Le voile lumineux observé par Albert présente toutes les caractéristiques d’un tel écran fantasmatique : il se compose d’abord d’une trame formée par le quadrillage des rayons solaires et des fûts de colonnes ; il montre ensuite des images irréelles et changeantes ; il suscite enfin un espace aberrant tel qu’on en peut voir couramment dans les rêves. Au rêve, cette manifestation visuelle emprunte d’ailleurs sa dynamique, dans la mesure où les formes en mouvement, et non pas simplement leur organisation structurale, contribuent à troubler le regard d’Albert. Effet de surface en même temps que profondeur indéfinie, le voile lumineux se signale ainsi par sa substance éminemment paradoxale.
L’architecture paradoxale créée par les rayons lumineux et les rangées de colonnes se signale notamment par le fait qu’elle porte l’espace aux limites de l’abstraction, de la présence virtuelle. Il n’est pas besoin de recourir aux sortilèges allégoriques du démoniaque pour reconnaître en cette première présentation du manoir par la lumière, la projection diffuse du désir sur le plan du regard. Regard en l’occurrence troublé, puisqu’il ne parvient plus à apprécier les dimensions de la salle et se laisse captiver, non seulement par son aménagement et sa structure matérielle, mais encore par son double lumineux, sous la forme du quadrillage mobile.
Ce dispositif s’avère encore plus complexe si l’on est attentif aux échos visuels déjà signalés, au point qu’on peut se poser la question : qui regarde qui ? Non seulement le château montre ses meurtrières, exhibe la luxueuse et barbare étrangeté de son espace interne, mais se révèle lui-même sous l’apparence du guetteur menaçant dont Albert a pu sentir peser sur lui le regard hostile, au cours de l’ascension finale. Il faudrait encore signaler l’apparition du serviteur apparu à l’entrée du manoir, comme Albert vient tout juste d’arriver sur le plateau et d’observer l’étrange bande gazonnée dépourvue de tout sentier : ‘“’ ‘ Cependant, à peine eut-il fait quelques pas sur le gazon qu’un des serviteurs du château vint silencieusement à sa rencontre’ ”109.
Citant presque littéralement le célèbre carton du Nosferatu de Murnau qui comme on sait fascina tant les surréalistes, Julien Gracq prête au serviteur mutique le même pouvoir de manifestation énigmatique dont jouit le comte Dracula lorsqu’il surgit au seuil de son château, comme une condensation fantomatique des ténèbres, à l’arrivée de Jonhatan Harker. Ce serviteur qu’Albert ne retrouvera qu’une fois, à la fin du premier chapitre, couché au sol dans un profond sommeil, (à l’instar du vampire endormi dans sa tombe), donne corps à l’hypothèse du regard menaçant guettant quelques instants auparavant la montée du voyageur. Dans ce contexte, il est donc moins un personnage, (son mutisme est à cet égard révélateur, outre le fait qu’il participe également du jeu d’allusions au film de Murnau, et qu’il annonce un monde primitif en lequel n’ont plus cours les sobres lois rationnelles du logos), qu’une émanation, l’esprit un instant manifesté dans une forme humaine, du manoir d’Argol. Philippe Berthier souligne avec justesse que ‘“’ ‘ Le fantastique est là, immanent, toujours prêt à se lever à l’évocation du pressentiment’ ”110. Telle est bien en effet la singularité de l’expérience vécue par Albert dans Au château d’Argol : l’inquiétante étrangeté ne s’y manifeste pas comme irruption d’une transcendance négative, mais appartient à la chair même du monde dont elle exprime les puissances latentes les plus obscures et les fait résonner avec la conscience des personnages.
Si le jeune homme semble placé dans la position du regardeur, ce qu’il contemple le sollicite. Les “ piliers nus ”, l’allusion au campement nocturne de la Horde d’or dans une ‘“’ ‘ blanche cathédrale byzantine’ ” accentuent le sentiment d’exhibition déjà mentionné, et suggère évidemment en filigrane l’image d’une chair fastueusement et impudiquement offerte. En ce sens, ce qui se montre ainsi regarde. Une telle impression se renforce si l’on songe que dans cette scène, le soleil projette lui-même les faisceaux d’un regard d’envoûtement, doué de la faculté ambiguë de susciter des prodiges et non pas seulement d’hypnotiser par simple suggestion abstraite. Certes le texte n’élève jamais cette construction jusqu’au plan d’un anthropomorphisme explicite : il y perdrait non seulement sa puissance poétique, mais aussi son atmosphère d’inquiétante étrangeté. Poème de l’allusion et du pressentiment, il se contente de faire jouer des possibles sans jamais les cristalliser dans une forme achevée. Tout comme le quadrillage lumineux qu’il évoque, il montre sans montrer, laisse deviner, suggère, déplace sans cesse ce qui monte au travers de lui.
