Passé le seuil du premier chapitre, le récit se trouve enfermé dans un cadre obscur, celui des lieux extrêmes que sont le cimetière et l’allée forestière en sa version finale. Lieux de la mort, ils bordent l’aventure intérieure des protagonistes, sur le mode initial du pressentiment, sur celui, irrémédiable, du destin accompli. Entre eux s’effectue par fragments la pérégrination dévoilante qui oppose et unit les personnages.
C’est d’abord, au second chapitre, la première visite d’Albert encore seul, au cimetière, la veille de l’arrivée d’Herminien et Heide. Cette visite est toutefois précédée de quelques journées qu’Albert reçoit comme ‘“’ ‘ des jours de profondes et capricieuses vacances ”’ 181. Certes, le jeune homme ‘“’ ‘ se réjouissait comme un enfant de sa mystérieuse demeure, il se laissait aller au charme d’une nature vierge’ ”. Ces vacances ne précèdent pas seulement l’étude de Hegel à laquelle Albert est venu s’adonner dans le solitaire manoir ; elles ne sont pas le loisir ébloui de son existence rebelle aux lois ordinaires de la vie sociale ; elles sont aussi l’occasion d’une dernière indépendance avant que ne se nouent définitivement les liens d’amour, de haine, de sacrifice et de mort. Profondes, elles annoncent subrepticement le tombeau. La virginité de la nature, bientôt déflorée par les actes de transgression dont elle sera le siège, appelle déjà très sourdement ces actes182.
La réapparition des soubassements bretons d’Argol n’est d’ailleurs pas fortuite. L’inscription approximative du domaine dans une géographie réelle ne se répétera plus. Pour l’heure, Albert jouit encore de parcourir librement un paysage bénin d’être purement naturel aux ‘“’ ‘ séductions pauvres’ ”, ‘“’ ‘ ’ ‘aux fleurs humiliées’ ”, semé de quelques ‘“’ ‘ pauvres masures de granit’ ” perdues dans les landes où ‘“’ ‘ les genêts, les ajoncs, les bruyères croisaient en foule’ ”183. Cette évocation brève produit l’image d’une Bretagne qu’on serait presque tentée d’appeler éternelle, fidèle en tous les cas, aux portraits que la littérature en a tracée depuis Chateaubriand, dont on sait l’importance que lui donne Julien Gracq, pour des raisons qui ne tiennent évidemment pas à sa seule origine géographique. Cependant, lorsque Albert s’abrite de la pluie ‘“’ ‘ sous des dolmens que revêtait une mousse épaisse’ ”, les images obligées de toute évocation bretonne s’in fléchissent déjà subrepticement, préparant déjà l’apparition du cimetière et plus particulièrement de la future tombe de Heide. Cette impression s’accentue aussitôt : ‘“’ ‘ Dans la forêt de Storrvan seule il n’osait s’aventurer, et l’effroi que lui avait causé l’orage de la première soirée persistait dans son coeur ”.’
On peut, dans une certaine mesure, comparer ces expériences émotives avec l’analyse de la peur et de l’angoisse conduite par Heidegger dans Etre et Temps, à la condition de ne pas confondre les sentiments éprouvés par Albert et l’expérience métaphysique donnée sur le mode affectif, que le philosophe cherche à circonscrire dans les formules du paragraphe 40 : ‘“’ ‘ (...) ce devant quoi l’angoisse s’angoisse est l’être-au-monde même. S’angoisser, c’est découvrir originalement le monde comme monde ”’ 184. Il est certain qu’Albert entretient avec le domaine d’Argol un rapport permanent de mise en alerte réciproque, où monte en filigrane une étrangeté menaçante des lieux eux-mêmes. Cependant, si ce rapport, d’ailleurs lié à ce que Heidegger nommerait ‘“’ ‘ l’être vers la mort ”’ 185 témoigne bien d’une forme singulière de la présence au monde, il ne donne pas lieu pour autant à une méditation intéressant les fondements de l’existence.
