1)Les chambres initiatiques du monde

Si le premier chapitre d’Au château d’Argol développe graduellement la vision totale d’un monde, qui désormais ne reparaîtra plus dans son ensemble panoramique, pour aussitôt la refermer dans le noir absolu d’une nuit d’orage171, l’espace illimité est recadré dès le second chapitre en une série de lieux qui sont autant de paysages distincts, doublement séparés les uns des autres par leur singularité substantielle et leur clôture à l’intérieur du cadre des chapitres successifs. Véritables chambres naturelles, ils composent une savante architecture qui répète extérieurement celle, déjà particulièrement complexe du château. Cette organisation montre à quel point le monde, qu’il soit envisagé comme une totalité ou dans ses différentes unités locales, est l’artisan secret du drame. Imago liber, il en est tout d’abord le belvédère, et se décline ensuite en paysages selon la scansion narrative communiquée par Julien Gracq à son ouvrage.

Cinq des dix chapitres d’Au château d’Argol, parmi lesquels le premier, désignent exclusivement des sites. Ce sont successivement ‘“’ ‘ Argol’ ”, ‘“’ ‘ Le Cimetière ”’, ‘“’ ‘ La Chapelle des abîmes’ ”, ‘“’ ‘ La Forêt ”’, ‘“’ ‘ L’Allée’ ”172. Le cinquième chapitre s’intitule certes ‘“’ ‘ Le Bain’ ”, mais il se circonscrit entièrement au seul espace de l’océan et du rivage abritant le cimetière. Un seul, ‘“’ ‘ La Chambre’ ”, désigne explicitement l’intérieur du château. Il faut toutefois noter à ce sujet, que le premier chapitre renferme simultanément la demeure et le domaine, indiquant en cela structurellement la porosité essentielle de l’édifice et du monde qu’il surplombe. Ce principe des vases communiquants vaut d’ailleurs pour le chapitre six qui conduit Herminien et Albert, le long de la rivière d’Argol, jusqu’à la chapelle des abîmes. Les chapitres respectivement intitulés selon les noms de Heide et Herminien, n’ignorent pas davantage les paysages argoliens. Ainsi, dans le premier de cette série, Albert conduit Heide sur les terrasses du château éclairées par la lune, répétant sur un mode obscur la scène de la contemplation panoramique, d’ailleurs réduite à la seule vue de la forêt. Dans le second, les mêmes personnages disparaissent régulièrement dans la forêt, pour de longues heures de fascination réciproque.

L’ultime chapitre du livre, ‘“’ ‘ La Mort’ ”, abandonne le terrain des noms et des lieux pour affirmer la toute-puissance de l’entité néantisante, mais il a cependant lui-même ses lieux d’objectivation fatale, le cimetière, dans lequel les deux survivants ensevelissent Heide, l’allée forestière, où, sous les traits du voyageur et de son poursuivant, ils se rejoignent par la médiation neigeuse d’un couteau. La dramaturgie gracquienne, proche ici de celle de Wagner, investit successivement, souvent aussi, dans un jeu de reprises et de variations expressives, chacun de ces lieux singuliers d’un véritable pouvoir surnaturel qui fait d’eux des mediums, et davantage encore, des tentateurs. En cela, ils sont donc bien des chambres de l’âme, chambres souvent labyrinthiques, à l’image des corridors et des souterrains du château, en lesquelles voyagent, plus ou moins aveuglément ou lucidement, les trois héros d’Au château d’Argol.

Nul autre récit qu’Au château d’Argol ne manifeste si clairement dans sa construction narrative et dans la texture de son écriture, la disposition dynamique qui fait aller les personnages le longs de multiples vecteurs révélateurs, de chambre initiatique en chambre initiatique. Si dès l’abord, les personnages se livrent à d’incessantes promenades pendant lesquelles la tension dramatique se resserre peu à peu, les figures du mouvement offrent par excellence le modèle du parcours des chambres initiatiques que sont les différents territoires du domaine d’Argol. C’est notamment le cas dans le chapitre intitulé “Le Bain”.

