté ; elle emblématise aussi le motif de la blessure initiatique qui parcourt l’ouvrage.

Or, la pelouse du premier chapitre, encore vierge de toute marque, fut-ce le tracé d’un sentier, herbe séduisante d’avant la profanation, renvoie encore à une autre scène. Au huitième chapitre, intitulé L’Allée, Albert et Heide remontent une interminable allée forestière qui les conduit en un point paradoxal ‘: ’ ‘“’ ‘ L’allée finissait au sommet même du plateau. Au milieu des landes rases, (...), s’étendait un vaste rond-point, immédiatement délimitable sur tout son pourtour au vert tendre et lumineux du gazon qui en remplissait l’exacte enceinte’ ”83. Tous les éléments initiaux du tracé absent et de la pelouse se retrouvent dans ce passage qui les recompose selon la logique inverse et même démultipliée des miroirs dans la mesure où le rond-point gazonné est aussi le lieu de convergence d’allées ‘“ exactement semblables’ ‘ à celle qu’avaient suivie Heide et Albert  (venant) ici confluer de tous les bords de l’horizon”.’

C’est à proximité de l’étonnant carrefour que les deux personnages découvrent le corps blessé d’Herminien ‘“’ ‘ Couché dans l’herbe, lové dans l’herbe ”’ 84. Cette nouvelle apparition du motif de l’herbe, répétée à deux reprise en l’espace d’une page, conjugue les principaux éléments déjà rencontrés : celui du gazon ras où s’achève un sentier, (doublement si l’on songe que la découverte du corps d’Herminien met un terme au parcours d’Albert et de Heide), celui de la blessure, celui enfin de l’éros subtilement évoqué dans le verbe lover. Tout un jeu de correspondances secrètes se tisse donc entre les individualités et les lieux du drame, comme si la capacité d’observer, de vouloir et d’agir, n’appartenait pas tant aux personnages qu’aux paysages où prend place leur aventure.

Les connexions initiales du château avec le domaine d’Argol et le drame qui va s’y jouer ne seraient sans doute que des effets d’annonce traditionnels témoignant simplement chez le jeune écrivain qu’est alors Julien Gracq d’un art savant de la composition, si ne les accompagnait pas toute une série d’indications. Ce sont d’abord les nombreuses notations visuelles teintées de significations affectives graduellement affirmées. Elles apparaissent dès l’ouverture de ce premier chapitre : ‘“’ ‘ le jaune terne des ajoncs obsédait l’oeil ’”85, s’intensifient lorsque ‘Albert ’ ‘“’ ‘ aperçut à travers une éclaircie des branches et crut pouvoir identifier à un certain battement de coeur inconnu de lui jusque-là les tours du manoir d’Argo’l86 ”, se colorent de malaise diffus au cours de l’ascension, ‘“’ ‘ la plus haute tour du château, surplombant les précipices où le voyageur cheminait péniblement, offusquait l’oeil de sa masse informe’ 87”, se déplacent dans le sentiment menaçant d’un regard virtuel surveillant la montée d’Albert : ‘“’ ‘ l’oeil d’un veilleur attaché aux pas du voyageur ne pouvait le perdre de vue un seul moment (...), et si la haine eût attendu embusquée dans cette tour un visiteur furtif, il eût couru le plus imminent de tous les dangers’ 88”, passent au second plan de l’implicite pendant la description de l’étrange édifice pour reparaître sous la forme de la fascination délicieuse quand Albert concentre ses regards sur la langue du plateau ‘“’ ‘ partout couverte d’un gazon ras et élastique, d’un vert brillant dont l’oeil s’enchantait’ ”89. L’oeil est donc double, manifestant d’un côté le monde comme une suprenante présence attentive, et de l’autre le voyageur réduit à l’état de conscience étonnée qui ne comprend guère le sens de son cheminement.

Obsession, battement de coeur déclenché par la vue du manoir, oppression, surveillance inquiétante, enchantement, sont plus que de simples dispositions visuelles. Elles créent un climat de croissante étrangeté, au fur et à mesure qu’Albert s’avance vers le manoir. Elles distribuent une première fois quelques-uns des thèmes essentiels du drame, ce qui revient à dire que le paysage ne se contente pas ici de symboliser poétiquement une situation, mais adresse des signes diffus au voyageur.

Les termes et expressions portés en italique jouent également ce rôle de signes avertisseurs, sans que leur sens puisse être élucidé pleinement, notamment lorsque Julien Gracq écrit : ‘“’ ‘ Les merlons de cette puissante tour ronde, (...), se profilaient ’ ‘toujours juste au-dessus’ ‘ de la tête du voyageur engagé dans sa route pénible, et rendaient plus frappante la vitesse des lourds nuages gris qui le débordaient à chaque seconde avec une rapidité sans cesse plus accrue’ ”90. L’élément mis en italique souligne évidemment une menace insistante, mais il ne vaut cependant pas à lui seul. Il contribue à réifier l’hypothétique regard de haine mentionné à la phrase précédente, en le déplaçant, de la figure du veilleur virtuel, sur la tour elle-même. Il est vrai que celle-ci était déjà qualifiée de “ guetteur ”. Cet anthropomorphisme mystérieux fait de la tour une attention ainsi qu’une intention anticipant tous les mouvements et toutes les positions d’Albert sur le sentier, comme si la lourde masse de pierre informe, qui est une excroissance de l’éperon rocheux plutôt qu’une construction, se déplaçait selon la progression du voyageur.