Cette poétique en “ peut-être ” autorise cependant d’autant plus à poser la question des regards échangés qu’elle maintient précisément le voile. Du côté de ce qui regarde Albert, le pronom relatif employé tout à l’heure ne désigne donc pas une personne – pas plus que le regard hostile posé sur Albert pendant son ascension vers le château n’est celui de quelqu’un111 – mais une instance, ou plus exactement, peut-être une série d’instances ayant forme de puissances élémentaires : celles de la lumière, celle du lieu, celle enfin de la fantasmagorie en laquelle lumière et lieu s’hybrident pour composer l’étrange espace observé par Albert. Déjà, dans la scène de l’ascension vers le château, la cristallisation anthropomorphique de la tour est aussitôt atténuée par l’usage des subjonctifs passifs: ‘“’ ‘ si la haine eût attendu embusquée dans cette tour un visiteur furtif, il eût couru le plus imminent des dangers ”’ 112.
Cependant, Le texte maintient avec une rare science de l’ambivalence l’hypothèse d’un guetteur réel, comme le montre l’usage singulier que Julien Gracq fait de l’imparfait au début de la même phrase : ‘“’ ‘ Du haut de ce guetteur muet des solitudes sylvestres, l’oeil d’un veilleur attaché aux pas du voyageur ne pouvait le perdre de vue un seul moment ’”. Succédant aux imparfaits de description et de narration des phrases précédentes, il semble signifier simultanément la réalité et l’hypothèse, même si cette dernière modalité paraît s’imposer en première lecture. Ce jeu d’oscillations perpétuelles se retrouve justement, sous une autre forme dans le jeu croisé des faisceaux lumineux et de l’architecture qui se lève dans la première salle à l’approche d’Albert, de même qu’un peu plus tôt le serviteur apparaissait à la porte du château et venait à sa rencontre au moment même où il débouchait sur le plateau gazonné.Dans une certaine mesure on peut donc dire qu’Albert est tout autant foyer d’un quasi regard, condensé en même temps que spectralisé par le quadrillage lumineux, que spectateur dont les yeux alertés se concentrent vers un point focal toujours fuyant. Cette situation de paradoxe visuel n’est cependant pas un fait unique en en littérature.
Dans un beau livre portant le titre éminemment programmatique : Ce que nous voyons, ce qui nous regarde 113, philosophe et esthéticien Georges Didi-Huberman propose une stimulante analyse de ce type de phénomène qui intéresse non seulement certains textes littéraires, mais aussi des oeuvres picturales et sculpturales et s’enracine sans doute dans un certain type d’expérience fondamentale de l’être-au-monde. L’auteur ouvre en effet sa réflexion par une formule en forme de loi fondamentale selon laquelle : ‘“’ ‘ Ce que nous voyons ne vaut – ne vit – à nos yeux que par ce qui nous regarde ’”114. Il faut entendre ici que regard de fascination, fût-il ou non explicitement érotique, se dialectise aussitôt d’une sorte de scission. Le regard n’est alors plus seulement un constat immédiat, celui par exemple d’un phénomène purement optique comme la modification des rapports de distance et de volume dû aux jeux de la lumière dans un espace architectural, mais un ébranlement intime, une sommation venue du contemplé qui se retourne en regard, au double sens où il concerne et bouleverse qui l’observe, et semble instaurer un véritable face-à-face. Celui-ci n’est d’ailleurs pas simple confrontation statique, mais un véritable échange dynamique.