Le thème classique de l’initiation baptismale est ici entièrement renouvelé. Il ne s’agit pas de descendre au milieu des eaux imobiles de quelque fleuve ou de quelque fontaine pour y puiser symboliquement une nouvelle vie spirituelle dans la sérénité d’une foi confiante, mais bien plutôt de se lancer à corps perdu parmi les éléments violents dans une sorte d’épreuve où s’entremêlent inextricablement le sens de l’infini, le désir de fusion entre les trois protagonistes, et l’appel de l’abîme qui manque de l’emporter sur le désir vital, ou le prolonge dans un autre registre. L’élan des trois nageurs, s’il a valeur d’un rite répond d’abord aux sollicitations violentes du paysage : “Dans l’air entier circulait une fraîcheur salée et cinglante, accourue des gouffres de la mer, et chargée d’une odeur plus enivrante que celle de la terre après la pluie”173. Quelques lignes plus loin, le narrateur ajoute : “Le vent claquant de la mer fouettait le visage en longues vagues lisses, arrachait au sable mouillé une poussière étincelante”. D’une manière générale, dans Au château d’Argol, les paysages ne sont jamais statiques, mais manifestent une énergie qui leur est propre et qui le plus souvent accompagne ou prolonge le cheminement des personnages, come on le voit dès le premier chapitre au cours duquel Albert traverse à pied la lande déserte. Dans “ Le Bain”, la virulence élémentaire de l’océan préfigure celle des trains de vagues contemplés par Gérard au début d’Un beau ténébreux 174. Dans l’un et l’autre cas, la mer est cette “hâte inépuisable”, qui réveille aussitôt un sentiment d’urgence, l’espoir que quelque chose de décisif s’annonce et revendique la participation de ceux qui ont des yeux pour lire les signes. En l’occurrence, dans Au château d’Argol, l’appel élémentaire reçoit aussitôt sa réponse lorsqu’Heide dénudée s’avance “vers la mer d’un pas plus nerveux et plus doux que celui de la cavale des sables”175 et se jette la première au milieu de l’écume. Le motif chrétien du Baptême s’évanouit ici derrière l’image d’une Vénus épousant les eaux, et entrainant bientôt dans son sillage ses deux compagnons de vertige.

Le bain n’est pourtant pas ici un simple jeu physique dans lequel chaque nageur éprouve ses forces et se confronte à la force des flux ; il s’agit davantage d’une expérience vitale de l’infini, en forme de défi lancé aux éléments, qui se caractérise par une forme de fusion avec le monde, laquelle anticipe sur le mode euphorique la tentation du néant et les actes de mort qui ne tarderont pas à scander le récit. Bientôt, l’effort s’organise en parcours : ‘“Ils nagèrent tous les trois vers le large. (...) Il leur sembla que leurs muscles participaient peu à peu du pouvoir dissolvant de l’élément qui les portait : leur chair parut perdre de sa densité et s’identifier par une osmose obscure aux filets liquides qui les enserraient. Ils sentaient naître en eux une pureté, une liberté sans égales - ils souriaient tous les trois d’un sourire inconnu aux hommes en affrontant l’horizon incalculable. Il allaient vers le large, et il leur semblait, tant de vagues avaient déjà roulé sous eux, tant ils avaient franchi de ces crêtes brusques (...) que la terre déjà derrière eux avait dû disparaître aux regards, les abandonnant au milieu des vagues à leur prestigieuse migration, à laquelle ils s’encourageaient l’un l’autre par des cris exaltants”’ 176.

Une progressive métamorphose affecte ici le mouvement de la nage : de simple joie des corps lancés au coeur des vagues, il devient trajectoire tendue par la seule force de sa libre nécessité. Il n’y a plus ici de but déterminé, sinon l’indéfini du large, le lieu par excellence, dans la mesure où il est à la fois un horizon et la réserve inépuisable de l’espace. La répétition de la même formule, sous deux aspects voisins : ‘“Ils nagèrent tous trois vers le large’”, et ‘“ils allaient vers le large’”, souligne davantage le long mouvement de ce parcours, l’italique de “vers le large”, accentuant typographiquement l’importance symbolique de la direction prise, et contribuant même, peut-être, à visualiser dans l’inclinaison même des lettres l’élan des trois nageurs. Il s’agit bien ici d’aller à l’état libre, dans un désaisissement de toute finalité banale : on retrouvera l’émotion singulière du pur plaisir d’aller, à la fin du Balcon en forêt, mais dans un tout autre contexte et un tout autre sens. Dans Au château d’Argol, les trois nageurs figurent d’abord les moments singuliers de la grande triade hegelienne, si bien que leur parcours est aussitôt une expérience métaphysique.

