3) Le château prémonitoire

A. Configuration spirituelle du manoir d’Argol

Ce processus de semi dévoilement commence par la découverte intérieure du château, toute entière placée sous le signe de l’étonnement : ‘“’ ‘ Albert s’aperçut alors que l’anormale disposition des aîtres que suggérait à l’imagination la vue de la façade n’était pas démentie par l’aménagement de l’intérieur’ ”95 ; ‘“’ ‘ le mobilier étonnait par sa constante ’ ‘disponibilité’  ” ; ‘“’ ‘ Albert passa alors dans le grand salon du château et modéra à grand peine l’expression de sa surprise’ ”96. La configuration intérieure du château répond en les confirmant aux représentations préalables de l’imagination. De même, le mobilier de la première salle se signale avec insistance par sa disponibilité, soulignée par l’usage de l’italique, comme s’il n’était qu’une enveloppe destinée à accueillir et incarner les dispositions singulières d’Albert, et par la suite celles de ses hôtes. C’est donc dans une demeure de l’esprit autant que du monde que pénètre Albert, en ce sens qu’au sein du château, se conjuguent deux formes de présence réciproque et pour le moins inquiétantes.

Simultanément, l’architecture, le décor et le mobilier des salles successives excitent les facultés intellectuelles affectives et sensorielles : ‘“’ ‘ l’éclat de ce métal dur, de ces parois hostiles forçaient l’âme à se réfugier en elle-même et semblait concentrer la pensée en une flamme aiguë et pénétrante comme une lame d’acier’ ” ; cette stratification (...) exaltait l’âme jusqu’à une sorte de délire joyeux qui pénétra le coeur d’Albert tandis que d’un pas rapide il s’élançait dans la cage de l’escalier de bois verni de la tourelle, craquant et sonore comme la coque d’un vaisseau ”97. Le château est donc un résonateur spirituel qui agit sur l’âme en libérant certaines de ses dispositions latentes. En ce sens, il est beaucoup plus qu’un décor de roman noir, car il catalyse des forces spirituelles par le jeu des suggestions qu’il adresse au visiteur98. Dépourvu de devise à son fronton, il met cependant le voyageur à l’épreuve d’un véritable “ connais-toi toi-même ”, certes fort différent du programme de sagesse de la recommandation delphique.

L’action des lieux sur l’âme d’Albert obéit toutefois aux principes de la dialectique hegelienne chère au jeune homme, qui ne se doute cependant pas encore, que venu se retirer au manoir d’Argol dans le but exclusif de méditer la pensée du philosophe de l’Esprit, il l’incarnera sur le mode le plus extrême. L’hostilité du décor contraint au repli, mais c’est pour mieux tremper la pensée qui acquiert ainsi la finesse et la solidité d’une arme, dont la “ lame d’acier ” préfigure la violence symbolique et meurtrière des personnages. Cette première modulation des suggestions affectives engendrées par le château se place sous le signe de l’adversité. La seconde se distingue au contraire par l’accord du luxe magique, sauvage et démesuré du salon avec l’état d’exaltation spirituelle et physique qui s’empare alors d’Albert et qui circulera plus tard entre lui, Heide et Herminien. Une troisième modulation interviendra sur les terrasses du château, devant l’ampleur des paysages dévoilés au regard.

Ces diverses modulations des suggestions affectives sont à la fois prophétiques et motrices. Elles annoncent moins des scènes à venir qu’elles n’en activent le processus du drame. En cela encore, les correspondances établies entre Albert et les salles successives du manoir ne sont pas de simples effets de composition tels que tout récit en prose sait les disposer à l’intérieur de sa trame, car elles ne sont pas statiques comme le seraient des symboles redoublant et figurant des attitudes idéelles.