Le modèle anthropologique de cette expérience réside selon Georges Didi-Huberman dans le jeu de la bobine décrit et analysé par Freud dans Au-delà du principe de plaisir. Ce qui s’instaure ainsi est une ‘“’ ‘ mise en oeuvre du figurable (qui) ouvre concrètement la spatialité idéale’ ”115 d’un objet ou d’un phénomène. L’objet ou le phénomène concerné par ce travail de révélation cesse alors d’être simple être-là matériel, pour devenir le lieu d’une ouverture libérant un apparaître porteur d’une signification. On comprend alors pourquoi ce dispositif est celui d’un désir. Si, comme l’affirme Georges Didi-Huberman, ‘“’ ‘ Donner à voir c’est toujours inquiéter le voir dans son acte ’”116, c’est en effet que le regard rencontre ainsi la scène de son propre trouble en forme de hantise. Le désir n’est pas celui d’un objet défini mais pure émanation sensible ouvrant sa profondeur au sein du monde. C’est en ce sens qu’il devient pressentiment plutôt que visée, objectivation de ce qu’il cherche.
L’art poétique mis en oeuvre dans Au château d’Argol ne définit bien évidemment pas le désir sur le terrain d’une quelconque psychologie. Il le déplace, comme ici, sur le plan d’une organisation dynamique des éléments affectant doublement le regard d’Albert et le volume intérieur du château. C’est en ce sens qu’il devient justement une puissance de prémonition des actes du drame et trouve sa valeur et sa fonction proprement poétiques. Proche en cela de l’esthétique surréaliste, Julien Gracq le transpose dans le registre d’une économie d’images et de signes avant-coureurs, de même qu’il détourne par exemple le thème de la triade hegelienne pour en faire un motif symbolique et narratif. Il serait donc vain et stérile de chercher à qualifier la puissance désirante, telle qu’elle s’exprime dans l’oeuvre de Julien Gracq, au moyen d’une lecture psychocritique. Il ne s’agit pas en effet d’identifier et interpréter les secrets libidinaux de l’auteur à partir de l’étude de son oeuvre, mais de montrer plutôt comment une certaine poétique du désir structure la relation et la présence au monde des personnages, qu’ils soient des créatures de pure fiction ou le sujet paradoxal des textes autographiques.
Selon Georges Didi-Huberman, la substance de cette expérience coïncide avec la notion benjaminienne d’aura : ‘“’ ‘ L’aura serait donc comme un espacement oeuvré et originaire du regardant et du regardé , du regardant par le regardé’ ” ; et serait tramée ‘“’ ‘ à tous les sens du terme, comme un subtil tissu qui nous entourerait, nous saisirait, nous prendrait dans son filet’ ” 117. Tel est bien le cas dans la scène de la visite du château d’Argol. En effet, le quadrillage de lumière et d’architecture forme une sorte de voile sur lequel viennent jouer des formes, surface qui se dialectise aussitôt d’une profondeur en suspens. Une quasi présence tentatrice s’y lève et s’y manifeste, sollicite le jeune homme, l’invite à parcourir l’espace paradoxal qu’elle lui révèle : ‘“’ ‘ Dans cette salle venaient s’ouvrir des couloirs bas et toujours sinueux, coupés d’escaliers et de pentes rapides, pleins de replis et de détours’ ”118. La coïncidence entre cette architecture intérieure fort étrange et le jeu de figures virtuelles proposé par le voile lumineux indique assez que nous ne sommes pas dans le registre du dispositif théâtral, mais celui d’une machination plus subtile. D’une manière immédiate, l’étrange phénomène qui stupéfie Albert à l’entrée de la première salle annonce l’architecture interne du château à l’état d’émanation ; il la montre et la fait en la défaisant et la recomposant, comme si quelque puissance voulait ici signifier à l’arrivant que ce qu’il voit n’est pas seulement un ensemble de formes et de volumes bizarrement agencé, mais un état spirituel dévoilé sur le mode sensible.
Le voile lumineux et ses effets de transmutation insolite révèlent l’aura de la demeure et laissent pressentir en elle un devenir latent que la suite du récit verra s’incarner graduellement de chapitre en chapitre, d’acte inquiétant en acte de profanation, de parcours solitaire en voyage initiatique. Reste cependant à qualifier ce type d’image auratique, non seulement dans Au château d’Argol, mais telle qu’elle se manifeste à de nombreuses reprises et sous des formes extrêmement diverses dans l’oeuvre de Julien Gracq. Pour l’heure, Albert se contente de constater cette sollicitation qui l’ébranle et va bientôt le conduire vers le sommet des terrasses. Ce qu’il sent ici n’est pas d’ordre rationnel ou spéculatif, mais prend donc une forme affective qui intéresse à la fois l’imagination et l’émotion pour culminer dans ‘“’ ‘ une sorte de délire joyeux ”’ 119. Or, comme le note Benjamin, ‘“’ ‘ Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux ’”120.