Le processus fondamental qui définit selon Hegel l’intime nécessité de la pensée spéculative s’incarne et se révèle dans ce bain mystérieux, annonçant même à cet égard, avec vingt ans d’avance l’ouverture de Thomas l’Obscur de Maurice Blanchot, mais il est vrai, de façon moins abstraite et sous une forme sans doute poétiquement plus convaincante - bien que nourri par le Hegelianisme, Au château d’Argol sait résister aux tentations allégoriques, et couler son modèle philosophique dans la matière d’une écriture de l’être-au-monde toujours attentive aux variations de perception et d’affectivité, qui naissent du contact avec l’élément. Albert, Heide et Herminien font ici l’expérience de l’infini sous trois modalités : ils suivent d’abord la ligne d’un parcours idéalement tendu vers l’horizon ; ils sont ensuite unis à l’élément liquide, dans le sentiment vif d’une participation énergétique ; le mouvement de la nage devient enfin pour eux une migration au double sens du terme. Il s’agit bien de quitter la terre ferme et de se libérer de toute attache pour n’être plus que mouvement pur au sein d’un milieu infini ; il faut également convertir l’esprit et le faire parvenir aux régions supérieures de la pensée pour changer avec lui toute l’existence, c’est-à-dire l’accomplir.

Le parcours triomphal des trois protagonistes annonce dès ce premier récit, l’un des motifs majeurs de l’écriture gracquienne : celui du grand voyage qui permet de concrétiser tous les désirs, toutes les promesses et les menaces accumulés au fur à mesure que le récit s’est développé. Il en sera question plus loin de manière spécifique ; on peut toutefois noter la parenté de ce passage d’Au château d’Argol avec la croisière décisive du Rivage des Syrtes. La traversée des trois nageurs pourrait effectivement devenir ce grand voyage irrémédiable qui change la face des choses, mais le vecteur finit par basculer et revenir vers le rivage après avoir tremblé quelques minutes au-dessus du néant. Très vite, le sens de ce libre parcours commence à s’infléchir, à proportion de son pouvoir apparemment libérateur. Les nageurs vivent alors cette situation, on ne peut plus concrète et alarmante : plus ils s’éloignent et cèdent à la griserie du large, plus la nécessité de revenir à la terre ferme s’impose à eux comme une mortelle incertitude. Toutefois, la perspective de ce péril leur apparait d’abord comme un défi puis une jouissance : ‘“Et ils plongeaient plus avant dans les lames avec un enthousiasme sacré, et à chaque mètre nouveau arraché dans le plaisir de l’absolue découverte, au prix d’une mort commune à chaque instant plus certaine, redoublait leur inconcevable félicité. Et par-dessus la haine et l’amour ils se sentirent fondre tous les trois, tandis qu’ils glissaient aux abîmes avec une vigueur maintenant furieuse - en un corps unique et plus vaste”’ 177.

Le désir d’absolu finit ici par l’emporter sur le mouvement lui-même. Le sens de l’infini atteint alors une dimension nouvelle : on passe de la fusion identitaire à une logique d’indifférenciation qui efface les subjectivités et les mencace d’une entière résolution dans le monde élémentaire des eaux. S’anéantir est le moyen d’un véritable accomplissement, dont on ne s’étonne pas qu’il s’exprime dans une figure érotique. Toutefois, ce point suprême se retourne aussitôt en son contraire : Heide s’abandonne enitèrement au gouffre et c’est une femme à demi pétrifiée déjà par le péril que ses deux compagnons saisissent et sauvent : ‘“Dans cette recherche hagarde où il leur sembla que leur main manoeuvrait d’invisibles couteaux, la forme d’un sein dur comme la pierre passa dans la paume d’Herminien, puis un bras qu’il saisit avec une vigueur désespérée, et quand il ouvrit les yeux à la surface, du fond de la peur étouffante qui le cernait, ils se retrouvèrent tous les trois”’ 178. Enfin, la claire consience d’un autre enjeu se lève dans le sentiment de détresse qu’éprouve le trio reformé : ‘“Au loin une ligne jaune, mince et presqu’iréelle marqua la limite d’un élément auquel ils avaient cru si complètement renoncer. un charme se brisa. Ils éprouvèrent son appel. (...) Une angoisse serra leurs tempes, amollit leurs mains, ils nagèrent vers cette terre de toute leur volonté tendue, et il leur semblait maintenant qu’ils ne pussent plus jamais l’atteindre. (...) un rayon de soleil brilla, et la baie entière s’anima d’une fête mélancolique qui parut le dernier sarcasme de la nature à leur fin maintenant inévitable’”179.