De telles considérations apparaîtront plus tard dans l’oeuvre de Julien Gracq, sans jamais prendre cependant, la forme de la réflexion spéculative, mais se tiendront au contraire au plus près de l’expérience sensible et poétique, comme par exemple dans La Sieste en Flandre hollandaise. Le fait qu’ici, la conscience affective soit suscitée et orientée par un paysage comme la forêt de Storrvan, introduit une dimension absente de la pensée de Heidegger dans Etre et Temps, celle que Georges Didi Huberman considère quant à lui comme la mise en alerte de ce que nous sommes par ce que nous voyons et qui nous regarde, conception elle-même élaborée à partir des essais de Freud L’inquiétante étrangeté et Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort. Dans le premier d’entre eux, Freud commence par définir l’inquiétante étrangeté comme ‘“’ ‘ cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ”’ 186, pour ensuite admettre que ‘“’ ‘ d’autres situations(...) entraînent pourtant le même sentiment de détresse et d’inquiétante étrangeté. Par exemple, lorsqu’on est égaré dans une forêt, à la montagne, surpris peut-être par le brouillard’ ”187. L’Unheimlich, pour appeler l’inquiétante étrangeté par son nom allemand, joue donc d’une dialectique du familier et du dépaysé.
C’est précisément une telle dialectique qui est à l’oeuvre en ce début du deuxième chapitre d’Au château d’Argol. Insensiblement, les stéréotypes de la lande bretonne (d’ailleurs chargés d’avance d’une certaine atmosphère propice aux enchantements, par les récits du folklore et la littérature, notamment par l’oeuvre de Chateaubriand), laissent apparaître la figure d’un paysage inquiétant, au point qu’Albert n’ose l’approcher, comme s’il lui était interdit et menaçait de déchaîner ses foudres contre lui, ainsi que le souligne le souvenir effrayé de l’orage du premier soir, orage dont les nuages avant-coureurs sont précisément venus de Storrvan. D’une façon générale, tout le début d’ Au château d’Argol joue de cette même dialectique du familier et du non-familier, moins pour simplement installer un climat littéraire, que dans le but de poser la relation fondamentale d’Albert avec le monde argolien, et d’ériger celui-ci au rang de véritable personnage spectral en lequel se rassemblent d’étranges puissances mortifères.Une fois encore, la relation d’Albert avec le paysage s’affirme comme un certain état de l’âme, une conscience de soi, éveillée par le monde, une conscience du monde lui-même comme un pouvoir diffus de susciter des représentations.
Cependant, ces signes encore diffus vont se préciser à la fin du chapitre, lorsque Albert se rendra à cheval jusqu’au bord de la mer, pour découvrir le cimetière dans le fond de la baie qu’il avait observée le premier soir sous la forme étonnante de l’échancrure triangulaire au bleu pictural. Cette visite est cependant précédée de quelques pages, dans lesquelles le jeune homme est montré dans le travail de lecture de la Logique de Hegel, travail constituant le motif originaire de sa retraite au château d’Argol, avant que ne soit dressé un premier portrait moral d’Herminien et Heide. L’activité intellectuelle d’Albert et ce double portrait semblent autant de positions spirituelles de ce qui se découvrira en bord de mer.
Le passage consacré aux lectures d’Albert incorpore une assez longue citation de la Logique, donnée toutefois dans une version traduite par Julien Gracq lui-même de la version anglaise dans laquelle il a lui-même découvert le texte hegelien. Cette précision n’est pas sans importance, car, comme le signale Bernhild Boie, ‘“’ ‘ (...) l’abstraction du langage hegelien est ici transmuée en un style imagé(...) La pensée de Hegel selon laquelle l’esprit blesse l’homme ( en le dissociant du monde) pour ensuite le guérir (en rétablissant cette unité au niveau de la conscience) cède ici la place à une métaphore toute corporelle ”’ 188. Effectivement, là où Hegel écrit ‘“’ ‘ Cette unité est alors d’ordre spirituel et le principe de cette restauration se trouve dans la pensée même. C’est elle qui inflige tout à la fois la blessure et la guérit’ ”189, Julien Gracq traduit quant à lui ‘“’ ‘ La concorde alors est spirituelle, c’est-à-dire que le principe du rétablissement est trouvé dans la pensée et dans la pensée seule. ’ ‘La main qui inflige la blessure est aussi celle qui la guérit’ ”190.
Cette vision du texte hegelien n’est pas tant maladresse de traduciton due à une version elle-même plus concrète de la Logique, elle exprime aussi une incorporation poétique de la pensée hegelienne, dont témoigne d’ailleurs l’extension de l’italique originaire à l’ensemble de la formule centrale, selon le principe spécifiquement gracquien de la phagocytose des textes convoqués dans son oeuvre, et de leur mise en vibration par le seul usage du marqueur typographique également cher à André Breton. On peut évidemment appliquer à Julien Gracq ce qu’il écrit à ce sujet, lorsqu’il parle du ‘“’ ‘ recours systématique au mot en ’ ‘italiques’ ‘, qui déclenche à l’intérieur même du langage tout un jeu complexe de ’ ‘claviers’ ”191.