Les yeux de lumière ne vont cesser dès lors d’accompagner le visiteur à travers les salles du château, et de faire jouer ses possibles architecturaux et matériels, au-delà de toute volonté scénographique : ‘“’ ‘ les rayons jaunes du soleil couchant touchaient alors cette cuirasse de métal sanglant et en tiraient de puissantes harmonies’ ” ; ‘“’ ‘ Cependant de cruels éclairs glissaient sur ces murs’ ”121. Au fur et à mesure qu’Albert s’avance dans le château, une série de synthèses cénesthésiques enrichit simultanément la lumière et ce qu’elle cerne, enveloppe, montre avec insistance. Elle devient ainsi toucher, au double sens tactile et musical. Des correspondances quasi baudelairiennes entre harmonies colorées et harmonie musicale sont suggérées au visiteur qui en éprouve émotionnellement les valeurs. Quelque chose prend corps sans jamais achever son processus d’incarnation, qui se déplace plutôt sans cesse au devant d’Albert et allume successivement d’étranges signaux122. La “ dialectique visuelle ”123 se poursuit sur un mode subtil entre le regardeur et ce qui le regarde.
L’expression ne doit évidemment pas être prise au sens littéral, pas plus ici qu’ailleurs. Il va de soi que la fonction de regard éveillée dans les choses et les phénomènes concerne une relation du regardeur à ce qui s’ouvre devant lui et agit sur lui, pour lui, sur le mode auratique, et non l’apparition d’organes visuels dans la matière des choses. Encore une fois Au château d’Argol n’est nullement un roman fantastique, comme l’avait si bien compris André Pieyre de Mandiargues. On verra plus précisément encore la valeur auratique de ce regard à propos des coussins jaunes qu’Albert découvre dans le grand salon. D’une manière générale, il faudrait dire que ce tout ce qui “ regarde ” ici Albert est signe, révélation incomplète, ou bien encore regard prémonitoire C’est Albert qui perçoit la charge cruelle des éclairs de lumière, (y projetant sans nul doute sa propre cruauté latente), mais ce sont aussi les éclairs lumineux qui révèlent une cruauté spécifique et affectent le visiteur dont l’âme doit ‘“’ ‘ se réfugier au centre d’elle-même’ ” et parvient ainsi à se concentrer ‘“’ ‘ en une pointe de flamme aiguë et pénétrante comme de l’acier’ ”124. Sous l’impulsion de cette lumière, non seulement, les parois de métal se colorent d’hostilité, mais l’esprit du jeune homme est lui-même transmuté en acier ayant forme d’épée. On serait tenté de dire qu’au double contact des rayons du soleil couchant et du visiteur, le château ouvre les hostilités sous la forme d’un avertissement diffus, de sorte que le monde devient le partenaire d’un duel avec la conscience d’Albert, puis celle des deux autres personnages. La présence au monde est alors une action dialectique opposant des forces humaines, naturelles et surnaturelles, et non plus une simple contemplation laissant à regardeur et regardé leur place spécifique.
Les appels de la lumière épousant la substance des matières et des objets afin d’en troubler la présence et d’alerter l’attention d’Albert se répètent dans le grand salon du château. Ainsi les fauteuils ‘“’ ‘ de tapisserie bas et profonds (sont) semés de coussins d’un jaune de soufre tellement éclatant qu’il en émanait une sorte de phosphorescence dont certains tableaux de Gauguin peuvent seuls donner l’idée’ ”125. Outre qu’elle désigne un monde colorations et d’intensités lumineuses relevant de la surnature, non comme dépassement transcendant vers un divin immatériel, mais davantage comme immanence énergétique et spirituelle transformant les coussins en cette matière radiante révélée et voilée de son propre éclat, l’allusion à Gauguin prépare sans doute aussi subrepticement les métaphores marines de la page suivante. La référence à Gauguin peut surprendre dans un début de récit aussi ouvertement relié aux traditions du Romantisme noir, même s’il en subvertit considérablement les codes, les thèmes et l’esthétique. Sans doute se comprend-t-elle mieux si l’on songe aux origines bretonnes du peintre, et plus encore au paradoxe de sa poétique des couleurs. D’une façon générale, la modernité de Gauguin se construit dans l’alliance d’un certain primitivisme des sujets et des formes et d’une revendication anti réaliste et anti-impressioniste quant à l’usage de tons arbitraires autorisant par exemple de peindre une plage en mauve ou un ciel en vert, parti-pris qu’appliqueront plus tard les Fauves et que l’Expressionnisme naissant met déjà en pratique, en Scandinavie et en Allemagne, à l’époque où Gauguin est actif. En outre, la peinture de Gauguin, comme on sait, affirme violemment un mysticisme de type animiste et sensuel. Il s’agit moins de représenter le monde que de manifester, grâce au jeu des intensités colorées, l’énigme de sa présence troublée.
