Lorsqu’il surgit des escaliers sur les terrasses sommitales, Albert est effectivement confronté à la vision d’un paysage. Alors qu’il était englobé et dominé lui-même par le pays qu’il traversait au début du premier chapitre, il est maintenant placé en situation d’observateur panoramique. Tout le pays d’Argol se révèle à ses yeux. L’ampleur de cette vision est d’abord indiquée par la situation de surplomb qu’occupe le jeune observateur. De tout côté lui apparaît un horizon que ne vient obstruer aucun obstacle et qui se laisse librement parcourir selon l’orientation des quatre points cardinaux : ‘“’ ‘Cependant la fête du soleil semblait s’étendre sur un horizon entièrement solitaire’ ”143. La terre d’Argol est d’abord révélée au regard par la démesure d’un espace aérien. La perception est expérience de l’infini. Les facultés visuelles d’Albert sont même intensifiées et lui permettent de saisir sans effort tous les détails les plus lointains : ‘“’ ‘ A une distance qui paraissait à l’oeil infinie, la vallée s’élargissant venait percer les revers d’une ligne de falaises qui dessinait l’horizon, et par cette échancrure triangulaire, on apercevait une anse marine ourlée d’écume, et bordée de grèves blanches et désertes”’ 144.
Cette vision, tout à la fois synthétique et détaillée, plan par plan, est cependant bien plus qu’une simple contemplation ; en dévoilant l’intégralité panoramique de l’univers argolien où vont se dérouler successivement les étapes du drame, elle offre en effet l’occasion d’une nouvelle expérience de la présence à soi-même et au monde. Après l’exploration du coeur d’inquiétante étrangeté que proposaient au voyageur les espaces intérieurs du château, voici que se déploie maintenant l’étendue d’un territoire dont l’ouverture exalte Albert. A la joie furieuse succède un autre état, plus serein, plus tonique sans doute, d’euphorie aérienne : ‘“’ ‘ La respiration était comme arrêtée par un courant d’air frais et puissant (...) l’oeil était heurté vigoureusement par le poudroiement de la lumière sur les pierres blanches’ ”145. A l’arrêt momentané de la respiration semble répondre celui du temps, car la notation lumineuse évoque moins le soleil couchant et les nuées orageuses de tout à l’heure, que la chatoyante clarté du plein après-midi.
Mieux encore, le visiteur constate une modification généralisée des valeurs sensorielles et affectives : ‘“’ ‘ les splendeurs du soleil jusque-là seulement ’ ‘interprétées’ ‘ par les dalles de cuivre, les minces ogives, les épaisses murailles de soie, se déployaient dans leur farouche liberté’ ”146. A ce sentiment d’altière liberté répond justement une euphorie de la lumière elle-même, nuancée il est vrai par les perspectives déployées : ‘“’ ‘ Cependant la fête du soleil semblait s’étendre sur un horizon entièrement solitaire’ ”147. Les deux séries ‘“’ ‘ farouche liberté’ ”, ‘“’ ‘ fête solaire’ ” étendue sur un ‘“’ ‘ horizon solitaire’ ”, affirment des valeurs qui ne sont pas seulement géographiques et perceptives, mais amorcent déjà à l’échelle du paysage une montée des signes et des pressentiments qui viendront bientôt relayer les avertissements et les prémonitions déjà rencontrés par Albert depuis qu’il s’est mis en route vers le manoir, en a escaladé le promontoire et parcouru les salles successives. Ces signes révélateurs encore latents participent cependant d’une tonalité générale d’autant plus euphorique que le château, déjà ponctuellement associé à l’image d’un navire devient une nef en partance : ‘“’ ‘ Au sortir de l’escalier sur les terrasses du château, comme sur le pont d’un navire engagé dans les houles (...) Les plis échevelés des hauts pavillons de soie, dont on entendait soudain le claquement tout proche et semblable à celui des voiles, faisait partout courir des ombres dansantes’ ”148.