Michel Guiomar a brillamment analysé ce jeu de sollicitations, d’échanges et d’effectuations dans le premier tome de son Miroir de Ténèbres. Cet auteur analyse en effet le drame d’Argol à la lumière noire du démoniaque auquel il donne un sens très différent de celui, plus conventionnel, de satanisme. Selon lui, le démoniaque résulte de ‘“’ ‘ la tension d’une dualité irrésolue, de la Lumière et de l’Ombre, des forces et puissances de Vie de Mort, de la fascination de l’Ange et du satanisme’ ”99 ; il est ‘“’ ‘ une tension, en rupture imminente de son équilibre, impossible à maîtriser mais encore suspendue, et saisie (...) dans l’insaisissable entre le daimon pur, encore intérieur et inconscient de lui-même et sa libération aussitôt orientée, polarisée’ ”100. La notion de daimon employée par Michel Guiomar provient évidemment de la source grecque, mais prend ici la signification singulière de prédisposition ambivalente, tissée de ténèbres et de lumière, prête à se projeter sur toutes les réalités sensibles capables de la manifester.

Cette aptitude à révéler l’intériorité démoniaque en ce que Michel Guiomar nomme des ‘“’ ‘ miroirs de ténèbres’ ” apparaît dès le premier chapitre d’Au château d’Argol, particulièrement au cours de la première visite qui conduit Albert à travers les vastes salles du manoir : ‘“’ ‘ Ainsi reconnaîtrons-nous aux lieux, et selon ce que le récit prête même au mobilier, une ’ ‘“’ ‘ ’ ‘constante disponibilité’ ‘ ”, une aptitude à recevoir ou créer le Miroir et les Ténèbres, celles-ci extérieures autant que l’âme, et à leur hôte premier la prédisposition à en voir les images, à découvrir en lui une alliance ’ ‘démoniaque’ ‘, un être satanique et divin à la fois, témoin de l’Ombre et homme de lumière, dès que rompue sa solitude, les jeux s’en donneront pleinement’ ”101.

Il ne nous appartient pas ici de discuter la systématique du démoniaque, telle que Michel Guiomar l’analyse dans son essai. Il n’en reste pas moins que dans la scène de la visite du manoir, il signale à juste titre la présence d’un dispositif complexe qui annonce sourdement dans les lieux et les objets, les configurations et les actes futurs du drame. Ainsi, l’auteur de Miroirs de Ténèbres mentionne les dalles de cuivre rouge dans lesquels sont sertis ‘“’ ‘ des miroirs de cristal quadrangulaires’ ”102. Il faut aussi noter que la table semble émerger directement de ce décor, à la manière d’un bloc affleurant du sol dans lequel il s’encastre : ‘“’ ‘ une dalle de cuivre massif constituait la table ’”. Les parois sont couvertes de ‘“’ ‘ grosses touffes de fleurs d’un rouge terne’ ” préfigurant sous une forme condensée la découverte du corps ensanglanté de Heide. Sous la lumière du soleil couchant ces floraisons deviennent des ‘“’ ‘ masses florales d’un rouge mat (et y paraissent) presque des blocs de ténèbres ’”.

Un peu plus loin, Albert découvre dans la seconde salle ‘“’ ‘ des tables d’ébène et de nacre (et des) coussins d’un jaune soufre tellement éclatant qu’il en émanait une sorte de phosphorescence ”’ 103. Cette dualité de l’ombre et de la lumière, (on notera l’adjectif soufre qui ne désigne pas uniquement l’un des attributs du satanisme, mais aussi bien, plus implicitement la notion d’épreuve de la souffrance)104, éveille selon Michel Guiomar des réminiscences venues d’Edgar Poe, notamment d’Ombre, du Masque de la mort Rouge et de Ligeia, contes où reparaît constamment le mobilier d’ébène105. D’une manière générale, elle fait vibrer d’avance dans l’âme d’Albert tous les affects latents qui s’extérioriseront plus tard dans des actes106.