Dans ce passage d’Au château d’Argol, la couleur est justement plus qu’une simple qualité de surface participant d’une délimitation optique de l’objet. Elle subvertit la logique géométrique des formes, devient émanation irradiante, “en appelant un regard qui ouvre l’antre d’une inquiétude ”126. Les coussins disséminés deviennent des blocs de phosphorescence ; leur épaisseur matérielle se projette en éblouissante nuée auratique qui perturbe doublement leur compacité en proposant à l’oeil une véritable dialectisation de l’opaque et du translucide. Non seulement le jaune éclatant semble sourdre de la matière des coussins, manifester ainsi une intériorité énigmatique contredisant leur statut d’objets destinés au confort et aux satisfactions de la contemplation décorative, mais en se portant vers l’avant de manière diffuse, il brouille la perception des limites : les coussins semblent eux-mêmes être à l’intérieur de la phosphorescence qui émane d’eux127.
Disséminés, ils multiplient ce pouvoir de signal brouillé, comme le seraient par exemple les fragments d’un message dispersés sans ordre logique. Ils ne se contentent donc pas de ponctuer le “ tableau ” d’un décor minutieusement dépeint par Julien Gracq, ils l’organisent, par le seul pouvoir de la langue poétique, en un véritable texte optique, dont le paradoxe signe magistralement la maîtrise du jeune écrivain composant ici sa première oeuvre. Ce paradoxe tient en effet à ceci qu’il énonce dans le filigrane d’un texte descriptif une formulation seconde, pressentie sur le mode visuel. La lumière qui unit l’extérieur et l’intérieur du château regarde donc bien Albert, en ce qu’elle lui suggère un réseau de significations latentes aussitôt converties en lui sur le mode spirituel et affectif, ainsi que nous l’avons déjà noté.
La fin de la séquence consacrée à la visite du château reprend le motif de la lumière faisant oeuvre d’architecture et le prolonge d’une étonnante condensation placée sous le signe de l’élément marin. Le grand salon répète en effet sur un autre mode les jeux de dévoilement et de perturbation spatiale de la première salle : ‘“’ ‘ Mais surtout l’agencement de la lumière faisait de cette salle un unique prodige. Des meurtrières horizontales jaillissaient ici des nappes de lumière continues qui divisaient la hauteur de la salle par des cloisons immatérielles et mouvantes’ ”128. Le brouillage n’intéresse plus ici seulement la profondeur mais aussi bien la hauteur verticale et forme à distance avec le quadrillage de la première salle une trame globale, comme si se poursuivait d’une pièce à l’autre la construction déformante d’un volume géométrique inachevé. La division de la salle en strates lumineuses ne se contente d’ailleurs pas de découper des plans autonomes ; elle les fait jouer dialectiquement entre zones ‘“’ ‘ d’une lumière crue’ ”, ‘“’ ‘ zones d’une ombre dure où l’oeil se reposait sur des surfaces continûment mates’ ”, puis de nouveau, entre la ‘“’ ‘ lumière filtrée, glauque et d’un jaune doux’ ” noyant ‘“’ ‘ d’une nappe uniformément chaude les régions inférieures de la salle’ ” et ‘“’ ‘ quelques pieds au-dessus, les rayons sauvages du soleil (...) dans les plans de l’altitude’ ”129.