Cet usage très personnel, et de la pensée, et du texte hegelien lui-même offre une première occasion de signaler, non pas seulement chez les personnages de Julien Gracq, comme ici Albert, mais aussi chez leur auteur, un mode actif de présence au monde de l’esprit et des références culturelles qui relève à la fois de la logique hubermanienne du regard porté sur nous par ce que nous regardons, et d’une dynamique de l’appropriation qu’on retrouvera encore, plus tard, dans l’attitude de Julien Gracq envers le monde concret des lieux et des paysages.
Dans le cas particulier du libre usage de Hegel dans l’économie poétique d’Au château d’Argol, l’appropriation exprime des valeurs propres à l’oeuvre et à l’auteur, et entre en résonance avec bien d’autres mediums inspirateurs comme en témoigne une remarque de Bernhild Boie qui note à ce sujet combien l’analogie de la version anglaise de la Logique avec le livret de Parsifal a frappé Julien Gracq : ‘“ Die Wunde schliest der Speer nur, der sie schlug ”’ (Parsifal, fin de l’acte III), soit : ‘“’ ‘ seule l’épée qui a infligé la blessure peut aussi la guérir ’”.Grâce à l’imagination d’un traducteur ; Hegel et Wagner ont pu ainsi se rejoindre en l’un de ‘“’ ‘ ces agrégats de rencontre, ces précipités ’ ‘adhésifs’ ‘ ’” (Les Etroites, Corti, 1976, p.30) auquel la pensée de Gracq a en effet adhéré pour y trouver (ou retrouver) son propre reflet ”. Bernhild Boie ajoute encore à juste titre : ‘“’ ‘ En témoignent les textes qui suivent et tout d’abord ’ ‘Un beau ténébreux’ ‘ : ’ ‘“’ ‘ la main qui fait la blessure peut aussi la fermer ” (p.262) ”’ 192. On voit donc à quel point le texte hegelien, dans son intériorisation gracquienne devient élément d’un monde poétique et ne sert nullement de simple armature théorique importée de l’extérieur afin de justifier et de consolider le texte et la signification d’Au château d’Argol. Tout au contraire, la citation, doublement retravaillée par la traduction et la modification typographique qui l’affecte, apparaît à point nommé au moment où Albert va découvrir le cimetière en ruine au bord de la mer, la veille de l’arrivée de ses hôtes. En ce sens, Au château d’Argol n’a donc rien d’hegelien, comme une lecture superficielle pourrait le laisser croire ; c’est bien plutôt Hegel qui devient alors gracquien.
Le portrait moral d’Herminien et Heide qui suit immédiatement ce passage en objective déjà les virtualités. Herminien apparaît en effet comme le double négatif d’Albert193. Même vie errante, même culture supérieure, même goût de l’abstraction spéculative, même manifestation, enfin, de l’esprit dan le corps et le visage, tout unit et oppose les deux hommes, plus particulièrement pour cette raison que chez Herminien, ces dispositions natives s’accompagnent d’une ‘“’ ‘ singulière aptitude à percer à jour les mobiles les plus troubles de la nature humaine’ ”194, qui annone son satanisme. Il n’est donc pas étonnant de lire que ‘“’ ‘ le condensateur humain paraissait naître de la réunion de ces deux confondantes figures’ ”195 pour apprendre ensuite qu’ils ‘“’ ‘ étaient ennemis aussi, mais ils n’osaient se le dire’ ”196. La phrase suivante peut évidemment s’interpréter sur le mode d’une trouble érotique, Julien Gracq y écrivant en effet : ‘“’ ‘ Ils n’osaient se le dire, ni tolérer la plus lointaine évocation de rapports en quoi que ce fût étranges qui pussent jamais exister entre eux’ ”. Plus remarquable est le fait que l’hostilité des deux personnages, inavouée, muette, ne pourra finalement se formuler dans des actes que par l’intermédiaire d’une situation où les lieux, les paysages, c’est-à-dire le monde d’Argol jouent un rôle au moins égal, si ce n’est plus grand que Heide. Celle-ci ne peut en effet jouer, comme on le verra, son rôle médiateur et intercesseur qu’elle-même plongée dans le milieu substantiel et énergétique du domaine.