On peut certainement gloser à l’envie sur les possibles significations hegeliennes de ce passage : expérience du mauvais infini abstrait, expérience du négatif dans laquelle se forge la conscience de l’identité ; reste qu’ici, la philosophie de l’Esprit joue avant tout le rôle de condensateur poétique. Au château d’Argol ne se veut pas l’application littéraire d’une philosophie mais tire au contraire parti de celle-ci pour alimenter les pentes électives et l’imaginaire d’une écriture naissante. Juste avant l’inversion mortelle qui rompt la ligne du parcours, l’inquiétant face-à-face des trois nageurs révèle une toute autre logique que celle du maître de l’Idéalisme allemand : ‘“Au-delà de la vie et de la mort maintenant ils se regardèrent pour la première fois avec des lèvres scellées, (...) Leurs âmes se touchèrent en une caresse électrique. Et il leur sembla que la mort dût les atteindre non pas quand les abîmes ondulant sous eux réclameraient leur proie, mais quand les lentilles de leurs regards braqués - plus féroces que des miroirs d’Archimède - les consumeraient dans la convergence d’une ardente communion”’ 180. On peut le lire clairement : ce qui se joue ici est bien un rituel dont le désir, la cruauté, la mise à mort et la jouissance sont les éléments essentiels. Au terme du parcours vers l’infini ouvert se constitue la triple visée réciproque des regards meurtriers semblables à ceux des monstres des abysses. Sous le couvert d’une scène d’exaltation de la puissance élémentaire de la nature, se dissimule un acte sexuel sadique. Le Bain se montre alors pour ce qu’il est, une chasse dont la Diane mise à nu est dévorée par un double Acteon.

Malgré leurs ressemblances, Le Bain cruel du Château d’Argol et la croisière aventureuse du Rivage des Syrtes ne peuvent s’identifier. L’élan des trois nageurs n’est pas encore un grand voyage car il ne libère pas la substance essentielle d’une vérité, mais fait seulement jouer jusqu’à sa plus extrême intensité l’une des figures d’une configuration ternaire. On sent ici que rien n’est encore accompli, même si se mettent en place les arcanes évidents du drame : la dualité meurtrière des deux amis, le pouvoir de fascination érotique et métaphysique qu’ils excercent l’un sur l’autre, la fonction médiatrice et victimaire de leur compagne. Comme on pourra le vérifier plus tard, le grand voyage suppose bien plus qu’une simple configuration d’éléments réactifs : il exige avant tout, d’une manière ou d’une autre, l’accomplissement d’une traversée, le passage d’une limite au-delà de laquelle le monde est brusquement tout autre que ce soit pour la vie ou pour la mort. Peut-être est-il possible de le nommer d’avance, en référence au titre du premier roman de Virginia Woolf, “la traversée des apparences”.

Or c’est bien d’une telle traversée qu’il est question dans Au château d’Argol. Il n’est point besoin d’étudier dans leur détail chacune des chambres initiatiques que proposent, de chapitre en chapitre, les différents lieux du domaine, pour comprendre que la subjectivité y découvre chaque fois une nouvelle tonalité révélatrice qui se communique aussitôt à l’âme pour éclairer et éveiller en elle des puissances qu’elle ignorait. l’être-au-monde est donc ici l’aventure d’individualités progressivement ouvertes de l’intérieur sous l’effet d’une véritable invasion spirituelle, comme si en parcourant les paysages du bord de l’océan, de la forêt et de sa rivière, ou de la longue et mystérieuse allée, les personnages acquéraient par une étrange forme de porosité psychique les dons obscurs du domaine d’Argol.

Cependant, cet intinéraire initiatique est doublement bordé de paysages funèbres qui sont, au seuil et à la fin du roman, de véritables zones frontières de l’indétermination. Si Au château d’Argol, est par excellence le roman de l’inquiétante étrangeté, c’est en ces paysages des limites extrêmes que les personnages font l’expérience de cette altérité pour percevoir confusément quel pourvoir elle exerce sur eux. C’est dire que le monde d’Argol est bien ce monde dépaysé, capable de bouleverser l’individu par la vertu de sa seule présence et des puissances qui s’y abritent, qu’ André Breton évoquait dans le Manifeste du Surréalisme.

Notes
171.

Jean Louis Leutrat consacre des pages essentielles au ténébrisme de Julien Gracq, non seulement au sein d’Au château d’Argol, mais dans d’autres récits, où se retrouve l’emblème du roi pêcheur, comme notamment Le Roi Cophetua. Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., notamment p.91-102.

172.

Ces titres désignant les lieux par un universel souvent impersonnel annoncent le titre général et les noms de lieux de La Route. Outre le fait qu’ils affirment eux aussi le domaine de l’oeuvre et de l’imaginaire de Julien Gracq, ils n’ont cependant pas la même fonction poétique. Alors que les lieux argoliens sont des chambres initiatiques, ceux qu’évoque le narrateur de La Route relèvent plutôt d’une poétique géographique et historique, comme nous le reverrons plus tard.

173.

Au château d’Argol, op. cit., p.44.

174.

Un beau ténébreux, PI, p.105.

175.

Au château d’Argol, op. cit., p.45.

176.

Id., p.46.

177.

Ibid., p.47.

178.

Ibid., p.48.

179.

Ibid., p.48.

180.

Ibid., p.47-48.