D’une manière générale, les jeux de dialectisation se redoublent tout au long de la description du château : les jeux de voile perturbant et réorganisant le volume intérieur du château en une architecture mouvante apparaissent dans la première et la troisième salle, tandis que les oppositions stratifiées de la lumière de cette troisième salle se modulent en variante à deux reprises et conjugent finalement trois types de luminosité : la lumière crue, les zones d’ombre, le jaune doux condensé en substance glauque et chaleureuse et les rayons sauvages du soleil dans les zones les plus élevées. Dans ce dernier passage, le château cesse d’être une clôture ou un apparent et fallacieux théâtre d’effets lumineux. Il devient poreux, comme transparent aux puissances élémentaires de la nature argolienne130. Ces puissances font jouer le dur, le mat et le sauvage avec le voluptueux d’une épaisseur marine virtuelle, organisant ainsi la dialectisation du masculin et du féminin, en prémonition de l’amoureuse et haineuse lutte qui unira bientôt les protagonistes, le monde du château devenant ainsi le double par anticipation des subjectivités qui s’y déchireront.
L’importance accordée à la zone de luminosité marine n’a dans ce contexte rien de fortuit. Elle signale d’abord le rôle catalyseur de Heide dont la présence et la beauté sont l’élément indispensable en lequel Albert et Herminen puiseront les réserves d’énergie sauvage qui feront d’eux des adversaires magnétisés l’un par l’autre. La joie féroce éprouvée par Albert au contact de cette matière luminescente en témoigne ouvertement. Mais la substance marine de la zone basse, surmontée par le soleil sauvage qui déploie violemment ses rayons au-dessus d’elle, préfigure aussi la scène du bain qui intéresse tout le cinquième chapitre. De la même manière, le soleil apparaîtra dans un éclat violent au-dessus des nageurs ressurgissant des profondeurs marines auxquelles ils se seront fondus comme par osmose, avant de constater le péril qui les guette : ‘“’ ‘ Le soleil les aveugla comme une coulée de métal ”’ 131. Dans le premier chapitre, la substance marine n’est encore qu’une présence métonymique donnée dans la luminescence qui enveloppe la zone basse du grand salon ‘“’ ‘ qui paraissait comblée d’un sédiment lumineux, compact et transparent’ ”132.
Ici, le voile se condense ; il ne définit plus, momentanément et localement, le rapport d’une surface miroitante et d’une profondeur. Le vide qu’il organisait en architecture se dialectise en une plénitude matérielle qui n’est pas sans rappeler certaines notations marines et lumineuses chères à Marcel Proust133. Matière euphorique, ce sédiment comble au double sens du terme, car il condense en un seul bloc la douceur, la chaleur, la compacité et la transparence. On aurait beau jeu de dire qu’il est banalement un symbole matriciel. S’il l’est peut-être, dans une certaine mesure, il déborde cette simple fonction symbolique et doit aussi se lire comme l’effectuation du volume optique qui ne cessait jusqu’à présent de se former par déformations successives. D’une certaine façon, ce bloc est matériau conducteur qui, articulé aux différentes régions étagées sur toute la hauteur du grand salon, communique à l’âme d’Albert, par l’intermédiaire d’une visualité multiple, tant sur le plan de stratifications spatiales que sur celui des impressions cénesthésiques, la pulsation émotionnelle qui précipite le jeune homme dans l’escalier de la tourelle.
Il montre combien, l’écriture de Julien Gracq correspond intimement, dès son origine, à la conception organique et dynamique du roman qui sera développée plus tard dans En lisant en écrivant : ‘“’ ‘ tout est dans le courant qui passe à travers les innombrables conducteurs, finement anastomosés d’un texte’ ”134 ; ‘“’ ‘ hommes et choses, toute distinction de substance abolie, sont devenus les uns et les autres à égalité ’ ‘matière romanesque’ ‘ – à la fois agis et agissants, actifs et passifs, et traversés en une chaîne ininterrompue par les pulsions, les tractions , les torsions de cette mécanique singulière qui anime les romans, (...) et qui transforme indifféremment sujets et objets (...) en simple matériaux conducteurs d’un fluide ”’ 135.
Ici, le fluide ou matériau conducteur est celui d’une prémonition visuelle et effective dont le dispositif consiste en une scansion simultanée d’ombres, de lumières, de matérialité, d’immatérialité, de matité, de translucidité, de dureté et de chaleur voluptueuse, à l’image des dévoilements qui organisent le drame. Tout est donné dans une synthèse spatiale et lumineuse de ce qui se jouera graduellement entre les personnages, mais à l’état énigmatique de trouble, de dérèglement sensoriel et spirituel, par l’interaction du château et du visiteur qui le parcourt. Ainsi, l’épaisseur marine préfigure non seulement la sensualité féminine de Heide sur laquelle plane déjà la menace, ou, de manière plus singulière, quelques-uns des motifs essentiels de la scène du bain, mais anticipe aussi sur le mode d’une transparence paradoxale qui ne la montre pas ouvertement, la tombe où sera finalement ensevelie la jeune femme136.