Le château, déjà porté sur les houles, à l’image du récit déjà engagé, dès avant l’apparition des protagonistes manquants, n’est donc pas seulement un observatoire panoramique, mais le moteur immobile d’un voyage, pour l’heure visuel, émotif et spirituel, à travers les contrées solitaires que dessine l’étendue horizontale du pays d’Argol.
D’une manière générale, les personnages gracquiens ne sont pas seulement des veilleurs guettant la montée d’un événement imminent. Cette vision de l’oeuvre, souvent reprise par de nombreux exégètes, comme par exemple Ariel Denis, occulte la dimension nomade qui intéresse pourtant toujours l’expérience de la présence au monde telle que la vivent les grands contemplatifs gracquiens. Même isolés dans une posture d’attente et d’observation, ils ne cessent d’effectuer des trajets, et leur seul regard est lui-même la visée d’un parcours à travers les paysages qu’ils scrutent. Pour ce qui concerne le manoir d’Argol, sa métamorphose en navire déjà ‘“’ ‘ engagé dans les houles’ ”, montre assez comment l’intrigue procède par anticipation. Rien n’a eu lieu depuis l’ouverture du récit, et il faudra attendre l’épisode du “ Bain ”, au cinquième chapitre, pour qu’un semblant d’événement se développe enfin. L’approche du château, la description de sa structure externe et celle de ses aménagements internes, tous ces éléments éveillent déjà une série d’actes fondateurs dont les multiples relations établies d’emblée entre Albert et les lieux où il s’avance témoignent assez nettement, bien que de manière toute implicite.
Quelque chose a déjà eu lieu, un pacte indéfini est déjà conclu, des forces ambivalentes sont déjà mises en oeuvre. En un certain sens, le seuil de l’irrémédiable est déjà franchi sans que rien de décisif ne l’ait encore signé en lettres de sang. On peut donc dire que les descriptions liminaires du premier chapitre sont infiniment plus que ce qu’elles semblent, car elles objectivent d’avance ce qui arrivera. On retrouve ici, sur le plan du premier récit l’affirmation de Julien Gracq selon laquelle le sujet de ses livres surgit toujours d’une sollicitation particulière du monde que l’auteur soit savoir accueillir s’il veut lui donner une réponse ayant forme d’écriture. De la même manière, cette inflexion par généralisation de l’image du navire, confirme la réversibilité du château et de son territoire. La soie des tentures se retrouve dans les pavillons claquant librement au vent, tandis que la luminosité marine de la dernière salle trouve doublement confirmation dans ‘“’ ‘ la mer des arbres ”’ 149 et la vision lointaine de l’océan situé au sud, dont les souffles semblent d’ailleurs, malgré la distance, venir agiter les frondaisons.
Une série de relais organise en effet le trajet du regard au-dessus de ce paysage et lui permet d’en saisir toutes les inflexions et les pans successifs avec une précision extraordinaire. L’acuité du regard est telle qu’Albert parvient à distinguer très paradoxalement l’absence de tout navire sur la mer démesurément lointaine. Autant dire qu’une telle divination optique n’est nullement celle d’un homme ordinaire contemplant un paysage naturel. Plans rapprochés, intermédiaires, ou même périphériques, se montrent avec la même finesse, au lieu de s’effacer et de se fondre par gradations successives jusqu’aux lointains indéfinis qui bordent un véritable paysage. L’ouverture de la vision, sa précision supérieure évoquent davantage l’espace pictural que l’horizon sensible.