Or la jeune femme est encore inconnue d’Albert qui ne connaît à son sujet que quelques vagues rumeurs concernant sa participation à l’agitation révolutionnaire internationale, rumeurs lui prêtant notamment des dispositions sataniques et le goût du nomadisme la rendant très malaisément localisable, à l’instar des deux personnages masculins. Ce qui frappe dans ce rapide portrait moral n’est pas que le sexe de Heide lui semble indéfini et qu’il ‘demeure ’ ‘“’ ‘ pour lui jusqu’à l’heure de son arrivée entièrement en question ’”197, mais que la jeune femme se définisse d’abord par une figure d’absence. Absente à la mémoire, absente du château où elle n’apparaîtra, Heide retient d’abord l’attention d’Albert par cette qualité, outre le fait qu’elle est bien sûr la compagne actuelle d’Herminien. Si l’hypothèse onomastique, selon laquelle son nom veut effectivement désigner la lande198 est fondée, il faudrait ajouter que l’absente est cependant présente à l’état diffus de paysage, ou que son seul nom la voue secrètement à ce paysage en lequel s’ouvre d’avance la fosse qui recevra son corps en une ultime et définitive position d’absence. C’est en tout cas cette mise en alerte dialectique de l’absence et de la présence qui va maintenant gouverner la scène de la visite au cimetière.
Celle-ci a symboliquement lieu la veille de l’arrivée des hôtes du château. Elle se situe implicitement le jeudi saint, veille du repas où les trois protagonistes se trouveront réunis dans une lumière couronnant les cheveux blonds de Heide et évoquant ‘“’ ‘ comme sur les pélerins d’Emmaüs le rayon de lumière dont Rembrandt a enveloppé son Christ’ ”199. On ne s’étonnera d’ailleurs pas que le repas du vendredi, décalant donc la Cène de son temps évangélique au soir du vendredi, c’est-à-dire après la consommation de la Passion, au moment donc de la mort et de la lutte aux Enfers, soit simultanément celui de la première manifestation de Jésus ressuscité à des disciples désespérés.
Le jeudi, en tout cas, ‘“’ ‘ A la veille de cette arrivée, un pâle soleil brilla sur le pays d’Argol, et Albert partit pour une longue promenade à cheval vers la mer qu’on voyait luire du haut des tours du château’ ”200. La phrase suivante fait alors apparaître la forêt et le vent : ‘“’ ‘ Il s’engagea dans un sentier qui courait le long de la vallée entre le roc du versant couvert de mousse et une véritable cloison de branchages verts, dont le vent infatigable de la mer rebroussait les rameaux flexibles contre les rochers comme les vagues toutes proches eussent pu faire d’une pâle forêt d’algues au long des récifs, de sorte que le sentier était entièrement recouvert d’un berceau serré de feuilles, à travers lequel le soleil faisait danser sur le sol le réseau mobile des taches brillantes ”.’
Dans l’enveloppement de cette magnifique phrase sinueuse, tous les éléments fondamentaux du monde argolien se retrouvent, complétant ceux qui se manifestaient déjà dans la précédente. Château, océan, lumière, forêt, vent, chemin, s’unissent de nouveau, mais au lieu de s’offrir dans une vaste contemplation panoramique, se mélangent et se contaminent réciproquement. Un premier vecteur est tout d’abord tracé entre le château et la mer, par l’intermédiaire du pâle soleil, permettant de voir une seconde fois un pan maritime luisant qui appelle à lui le jeune homme - Le pâle soleil apparaît d’ailleurs lui-même comme une sorte d’aube crépusculaire. Cet océan qu’on voit luire du haut de la plus haute tour fait effectivement signe à travers la distance et obtient aussitôt la réponse d’une promenade conduite dans sa direction. Ce faisant, ce vecteur visuel réunit secrètement l’altitude et le gouffre, comme la découverte du cimetière, puis la périlleuse scène du bain, ne tarderont pas à le démontrer.