Cependant, la description des salles ne propose pas seulement une collection de signes avant-coureurs matérialisés par l’espace et son ameublement. Le volume intérieur du château entretient d’étroites relations avec le monde mystérieux qui l’entoure. Il occupe la position centrale dans un véritable cosmos avec lequel il communique et qu’il répète fragmentairement de salle en salle. La lumière orageuse du soir ne se contente pas d’éclairer théâtralement l’intérieur du manoir ; elle participe à son architecture qu’elle contribue à blasonner et à complexifier selon la logique du labyrinthe : ‘“’ ‘ L’éclairage latéral venu des meurtrières basses que montrait la façade, et que le soleil couchant révélait alors par de longues stries horizontales d’une poussière dansante et dorée, formait avec les blanches colonnes un quadrillage lumineux qui divisait toute la hauteur des voûtes, et dont les jeux irréels et changeants empêchaient l’oeil de saisir la véritable profondeur’ ”107.

La longueur de la phrase, ses inflexions successives organisent cette perte de repère, selon une série de notations lumineuses qui déconstruisent la géométrie vectorielle des rais du soleil, d’abord en les pulvérisant, puis en les recroisant avec les fuseaux des colonnes, de manière à produire le quadrillage brouillé dont les métamorphoses et les reflets perturbent le sentiment de la profondeur et des dimensions. Ce phénomène optique n’est pas un simple effet de mise en scène, comme on pourrait trop facilement le croire, car il atteint la conscience d’Albert par l’intermédiaire du sens visuel. Un véritable espace fantasmatique se met alors en place, et ceci d’autant plus que la logique du regard intéresse simultanément l’extérieur et l’intérieur du château. Les meurtrières par lesquelles entre la lumière sont en effet, non pas taillées dans la pierre mais montrées par la façade, tandis que le soleil couchant devient faisceau révélateur, selon le modèle de l’oeil panoptique projetant sa visée dans les êtres et les choses. Ce modèle est défini et éllaboré par Christine Buci-Glucksmann qui y voit l’une des figures de la visée spéculaire cartographique. Son point de vue est celui d’une transcendance. Mais ici cette possibilité d’une regard enveloppant la globalité du monde apprtient moins à Albert qu’au château. C’est donc le monde, ici dans l’un de ses éléments, qui est présence à lui-même et à l’intrus qui s’aventure dans le manoir108. La clarté distribuée dans la première salle présente à Albert, ce que Michel Guiomar définirait comme un miroir, et qu’on peut aussi bien considérer comme un écran où viennent s’objectiver ses prédispositions ambivalentes et ses pressentiments, sur le mode de l’inquiétante étrangeté.

Notes
95.

Id., p.13.

96.

Ibid., p.14.

97.

Ibid., p.15.

98.

André Pieyre de Mandiargues ne dit pas autre chose lorsque il écrit : “ Par bonheur, Au château d’Argol n’est pas l’imitation d’un roman noir, et, en contradiction avec sa préface, c’est un roman tout neuf autant qu’incomparable ”, Le Château ardent, in Cahier de L’Herne n°2O, Julien Gracq, L’Herne, Paris, 1972, p.45. Une remarque similaire peut d’ailleurs s’appliquer à L’Anglais décrit dans le château fermé, du même Mandiargues, qui n’est pas davantage une imitation des Cent vingt journées, mais lui aussi “ un roman neuf autant qu’incomparable ”.

99.

Miroirs de Ténèbres I, op. cit., p.11-12.

100.

Id., p.12.

101.

Ibid., p.35.

102.

Au Château d’Argol, op. cit., p.14.

103.

Id., p.14.

104.

Aux coussins accueillants succèderont plus tard, des lits de douleur et la tombe de Heide.

105.

Michel Guiomar rappelle tout particulièrement que la septième salle du Masque de la Mort rouge est aux couleurs des ténèbres et du sang.

106.

Il faudrait aussi noter, détail que Michel Guiomar ne mentionne pas, l’impression éprouvée par Albert lorsqu’il pénètre dans la première salle : “ on eût dit le campement de nuit de la Horde du drap d’or dans une blanche cathédrale byzantine ”, p.11. Cette image participe éminemment de la logique des pressentiments en ce qu’elle introduit pour la première fois de manière explicite le thème fondamental de la profanation.

107.

Au château d’Argol, op. cit., p.13.

108.

Christine Buci-Glucksman, L’oeil cartographique de l’art, Collection Débats, Galilée, Paris, 1996.