Le texte précise en effet que la mer dont la parfaite immobilité étonne l’oeil est comme ‘“’ ‘ une touche de peinture d’un bleu profond’ ”150. Ce n’est pas sans raison que l’immobilité de l’eau appelle la référence picturale. On pourrait sans doute croire que l’absence apparente de mouvement n’est qu’une conséquence de l’éloignement de l’anse marine. Si aigu soit-il, le regard d’Albert ne saurait donc distinguer l’agitation de vagues éventuelles. Cette hypothèse devient douteuse si l’on prend garde à deux indices : d’une part Albert s’est révélé capable d’une véritable perception négative en constatant l’absence d’une quelconque voile à la surface de l’eau. D’autre part, bien loin de lui sembler logique l’immobilité apparente de la mer étonne son regard. Comme tout à l’heure, sur le chemin conduisant au château, où à l’intérieur des salles visitées par Albert, le paysage suscite donc le trouble ; il étonne, pose en soi question, sollicite donc plus que le simple réglage des sens. Il déborde de la pure aspectualité pour devenir, comme à vide le lieu d’une énigme informulée. Ainsi, la présence immédiate au monde perçu s’accompagne aussitôt d’une première mise en alerte de la vigilance d’Albert.
Il s’agit même d’une immobilité parfaite, ce qui exclut nécessairement la solution d’une apparence trompeuse due à l’éloignement. La comparaison picturale intervient à la suite de ce constat, comme une sorte de conséquence qui pourrait bien être en réalité une cause : si Albert peut apercevoir à travers un espace illimité que la mer est étrangement immobile, c’est justement pour cette raison qu’elle est une touche de peinture. Cette mer picturale avoue par un détail, significativement placé au point le plus lointain de la vision, que toute la scène est un théâtre optique, un pur effet de l’art et n’attend pas de la part du lecteur une adhésion naturaliste, comme très souvent chez Julien Gracq, y compris dans les textes de maturité et de vieillesse que sont par exemple Lettrines, Lettrines 2 et les Carnets du grand chemin. Plutôt faut-il se montrer attentif au fait que l’échancrure triangulaire subit donc une étrange opération qui la transforme en un pan pictural. Le texte dialectise donc en ce passage les valeurs de l’ouverture et de la fermeture, selon une logique qui n’est pas sans rappeler, quoi que de manière différente en sa présentation, les rapports de surface et de profondeur créés par le double jeu de la lumière et de l’architecture dans les salles du château.
Une fois encore, quelque chose en ce trouble du regard et du paysage contemplé, vient regarder de loin Albert, dont les facultés visuelles soudain devenues exceptionnelles se comprennent alors mieux. Tout se passe donc en effet comme si le parcours contemplatif du jeune homme subissait brusquement un effet de vision arrêtée, d’abord préparé par le paradoxe d’une double absence - celle de toute voile, celle de l’immobilité de la surface marine, alors même que le vent souffle en tempête - ensuite brièvement fixé par la cristallisation de l’élément liquide en un pan de peinture. Or ce pan qui n’est à l’échelle du paysage qu’une simple touche, mais une touche captivante et troublante relance le jeu de l’extension dans le moment où il le fige dans un signe pictural . La touche est en effet “ d’un bleu profond ”. Le paysage semble bien ici adresser un avertissement diffus à Albert, du seul fait qu’il propose à son regard un premier lieu d’ambivalence. L’avertissement demeure pourtant informulé. Le signe pictural se résume en effet à une pure valeur monochromatique, celle de ce bleu profond qui appelle le regard.
Bien que le pan en lequel se mue l’échancrure triangulaire de l’océan ne soit ici qu’une touche, sa présence déroutante, habilement préparée et soulignée par la structure du passage, autorise et exige même d’être attentif à son monochromatisme. Michromonochrome inséré dans le paysage, ce petit pan de bleu peut en effet recevoir en lui-même, (tout comme en relation avec ce qui l’entoure), une signification diffuse. En effet, le monochrome ténu sur lequel l’écrivain arrête, à la fois le regard d’ Albert et celui du lecteur, relève avant tout d’une économie poétique.Derrière ce bleu, c’est cependant la mort qui se laisse obscurément pressentir, même si Albert n’en a pas encore conscience dans le moment où son regarde est arrêté par l’échancrure marine. Ce n’est en effet qu’au second chapitre qu’il découvrira le cimetière proche du rivage et gravera dans la pierre le nom de Heide à l’emplacement même où le corps de la jeune femme sera plus tard enseveli. Pour l’heure, le regardeur se laisse entièrement fasciner par le paradoxal détail de ce triangle bleu qui lui révèle la picturalité d’ensemble du paysage contemplé.