Il faut être ici attentif aux termes les plus anodins, ceux dont l’usage semble appartenir exclusivement aux registres des expressions obligées de la description traditionnelle. Albert ne s’engage pas seulement au sens courant dans le sentier forestier ; il accomplit ainsi, sans le savoir encore, un acte décisif précipitant d’avance l’orientation de tout le récit du côté de la tombe. Mais le jeune homme n’y prend garde. Présent au monde, soit sur le mode du pressentiment, soit sur celui de l’inconscience, comme ici, Albert est davantage agit par les puissances latentes du domaine d’Argol qu’il ne les reconnaît comme telles et n’en accepte délibérément les sollicitations. Dans cette toute cette scène achevant le second chapitre, il est en position de joueur ingénu qui ne sait pas ce qu’il risque et ne pense donc s’engager qu’au sens ordinaire, dans un simple sentier, quand il scelle déjà en leur absence, un pacte avec les autres personnages, et plus encore avec l’inquiétant pays ouvert aux pas de son cheval.
De la même manière, si le sentier court au flanc de la vallée, ce n’est pas uniquement en vertu de la banale tournure de phrase qui veut que tout chemin en pente descendante en fasse autant201. Emporté par le sentier, son propre élan aveugle, Albert subit une force d’attraction qui annonce le dévalement à tombeau ouvert de la voiture, qui, plus tard, emportera Aldo aux côtés de Vanessa, dans Le Rivage des Syrtes. Le sentier magique entraîne en effet le promeneur imprudent, dans un paysage surdéterminé par le féminin, préfigurant ainsi les scènes de séduction qui uniront Albert et Heide dans la forêt, mais aussi, une fois encore, sous cette surdétermination se dissimule ce qui, dans ce livre, est peut-être la figuration par excellence du féminin, à savoir la tombe, contenant et témoin matériel aux parois infranchissables, (sauf pour le défunt qu’on y ensevelit), de la mort.
Cette intrication du matriciel érotique et funéraire avec les paysages se manifeste déjà au pendant le parcours du jeune homme inconscient. Le sentier circule entre roc et mousse, et se trouve encagé dans une sorte de tunnel de branches, décrit comme une cloison puis comme un ‘“’ ‘ berceau serré de feuilles’ ”. Il préfigure également l’allée sur laquelle s’engageront plus tard Albert et Heide, et où, plus tard encore, Albert dirigera ses pas, pour y trouver la mort202. Autre signe, le vent rebrousse les rameaux contre les rochers, à la manière de vagues agitant des forêts d’algues contre des récifs. Vent de transgression, de dénudation, l’élément éolien brasse une véritable chevelure végétale, de même que par la suite, les cheveux de Heide se mêleront confusément aux algues et aux eaux de la rivière ensanglantée de sa blessure. Sans attendre cet instant fatal, le texte fera d’ailleurs ressurgir bientôt l’image explicite de la chevelure, lorsque Albert débouchant sur la plage y trouvera le sinistre présage ‘“’ ‘ de longues herbes grises dont les touffes grêles et sifflantes s’accrochaient en désordre aux monticules de sable, et s’agglutinaient au gré des rafales comme une chevelure noyée d’eau’ ”203.
L’alliance de la mer, du vent, des feuillages, des rochers et des récifs se comprend alors mieux et révèle qu’elle ne satisfait pas seulement au caprice d’un effet d’ornementation stylistique204. Elle unit même une nouvelle fois l’altitude et les profondeurs qui sont cette fois-ci, non pas seulement reliées par un vecteur, mais brassées dans une véritable réfraction de substances.
La fin de la longue phrase portant, plutôt qu’elle ne le décrit, le parcours d’Albert vers l’océan, fait reparaître enfin, sur un mode ténu, le motif du voile de lumière, déjà rencontré plusieurs fois sous des formes majestueuses à l’intérieur du château. Il cette fois un simple ‘“’ ‘ réseau mobile de taches brillantes’ ”, mais comme au premier chapitre, il accompagne le déplacement d’Albert à travers un espace intérieur et le conduit pareillement en le précédant vers une figure de bord de mer. La logique du voile superposée à celle du pan de l’échancrure maritime reparaît d’ailleurs en bordure du paysage ruiniforme devant lequel débouche Albert.
Il est temps de dire que cette promenade du côté de la mer, surdéterminée de symbolisme féminin et même matriciel pourrait faire l’objet d’une lecture oedipienne classique, c’est-à-dire, peut-être superficielle au regard de ce qu’est réellement la théorie élaborée par Freud à ce sujet, ou du moins de ce qu’une telle approche permettrait le cas échéant de déceler ici. Plutôt donc de tomber dans le piège consistant à dire qu’à travers ce passage, Julien Gracq met en scène la puissante attraction exercée sur lui par la figure maternelle, remarquons l’étrangeté du dispositif métaphorique, et fantasmatique mis en place. Ce qui frappe ici est surtout la proximité de la mer et de la tombe, mais une tombe encore vide, au milieu d’un cimetière en ruine, tombe qui recevra plus tard la dépouille d’une jeune femme pour l’heure inconnue d’Albert, si ce n’est par son nom, sa réputation et son lien d’intimité avec Hermininen.
