Les paysages d’Argol n’obéissent guère à la logique narrative de la description classique, pas plus que la présence du personnaage d’Albert ne prend de signification psychologique et sociale conforme au modèle du roman réaliste. Dès son rpemeir roman, Julien Gracq instaure abruptement un pacte singulier avec son lecteur, dans la mesure où il lui propose un univers arraché à l’ordinaire de l’expérience, fidèle en cela à l’exigence fondamentale du Surréalisme, et plus particulièrement du Manifeste du Surréalisme, dans lequel André Breton revendique la prise en considération d’un autre ordre que celui du ‘“’ ‘ rationalisme absolu qui reste à la mode ”’ 166.
Dans ce contexte, Julien Gracq fait bien plus que se situer dans la perspective surréaliste : il instaure dès son premier roman une conception très personnelle des personnages et de leur relaiton avec le monde. Les lieux ne sont pas en effet, des théâtres où des consciences promèneraient leurs tourments et leurs affects pour retrouver quelque chose d’elles-mêmes, éventuellement, dans la texture des êtres et des choses. Tout au contraire, Albert se trouve ici jeté dans un monde inconnu qui le sollicite, le mobilise et l’alerte, en raison même de sa singularité irréductible. L’inquiétante étrangeté du paysage d’Argol se communique aussitôt au jeune homme qui ne sait en démêler la significaiton et les présages, mais reconnaît affectivement qu’il se trouve confronté à un monde inhumain pour ce qu’il est débarrassé des conventions de l’habitude et de la représentation. Paradoxalement, l’auteur emploie toute la machinerie d’une tradition littéraire dont il souligne à dessein l’arbitraire, mais cet usage n’a pas pour but, comme on pourrait le supposer, de seulement jouer de stéréotypes.
La lente description du cheminement vers le château, la visite minutieuse de celui-ci, l’ascension de la tour et la découverte du paysage panoramique témoignent d’un autre art que celui de la seule référence au Romantisme noir. L’auteur plonge en effet le lecteur, tout comme son personnage dans une matière de monde vécu, c’est-à-dire éprouvé sur le mode immédiat générateur d’étonnement et d’angoisse. Albert se trouve en quelque sorte dans la position de la conscience originaire telle que la définit Schopenhauer lorsqu’il affirme que la subjectivité est d’abord surprise et effroi devant l’énigme du monde ; mais le jeune homme n’est cependant pas étreint par un quelconque questionnement métaphysique. Ce qui joue en lui depuis le paysage d’Argol est d’un tout autre ordre et concerne sans doute la zone d’étrangeté fondamentale en laquelle se manifeste la conscience nue d’être au monde, face au lieu éclatant de sauvagerie primitive. Selon l’expression, empruntée à Nadja, comme titre du troisième chapitre de l’essai consacré à André Breton, le monde est ‘“’ ‘ Battant comme une porte’ ”167.
De cette vacance naît une forme singulière de conscience d’être, portée davantage par les suggestions du monde que par la projection d’une subjectivité envahissante. Peut-être est-ce en cela qu’Au château d’Argol, tout en faisant briller la lumière noire d’une manière historiquement surdéterminée, échappe cependant à son enracinement avoué et implicite. En effet, le monde est ici la puissance qui agit et qui révèle en l’âme d’Albert un certain nombre de virtualités indécises. De ce point de vue, les apparitions lumineuses des voiles auratiques, à l’intérieur du château, ou la manifestation optique de l’immense espace circulaire, vu des terrasses, témoignent d’un processus de révélation au contact de l’être immédiat, lourd de significations latentes.
Si comme le pense Georges Didi-Huberman, ce que nous voyons nous regarde, on peut supposer que le fantastique apparent qui se manifeste ici n’est qu’une façon, propre à un certain moment singulier de l’histoire littéraire, de suggérer cette action du réel sur la conscience qu’il ouvre, habite et éclaire sombrement en lui imposant des images et des états. Il en résulte une poétique des signes avant-coureurs qui donne au paysage le rôle essentiel, tandis que la subjectivité d’Albert n’est que le miroir vivant, et capable de réponse plus ou moins concertée, où viennent jouer les figures de l’énigme. Dès lors, les étapes du drame qui va se jouer, dans et par les paysages successifs, prennent la forme d’un véritable cheminement initiatique qui constitue, plus que tout autre chose sans doute, la véritable matière de cet étrange roman. Les échos, les résonances, les reflets et tous les processus d’invasion affective paroxystique à l’oeuvre dans Au château d’Argol, ne disent pas autre chose que ce cheminement de la conscience arrachée à son intime obscurité par la toute puissante étrangeté du monde.
André Breton, Manifeste du Surréalisme, OEuvres complètes, t.1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1988, p.316.
André Breton, Quelques aspects de l’écrivain, op. cit., p.446.