L’extension sans limites, la précision miraculeuse sont en effet bien celles de la peinture, et l’on songe en lisant cette description si minutieuse à l’immense paysage ouvert sur un horizon maritime, de la célèbre Bataille d’Alexandre peinte par Albrecht Altdorfer151. La vue représentée par le grand maître allemand et celle qui se montre à Albert, présentent effectivement plus d’une similitude. L’une et l’autre nous montrent une série d’arrière-plans sauvages où la forêt et les montagnes composent un paysage purement imaginaire. Dans les deux cas, ce paysage apparaît en plongée panoramique. Des séries de relais organisent le trajet de la vision vers un outre horizon de mer et tous les pans représentés apparaissent avec la même netteté et la même précision dans le détail. L’ensemble de ces éléments produit un même effet d’ensemble : dans la toile d’Altdorfer comme dans la description de Julien Gracq, le paysage montré n’est pas seulement la vue générale d’une région ou d’un site singulier, mais une image synthétique du monde.
En jetant le regard dans le paysage d’Altdorfer, le spectateur parcourt et mesure symboliquement l’immensité de la terre, réduisant alors la bataille du premier plan aux justes proportions de cette échelle cosmique. De même, Albert ne voit plus simplement le pays d’Argol ou les étendues désolées d’une Bretagne imaginaire, mais bel et bien une image de la terre conçue de manière immédiate comme l’extension illimitée d’un espace naturel où ne se montre rien d’humain. Le parcours circulaire des yeux autour des quatre points cardinaux intensifie encore la démesure du paysage : une nature vierge, violente et inquiétante développe ses forêts et ses montagnes ‘“’ ‘ jusqu’aux limites extrêmes de la vue’ ”152. La boucle du regard, la forme en demi-cercle de la forêt de Storrvan étendue jusqu’à l’extrême bord de la vision, épousent d’ailleurs précisément la courbure de la terre, de même que le paysage sauvage représenté par Altdorfer suit le trajet d’un horizon circulaire.
Plus encore que la toile d’Altdorfer pour son spectateur, la description de Julien Gracq donne ainsi au lecteur le sentiment d’embrasser par les yeux d’Albert une imago mundi à la fois exaltante et menaçante. Si le tableau du maître allemand livre en une fois la représentation d’une totalité infinie, la description précise, très fortement rythmée des solitudes qui entourent de toute part Albert augmente encore le sentiment d’espace se ramifiant en profondeur. La description littéraire ne saurait en effet rivaliser avec la puissance de manifestation instantanée de la peinture, mais loin de desservir ici le pouvoir de montrer l’ensemble d’un paysage, le temps de la lecture accentue le sentiment de l’infini stratifié en une succession de plans. En ce sens, Albert est donc bien confronté à la face de la terre manifestée à l’état pur comme énergie vitale et autonome d’un paysage. On retrouvera dans Un Balcon en forêt, mais sous une forme différente, cette brusque épiphanie du monde débarrassé de la présence humaine, et ainsi révélé comme tel, dans sa plénitude infinie.