La mer est ici bien sûr voisinage de la mort, et le sexe féminin avec elle. Bien au-delà de ce que suggère le poncif d’une fausse interprétation oedipienne – nous entendons par là les interprétations qui se pressent de lire, de reconnaître et de conclure, manipulant les catégories freudiennes comme des clés des songes, et oubliant à cet égard qu’un rêve n’a par exemple aucune signification préétablie par quelque codex – on observe que le féminin est ici un inaccessible, non pas seulement en ce qu’il ets peut-être donneur de mort, mais en ce qu’il est rabattu d’avance dans une figure funéraire de l’absence. Le fait est d’autant plus énigmatique que Julien Gracq n’effectue lui même nul travail de deuil d’une mère réellement morte, contrairement à ce qu’entreprend par exemple James Joyce à travers le personnage éminemment autobiographique de Stephen Dedalus, dans le passage d’Ulysse où le héros associe les biles de l’agonie vomies par sa mère, au varech, au frai marin et au vert pituite de la marée205. Dans Au château d’Argol, la dialectique de la mer, de la femme et de la mort est d’une toute autre nature, et déborde d’ailleurs de beaucoup, nous semble-t-il, le cadre apparent du drame et sa mise en forme symbolique à l’aide de la triade hegelienne. Nous reviendrons bientôt sur l’étrange absente que figure le personnage de Heide, en analysant le comportement d’Albert dans le cimetière.
Ce paysage se signale tout d’abord par une déconcertante précision géographique : ‘“’ ‘ Vers l’est, la vue s’arrêtait à un haut cap noir’ ”206. L’orient, point cardinal du lever du jour s’avère en effet barré par le cap élevé dont la sombre masse a la couleur de la mort, plutôt associée, généralement, à l’occident. Mais cette précision n’est qu’une entrée en matière, car voici que se développe devant Albert un horizon océanique plus étrange encore : ‘“’ ‘ Cette mer qui n’offrait à l’oeil, qui balayait en un instant son immense étendue, ni un oiseau ni une voile, lui paraissait surtout insupportable par sa mortelle vacuité’ ”207. Il s’agit donc bien de l’échancrure triangulaire vue au premier chapitre depuis les terrasses du château, maintenant agrandie aux proportions d’un vaste horizon enveloppant l’oeil tout autant qu’il l’est instantanément par celui-ci. Cet horizon marin, dépourvu de tout signe de vie ou de mouvement, comme l’était justement l’échancrure bleue, quoique ‘“’ ‘ d’un blanc grisâtre et terne sous un ciel éclatant ”’, n’est pas sans faire songer au célèbre Moine au bord de la mer de Caspar David Friedrich.
L’absence ici triomphe, car elle ne consiste pas seulement dans celle de tout oiseau planant au dessus des vagues ou de toute voile gagnant le large, mais intéresse l’ensemble du paysage comme son essence fondamentale. Le lieu auquel Albert est ainsi confronté n’est pas simplement vide, il est la vacuité même en sa manifestation océanique. Vacuité aussitôt reçue sur le mode affectif comme insupportable parce que mortelle, l’ambiguïté de la formulation pouvant désigner aussi bien la mort à l’oeuvre dans la substance du paysage, que l’effet de celui-ci sur l’âme d’Albert. L’analogie avec la toile de Caspar David Friedrich est encore plus frappante si l’on songe au premier mot qu’elle arracha à Marie von Kügelgen, épouse d’un autre peintre appartenant à l’entourage de Friedrich, lorsque celui-ci montra pour la première fois cette oeuvre à l’Académie de Berlin, dans l’automne 1810 : ‘“’ ‘ Mais il n’y a rien à voir ! ”’. Telle est précisément l’expérience d’Albert qui dans ce paysage marin purement élémentaire rencontre visuellement le rien dilaté jusqu’aux limites du champ oculaire208. Le “ rien à voir ” de cette paradoxale présence océanique, libre de toute figuration anecdotique, peut alors manifester son essence énigmatique.