Cette étrange faculté se retrouve d’ailleurs sous une autre forme dans la description du château dont les corps de bâtiments se caractérisent par leur capacité à étonner le regard discursif, dans un renversement des vlaeurs de la subjectivité et du monde qu’elle découvre. Le texte insiste effectivement à plusieurs reprises sur les oppositions inattendues : ‘“’ ‘ Les fenêtres hautes étaient formées par des arcs d’ogive d’une élévation et d’une étroitesse surprenantes, et la direction de ces lignes verticales, élancées et presque convulsives formaient avec la crête lourde des parapets de granit de la haute terrasse un contraste accablant’ ”91. Un peu plus loin Albert découvre avec surprise un second corps de bâtiment ‘: ’ ‘“’ ‘ Cette aile, bâtie dans le goût italien, à la manière dont Claude Gellée aime à semer ses paysages, faisait avec la sombre façade un parfait contraste’ ”. Bernhild Boie relève ces bizarreries esthétiques qu’elle compare à juste titre avec celles du château de Ligeia et de la demeure du Domaine d’Arnheim, d’Edgar Poe. A ses yeux, Argol “ fait étonnamment décor de théâtre ”92. Cette appréciation, essentiellement fondée sur les affirmations de l’auteur, dans son , Avis au lecteur, dont on sait pourtant qu’il ne saurait être pris à la lettre, réduit sans doute la portée poétique et emblématique du château d’Argol.

Décor du drame, il relève certes des “ machines de guerre ” évoquées par l’auteur, mais il participe aussi pleinement de la poétique du pressentiment à l’oeuvre dans Au château d’Argol. L’anthropomorphisme à l’oeuvre dans l’édifice se prolonge encore par le dynamisme élémentaire avec lequel il forme système. L’élévation menaçante de la tour souligne non seulement le passage des nuages annonciateurs de l’orage qui éclate à la fin du chapitre, comme de tous les autres orages intérieurs du drame, mais aussi la violence des énergies en mouvement que met en évidence la vitesse croissante de ce passage. Il semble même que les formations orageuses sortent directement de la tour, que selon le texte, elles débordent à chaque seconde93.

L’élément décisif grâce auquel ces indications accèdent au rang de pressentiments et ne se limitent pas au simple rôle d’annonces selon le mode traditionnel, n’est autre que la conscience alertée d’Albert face au monde inconnu dans lequel le jeune homme chemine. Le voyageur n’est pas, comme une lecture rapide ainsi qu’une excessive confiance dans les affirmations de l’Avis au Lecteur, pourraient le laisser croire, une simple marionnette narrative, aveugle aux forces qui se préparent à l’envahir et à la diriger. Les signes avertisseurs trouvent en lui un écho subtil dont les séries de modulations affectives issues de la vision, et les passages en italique témoignent implicitement. Albert ne se contente d’ailleurs pas d’éprouver ; il imagine l’énigmatique guetteur hostile que la soudaine apparition du serviteur venant à sa rencontre semblera confirmer. Le sentiment de menace suspendue n’est pas en lui qu’une sourde crainte irrationnelle suscitée par le paysage, mais une prescience diffuse.

Pour revenir au plateau gazonné bordant la façade du château, on remarque que le jeune homme ne se contente pas de subir passivement l’enchantement visuel qui l’enveloppe. Son esprit vigilant ne manque pas de noter toute l’étrangeté de cette pelouse dépourvue de sentier, étendue jusqu’au pied de la porte d’entrée ‘: ’ ‘“’ ‘ (...) et cette particularité bizarre, mise en relation avec le dessin archaïque et difficile du sentier du château, ne laissa pas de surprendre fortement Albert’ ”94. Le voyageur est d’autant moins passif qu’il établit des corrélations. Le paysage ne lui apparaît pas comme un spectacle aveuglant, mais un ensemble de signes à déchiffrer, comme l’indique la comparaison du tracé du sentier avec un ‘“’ ‘ dessin archaïque’ ”. Le texte insiste enfin sur la vigueur de l’étonnement du jeune homme. Certes incapable de pénétrer d’avance les arcanes du drame dans le texte élémentaire que lui présente la topologie de l’éperon, il devine la manifestation d’un sens ambivalent, de sorte qu’il est d’emblée l’interprète partiel du récit. On verra par la suite que cette disposition initiale constitue l’une des clés de la présence au monde dans Au château d’Argol, au point qu’on pourrait parler à cet égard d’une véritable conscience herméneutique du monde. Entretemps, la première visite du château aura resserré les liens organiques et dynamiques entre édifice et paysage, sur le même mode du pressentiment éprouvé au contact des lieux.

Notes
76.

Au château d’Argol, op. cit., p.10.

77.

Id., p.11.

78.

Ibid., p.12.

79.

Ibid., p.13.

80.

Ibid., p.64.

81.

Ibid., p.65.

82.

Ibid., p.65.

83.

Ibid., p.76.

84.

Ibid., p.77.

85.

Ibid., p.10.

86.

Ibid., p.10.

87.

Ibid., p.11.

88.

Ibid., p.11.

89.

Ibid., p.13.

90.

Ibid., p.10.

91.

Ibid., p.12.

92.

Note 1 de la page 12, p.1149.

93.

Curieusement, la silhouette du Tängri semble déjà se profiler subrepticement dans cet aperçu du château d’Argol, bien que le panache des nuées n’annonce pas ici l’éruption d’un conflit militaire, mais le déchaînement prochain des puissances que Michel Guiomar désigne comme démoniaques, dans son essai de 1984.

94.

Au château d’Argol, op. cit., p.13