Déjà, dans son premier roman, l’auteur met donc en place les motifs du regard panoramique et du monde révélé dans l’expérience privilégiée d’un héros solitaire. Toutefois, la terre dévoilée à Albert, depuis le sommet du château d’Argol n’est pas encore cette présence autonome qui enchantera l’aspirant Grange, Simon, ou l’écrivain nomade des livres ultérieurs. Ici, le dévoilement du paysage est entièrement soumis aux exigences du drame dont il sera le théâtre ; il ne s’inscrit nullement dans un espace géographique vraisemblable comme l’indique sans doute le discret soubassement pictural de la scène. D’autres éléments contribuent à cet effet. On imagine en effet assez mal que la Bretagne puisse présenter la morphologie montagneuse du “ haut pays de Storrvan ”153, dont le nom d’origine celtique évoque bien davantage un pays légendaire issu de quelque légende arthurienne, qu’une zone quelconque du Finistère. Effectivement, la forêt qui s’y dresse comme une muraille est aussitôt qualifiée de ‘“’ ‘ bois dormant’ ”154. Comme le fait observer Bernhild Boie155, cette image se retrouve à plusieurs reprises dans l’oeuvre de Julien Gracq, notamment dans Le Roi Pêcheur en relation directe avec l’attente de la mort : Les bois rêvent, les eaux sont silencieuses, les herbes profondes, l’ombre pesante comme la mort ”156. De la même manière, le lecteur est déjà tenter d’associer, mais en vertu d’un lien plus implicite, la voile absente de l’horizon septentrional et celle que guette Kurwenal au début du troisième acte de Tristan et Isolde.
Bientôt, le paysage jusqu’alors présenté du seul point de vue topographique confirme les indices fournis par ces quelques éléments. La ‘“’ ‘ tranquillité absolue’ ” de la forêt distille et communique une inquiétude qui étreint ‘“’ ‘ l’âme avec violence’ ”. Un malaise grandissant sourd de cette forêt qui enserre ‘“’ ‘ le château comme les anneaux d’un serpent pesamment immobile’ ”, et se précise dans un sentiment d’étrangeté angoissante : ‘“’ ‘ Il semblait bizarrement à Albert que cette forêt ’ ‘dût’ ‘ être animée et que, semblable à une forêt de conte ou de rêve, elle ’ ‘n’eût pas dit son premier mot’ ”157. Toutefois, provisoirement, malgré les effets de scintillement qui courent sur les feuilles, ‘“’ ‘ les arbres restèrent muets et menaçants jusqu’aux hauteurs bleuâtres de l’horizon’ ”158. Dès lors, se révèle à l’état de pressentiment, une autre face du paysage.
La forêt n’est pas seulement décor tout extérieur du drame qui se jouera dans les pages suivantes, elle l’annonce et semble même le contenir en germe, attendant, telle une volonté mystérieuse, le moment propice aux déchaînements ultérieurs. Mieux encore, l’initiative du drame et donc, dans une certaine mesure, du récit intitulé Au château d’Argol, semble dans ce passage dépendre uniquement d’elle. Rien n’a encore eu lieu, le premier mot n’a pas été prononcé, et, contrairement à ce que le lecteur pourrait supposer, en lisant avec Albert, quelques pages plus loin, le message d’Herminien annonçant son arrivée prochaine en compagnie de Heide, la parole initiatrice du drame ne vient pas des hommes, mais de l’étrange nature où ils sont immergés. Le mutisme provisoire des arbres, l’orage qui éclate ensuite jouent donc sur le plan narratif et poétique un véritable rôle de prélude symphonique qui exprime de façon latente dans la nature les puissances vitales et mortifères qui s’empareront bientôt des personnages.
L’orage subitement devenu tempête fournira lui-même l’occasion d’un nouveau dévoilement préliminaire : ‘“’ ‘ Les passées de l’ouragan, comme dans une chevelure fragile, ouvraient de rapides et fugitives tranchées dans la masse des arbres gris qu’elles écartaient comme des herbes, et l’on voyait alors l’espace d’une seconde un sol nu, des rocs noirs, les fissures étroites des ravins’ ”159. Une autre face de la terre apparaît alors. La forêt n’est plus une mer verte mais une ‘“’ ‘ crinière grise ”’ 160, et la mise à nu du sol par la violence du vent montre l’équivalent du crâne sous les cheveux et la chair. Une telle image est fréquente dans l’oeuvre de Julien Gracq, chaque fois que la présence au monde prend la forme d’une confrontation violente entre la subjectivité et la matière élémentaire.