Cependant, malgré son importance capitale au cours de ce passage médiant du premier chapitre, la lumière n’est pas le seul élément reliant le château à l’espace qui l’entoure et faisant de lui un étrange séjour de pressentiments. Nous nous limiterons ici à quelques indications suffisamment révélatrices pour ne pas requérir de longs commentaires, car le seul cas de la lumière, et notamment de sa condensation marine, montre déjà très explicitement combien le château d’Argol est le coeur battant d’un cosmos spirituel, et non une simple demeure perchée au-dessus d’un paysage.
Dès son entrée à l’intérieur de la première salle Albert remarque en effet l’embranchement de couloirs ‘“’ ‘ pleins de replis et de détours, et qui semblaient parcourir comme des veines l’immense vaisseau du château, qui présentait alors l’image d’un labyrinthe à trois dimensions’ ”137. L’image des veines identifie le château à un organisme vivant, d’autant plus que, par le jeu des rapprochements au sein de la même phrase, le terme architectural “ vaisseau ” laisse vibrer en filigrane son sens anatomique. Cette première suggestion est bientôt suivie de l’apparition du rouge : ‘“’ ‘ La salle à manger, longue et basse, était revêtue de dalles de cuivre rouge’ ”138. La couleur du sang n’est pas encore identifiée comme telle mais elle s’associe déjà au métal et intéresse la surface d’une dalle. Un peu plus loin, cette même couleur apparaît de nouveau deux fois à propos des fleurs, qui, sous l’effet des rayons du soleil couchant ‘“’ ‘ paraissent presque des blocs de ténèbres ’”139.
Déjà signalées plus haut, ces notations insistantes esquissent bien évidemment la scène dans laquelle Albert découvre le corps ensanglanté de Heide. Mais elle ne se contentent pas d’en ébaucher les éléments symboliques. Elles signalent aussi insidieusement la réciprocité de l’espace interne et du dehors. La salle à manger du château communique en effet avec la forêt du crime par une sorte de prémonition partielle. Le château tout entier est donc bien une chambre de résonance par anticipation. S’il est un labyrinthe tridimensionnel, ce n’est pas uniquement pour souligner l’usage poétique de la triade hegelienne et le futur réseau de relations et de combinaisons entre les personnages, mais c’est aussi qu’il représente à l’état condensé le monde sauvage de lieux et de puissances élémentaires où vont précisément se jouer un à un les actes de ce drame. Le pays d’Argol, tout comme le château apparaîtra bientôt comme un véritable labyrinthe divisé en ces sections d’initiation révélatrices que sont par exemple la plage du cimetière, la rivière et sa chapelle, la forêt de la profanation, ou l’immense allée parcourue par Herminien et Albert.
C’est pourquoi sans doute, le château dialogue architecturalement avec les principales forces naturelles en jeu dans le récit. Bloc de pierre il accueille en effet la mobilité de la lumière, fait éclater les tons violents du végétal, réverbère entre ses murailles la présence substantielle des profondeurs marines. Le sol du salon, couvert de fourrures évoque d’avance les bouillonnements sauvage des feuillages dans la tempête, et bien évidemment laisse transparaître la cruauté animale des relations qui s’établiront entre les protagonistes. Plus loin, lorsque Albert redescendra une première fois de la terrasse, ce sera pour découvrir que les chambres elles-mêmes regorgent de fourrures d’ours et d’once, qui forment un véritable ‘“’ ‘ motif obsédant’ ”140, au point où les murs sont cachés ‘“’ ‘ sous des panneaux de pelleteries disposés en échiquiers d’un riche travail ’”, et que ‘“’ ‘ les lits mêmes paraissaient faits d’un simple amoncellement de fourrures ”’ 141.
