Le chapitre initial d’Au château d’Argol met donc en place un système de signes avant coureurs qui tissent une première fois la trame du drame, à travers la relation réciproque d’un voyageur, regardeur tour à tour étonné, alerté, enthousiaste et interdit, et le paysage qu’il découvre. D’emblée, cette relation d’inquiétante étrangeté prend du point de vue d’Albert la forme d’une singulière présence au monde et à soi-même, sous la forme encore évasive d’une sollicitation. Le domaine d’Argol, machinerie littéraire selon son créateur, est aussi en lui-même une puissance autonome de machination, qui, venant au devant du visiteur, tel le châtelain funèbre de Nosferatu, attire vers la surface les prédispositions latentes du héros imprudent. Il altère en effet sa conscience, d’autant plus subtilement, que loin de la dénaturer, il l’engage sur les voies d’une objectivation ambivalente, que subiront bientôt les deux autres protagonistes du récit168. De ce point de vue, on peut dire avec Michel Murat que ‘“’ ‘ L’univers gracquien est en perpétuel mouvement, les ordres s’interpénètrent, ils échangent leurs qualités’ ”169.
Si tout est donc déjà noué, et, dans une certaine mesure déjà joué, rien cependant n’est encore accompli. La suite du récit ne va effectivement cesser de déployer l’envoûtement initial selon des modes finement gradués, qui font d’Au château d’Argol le véritable voyage initiatique d’une conscience – doublement diffractée dans les deux figures victimaires et sacrificielles d’Herminien et Heide – au sein d’un monde tout à la fois énigmatique, mortellement tentateur et révélateur.
Ce monde, celui d’Argol, se distingue par la double dimension de l’infini et de la clôture repliée sur elle-même. Compartimenté intérieurement, il est le lieu d’une pérégrination, tantôt solitaire, tantôt trinitaire ou duelle des personnages qui se dévoilent et objectivent progressivement la puissance démoniaque mentionnée par Michel Guiomar. Cette objectivation, scellant d’abord le pacte périlleux puis éclatant en une série d’actes obscurs, s’effectue moins à l’intérieur d’un cadre, scandé par des lieux successifs servant de scène, qu’elle ne prend forme événementielle au contact immédiat des lieux. De même que l’esthétique surréaliste la plus orthodoxe affirme avec Lautréamont “ Beau comme la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ”, la poétique gracquienne semble ici déclarer implicitement : obscur comme la rencontre d’une conscience et de ses doubles avec un paysage. Subdivisé en lieux de sollicitation et de révélation, le domaine d’Argol devient ainsi l’instigateur central des actes décisifs de ce récit. Il n’est certes pas possible d’en analyser tout le détail dans le cadre de cette étude170. Il est cependant indispensable d’indiquer les lois générales des relations tissées avec le monde par les protagonistes d’Au château d’Argol, et les étapes majeures qui en règlent l’évolution, et ceci d’autant plus, que bien des éléments de l’oeuvre future de Julien Gracq se mettent déjà en place dans ce premier roman.
Effectivement, si l’aventure de l’être-au-monde est ici gouvernée les puissances élémentaires de la forêt, de l’océan, de la rivière noire et de l’immense allée du huitième chapitre, elle ne s’effectue pas non plus sans ordre, mais épouse étroitement la ligne directrice d’un parcours traversant des lieux distincts qui sont autant de faces du ténébreux visage que le monde argolien dessine en filigrane.
Tel est d’ailleurs la thèse majeure de Michel Guiomar qui la formule admirablement lorsqu’il écrit : “ l’oeuvre s’ouvre sur une alliance inséparable du paysage (...) et du personnage qui en est saisi, ce voyageur solitaire est marqué d’une sourde dualité ”. Miroirs de Ténèbres, op. cit., t. I, p.35.
Michel Murat, Julien Gracq, Collection Les Contemporains, Seuil, Paris, 1991, p.96.
Nous renvoyons le lecteur à l’étude très précise de Michel Guiomar, malgré les réserves que nous inspire parfois les parti-pris de lecture, parfois très fortement marqués de symbolique mystique, de cet auteur.