L’érotisme évident de la scène et sa violence mortifère préfigurent en tout cas de manière indiscutable la relation des trois personnages qui seront bientôt rassemblés dans le solitaire manoir d’Argol. Les mêmes souffles océaniques qui tout à l’heure balayaient joyeusement les terrasses et faisaient du château un navire en partance vers le vaste horizon d’Argol, ferment à présent la vue en apportant des trains de nuages. Malgré la présentation initiale du paysage selon la logique clairement articulée des points cardinaux, c’est de toute part que la puissance élémentaire de la tempête se précipite maintenant vers Albert, l’orage éclatant d’abord sur Storrvan, au sud, tandis que les nuées accourent de l’ouest avant que tout le paysage ne se referme simultanément dans la violence du vent, ‘“’ ‘ le vent (qui) remplissait l’espace du déchaînement de son poids épouvantable’ ”, de la pluie semblable à un ‘“’ ‘ déluge comme la volée brutale d’une poignée de cailloux’ ” et de la nuit tombant ‘“’ ‘ comme un coup de hache ’”161.
L’horizon initialement contemplé par Albert replie donc rapidement son dispositif géométrique, jusqu’au moment où les ténèbres engloutissent violemment tout le paysage. L’ultime vision précédant cette fermeture en dramatise d’ailleurs l’effet soudain : ‘“’ ‘ un instant, une bande jaune et lumineuse, merveilleusement translucide, brilla sur l’horizon où chaque arbre découpa en une seconde ses moindres branches, fit luire les pierres brillantes d’eau du parapet, la blonde chevelure d’Albert trempée de pluie, le brouillard liquide et froid qui roulait sur la cime des arbres d’un rayon doré, glacial et presque inhumain’ ”162. Le paysage ainsi spectralisé par la violence du phénomène lumineux, (sans doute l’éclat de la foudre, mais le texte se garde bien de le préciser, lui conservant toute son étrangeté et le mettant ainsi davantage en rapport avec les bandes lumineuses déjà rencontrées à l’intérieur du château), se dévoile avec une surnaturelle et sauvage netteté qui donne à la scène bien plus que son évidente puissance théâtrale empruntée au Romantisme noir. Articulée au coup de hache de la nuit totale, cette vision semble celle d’une conscience prête à basculer dans le néant et annonce encore la phrase ultime d’Au château d’Argol. Il y a là comme une tombée de rideau dès le prélude de l’ouvrage163.
Cependant, la scène est aussi vue extérieurement à la conscience d’Albert : le texte précise en effet que le phénomène englobe également le spectateur fasciné. Par un retour des trajets visuels, c’est maintenant la blondeur des cheveux d’Albert qui se trouve désignée depuis le fond du paysage, comme si sa luminosité naturelle correspondant à celle de l’éclairage attirait celui-ci. Simultanément, la bande jaune se distingue par son exceptionnelle translucidité à laquelle répondent bientôt, glissés ‘“’ ‘ dans l’âme d’Albert, de sombres pressentiments’ ”164. Quelques instants plus tard, après avoir rencontré une seconde et dernière fois, au détour d’un corridor le serviteur endormi à même le sol, Albert ‘“’ ‘ parvient enfin au centre de cette anxiété dont, tout l’après-midi il a revêtu un paysage, qui sans doute, le mérite à bien des égards ”’, et découvre le message mystérieusement arrivé au manoir : ‘“’ ‘ Je viendrai à Argol vendredi. Heide viendra avec moi – Herminien ”’ 165.
Ibid., p.15.
Ibid., p.15-16.
Ibid., p.15.
Ibid., p.15.
Ibid., p.15.