Or, la disposition des fenêtres des chambres organise une vue singulière : ‘“’ ‘ de sorte que le dormeur à son éveil plongeait son regard malgré lui dans le gouffre des arbres, et pouvait se croire un instant balancé dans un vaisseau magique au-dessus des vagues profondes de la forêt ”’ 142. Ainsi, le dormeur potentiel, couché parmi les fourrures, entre-t-il en contact visuel direct avec la forêt d’Argol, laquelle apparaît aussitôt comme un océan agité révélant ses gouffres menaçants. Le regard plonge parmi les arbres tout comme les trois nageurs se glisseront plus tard sous les eaux marines et ouvriront les yeux afin de contempler les gouffres tentateurs où ils manqueront de se laisser happer. Mais davantage, sans doute, le jeu des identifications successives entre le château, l’animalité, le sylvestre et le marin, souligne l’étroit enchâssement de l’édifice au coeur d’un monde archaïque de substances et de forces violente. C’est ce monde, donné comme horizon, qu’Albert découvre depuis le sommet du château, devenu pour lors, instrument du regard panoramique.
Au château d’Argol, op. cit., p.13.
Philippe Berthier, Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, op. cit., p.202.
On ne saurait dire du serviteur mentionné dans la note 65 qu’il est lui-même quelqu’un. Il n’est pas même un personnage. Son apparition, plutôt qu’elle n’est une véritable intervention, fait de lui un délégué momentané du manoir, ou, pour parler dans la langue de Julien Gracq, un “ génie du lieu ”, au double sens du terme.
Au château d’Argol, op. cit., p.11.
Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992.
Id., p.9.
Ibid., p.61.
Ibid., p.51.
Ibid., p.103.
Au château d’Argol, op. cit., p.13.
Id., p.15.
Walter BenJamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Payot, Paris 1982, p.200.
Au château d’Argol, op. cit., p.14.
En ce sens, Au château d’Argol échappe évidemment à la pente fantastique qui figerait le récit dans l’une des formes traditionnelles du roman noir, et s’avère infiniment plus étrange et singulier que la plupart des modèles du roman gothique anglais qu’il prétend se donner dans L’Avis au lecteur.
Cette expression vient de Georges Didi-Huberman qui l’emploie notamment dans le titre du chapitre V de Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Ce chapitre s’intitule en effet : La dialectique du visuel ou le jeu de l’évidemment, pages 53 à 84.
Au château d’Argol, op. cit., p.14.
Id., p.14.
Cette belle expression, typographiquement marquée du sceau de l’étrangeté, par l’usage de l’italique, semble née de la plume de Julien Gracq ; elle est pourtant de Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p.69. Une vingtaine de page auparavant, l’auteur précise en ces termes sa définition de la scission visuelle par laquelle nous sommes regardé dans le moment de notre propre contemplation : “ Donner à voir c’est toujours inquiéter le voir dans son acte ”, p.51. Ici, en l’occurrence, les jeux lumineux perturbent la vision de ce qui autrement ne serait pour Albert qu’un simple décors exagérément fastueux dont la bizarrerie se situerait sur le même plan que les artifices d’ameublement, et d’aménagement de la demeure de Des Esseintes, dans A Rebours de Huysmans.
Georges Didi-Huberman signale préciséement de tels brouillages des rapports de profondeur, d’opacité, de translucidité et de compacité chez certaines oeuvres des sculpteurs minimalistes américains : “ Ainsi, Robert Morris a-t-il lui-même produit ses fameux volumes évidés en grillages ou en fibre de verre qui transformaient la compacité, la tenue des volumes, en les ouvrant littéralement aux pouvoirs de l’infiltration lumineuse ”, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p.97.
Au château d’Argol, op. cit., p.14.
Id., p.15.
On songe au château de verre en lequel André Breton voit le séjour idéal d’une existence surréaliste.
Au château d’Argol, op. cit., p.48.
Id., p.15.
On en trouve des manifestations caratéristiques dans A l’ombre des jeunes filles en fleur lorsque le narrateur contemple l’espace à travers les fenêtres de sa chambre.
En lisant en écrivant, PII, p.633.
Id., p.558.
Ce bloc de substance marine, en dépit de son euphorisante compacité translucide qui abuse pour l’instant, autant le lecteur qu’Albert lui-même, entretient à l’évidence un rapport intime avec le tombeau final.
Au château d’Argol, op. cit., p. 13.
Id., p.15-16. Il faut également indiquer que l’image du labyrinthe annonce tous les brouillages de l’espace par les jeux subtils du voile lumineux.
Ibid., p.16.
Ibid., p.16.
Ibid., p.17.
Ibid., p.17.