Ibid., p.15. L’image du navire en partance est comme on le verra fréquente dans l’oeuvre de Julien Gracq, qu’il s’agissse effectivement d’un vaisseau lancé sur la mer, comme le Redoutable dans Le Rivage des Syrtes, ou de bâtiments identifiés à des bateaux engagés dans une croisière, comme l’hôtel des Vagues dans Un beau ténébreux, ou le bâtiment de l’Amirauté dans Le Rivage des Syrtes. Généralement, ces identifications s’accompagnent d’un sentiment de vitalité, de jeunesse, d’ouverture des possibles à la mesure de l’espace révélé. Ils emblématisent une expérience singulière d’un être au monde confirmé dans ses aspirations intimes par le jeu des circonstances et de l’espace. Cependant, comme on le verra tout au long de cette étude, l’accord de l’homme et du monde ainsi signalé et souligné affectivement varie considérablement selon les situations romanesques mises en oeuvre, et les dispositions spécifiques des différents personnages gracquiens. On aurait tort de croire, sur la foi de la célèbre fiche signalétique établie par Julien Gracq lui-même, que tous les libres nomades de son oeuvre sont identiques.
Ibid., p.15.
Ibid., p.16.
Cette comparaison n’implique aucune relation de référence volontaire de la part de Julien Gracq. Elle n’a pas d’autre valeur que de montrer comment un certain effet de vision picturale se construit à partir de la notation concernant la touche bleue de l’échancrure marine. Ce phénomène ne se contente pas en effet de troubler le regard d’Albert. Il agit également sur le lecteur et l’incite spontanément à se représenter mentalement le paysage d’Argol à la manière d’un panorama de peinture. Cependant, on aurait tort de supposer que l’indication picturale initiale n’a pour but que d’accompagner la description de manière à en faire un tableau. Il ne s’agit nullement pour Julien Gracq de faire rivaliser l’écriture et la peinture, ni même seulement d’affirmer ainsi le caractère purement imaginaire du paysage décrit. La touche bleue prépare aussi, à l’état de valeur chromatique la réciprocité symbolique des représentations peintes qu’Albert observera plus tard dans le château, et du drame unissant et opposant les trois protagonistes.
Au château d’Argol, op. cit., p.16.
Id., p.16.
Ibid., p.16.
Note 1 de la page 16, p.115O.
Le Roi pêcheur, P.I., p.357-358.
Pour toute cette série de citations, Au château d’Argol, op. cit., p.16.
Id., p.16.
Ibid., p.17-18.
Ibid., p.18. Ce changement à vue est d’ailleurs souligné par la ponctuation puisqu’il s’accompagne dans le texte d’un point d’exclamation qui joue ici un rôle équivalent à celui de l’italique.
Ibid., p.18.
Ibid., p.18.
Nous avons déjà signalé le caractère musical de ce premier chapitre dont la composition doit sans doute aussi beaucoup à Wagner. Tout comme dans les préludes du compositeur allemand, Julien Gracq ne se contente pas d’exposer quelques-uns des principaux thèmes qui seront exploités et développés plus tard dans une narration. Il fait déjà jouer une première fois l’ensemble des événements futurs dans une véritable montée symphonique des puissances à l’oeuvre. En ce sens, une fois encore, tout est donc accompli quand rien encore ne s’est effectué. Cette poétique du pressentiment et de précession rejoint aussi la logique intime de la dialectique hegelienne.
Au château d’Argol, op. cit., p.18.
Ibid., p.19. Le jour choisi par Herminien n’est pas indifférent. Le lecteur du Roi pêcheur, dont Au château d’Argol évoquera une première fois le mythe sous forme d’une représentation picturale, onze ans avant la publication de l’unique texte théâtral de Julien Gracq l’auditeur de Wagner, et plus particulièrement de Parsifal, que Julien Gracq a découvert avec enthousiasme le 28 janvier 1929, reconnaissent également l’allusion discrète au Vendredi Saint, jour du sacrifice et de la mort, qui prépare l’acte salvateur de la Résurrection. La sacralité du mystère chrétien apparaît donc dès le seuil de l’oeuvre pour aussitôt trouver sa valeur symbolique, narrative et poétique, ici associée à la thématique hégelienne. Tout comme il le fera plus tard, par exemple dans Un beau ténébreux, Julien Gracq fait un très libre usage des références chrétiennes qui ont dans son oeuvre une valeur essentiellement poétique.