Il le fait par une modification substantielle et géométrique affectant la surface de la mer : ‘“’ ‘ car, demeurant toute entière d’un blanc grisâtre et terne sous un ciel éclatant, sa surface parfaitement bombée, dont la vue suivait malgré elle les courbes, imposait irrésistiblement à l’esprit l’image d’un oeil révulsé dont la pupille eût chaviré en arrière, et dont seul fût resté visible le blanc visible et atone, dont la surface eût tout entière regardé, et posé à l’âme le plus insoutenable des problèmes’ ”209. Bordée d’abord de ‘“’ ‘ blanc grisâtre et terne’ ” qui devient ensuite ‘“’ ‘ hideux et atone’ ”, cette nouvelle séquence propose une très étrange épiphanie du paysage, par le moyen d’une fascination visuelle simultanément érotique et morbide, qui tourne à la suggestion spirituelle d’un monstrueux regard sans pupille.
La vision d’Albert constate d’abord l’arrondi pour le moins surprenant de l’océan, (redessinant à la limite du ciel et de l’eau la sphéricité du globe terrestre déjà suggérée dans la contemplation panoramique du premier chapitre), pour s’abandonner ensuite à une sorte de caresse dont le texte, faisant usage de la formule convenue de la description érotique ‘“’ ‘ suivre les courbes’ ” souligne nettement la valeur sensuelle, avant que ne monte l’image de l’oeil révulsé à la pupille chavirée. OEil d’agonie et de jouissance, rappelant la célèbre toile d’Odilon Redon, (peintre aimé des surréalistes comme on sait), globe détaché de tout visage, l’organe n’appartient pas cependant au registre fantastique. Il n’est qu’un objet fantasmatique suggéré par le dispositif de la surface marine bombée. Mais par un étrange retournement de la logique fantasmatique, il n’est pas projeté sur l’océan par la conscience affolée d’Albert, mais imposé du dehors, par le paysage lui-même. C’est donc encore une fois un ‘“’ ‘ oeil monde’ ”210 qui sollicite le jeune homme, lui impose son effrayante énigme et fait planer le signe avant coureur d’amour et de mort que la découverte du cimetière, quelques instants plus tard, l’arrivée de Heide accompagnant Herminien, le lendemain, puis, à l’autre bord du livre, la mort et l’ensevelissement de la jeune femme, déchiffreront et accompliront sous forme d’actes.
Abstrait de tout visage, l’oeil organique de l’indéterminé qui regarde ainsi explicitement Albert et s’adresse à son âme, en lui posant ‘“’ ‘ le plus insoutenable des problèmes ’”, exemplifie de manière singulière le mode fondamental de l’être-au-monde dans Au château d’Argol. Albert ne se contente pas de contempler le paysage marin qui s’offre à ses yeux. Il en éveille, par sa seule présence, les puissances latentes qui sont, comme ici, au sens strict du terme, des puissances visionnaires, grosses de tous les événements à venir. Que cet oeil inhumain épousant la courbure de l’horizon océanique, redessine de surcroît celle du globe, mais par l’intermédiaire de l’étendue marine plutôt que la ligne précise d’un fond de paysage terrestre articulé au ciel, révèle en filigrane que l’être-au-monde n’est pas seulement dans la jouissance stupéfaite de posséder et parcourir un territoire, mais plus essentiellement confrontation avec l’élément menaçant de l’indifférencié. Cette dynamique de confusion et de tentation se manifeste d’ailleurs ouvertement, puisque ‘“’ ‘ de minces lignes blanches qui semblaient répéter à peu de distances dans l’élément liquide les dessins compliqués des festons de la baie s’avançaient par moment en silence vers le rivage ”’ 211.
Albert peut alors découvrir les tombes ‘“’ ‘ vers le fond de la baie, à l’endroit où les tristes herbes des sables faisaient place aux grèves nues’ ”, sous la forme d’un ‘“’ ‘ mélancolique assemblage de pierres grises et usées, façonnées par la main de l’homme ”’ 212. Il ne s’agit plus cette fois d’un dolmen ou d’une masure, mais d’un cimetière en ruine doublement emprunté à la tradition romantique, comme l’annoncent son caractère “ mélancolique ” et sa situation face à l’océan, situation qui rappelle aussi les plans célèbres du Nosferatu de Murnau, dans lesquels on voit le personnage de Mina contempler indéfiniment les roulements de vagues sur le rivage, auprès d’un cimetière marin à demi affaissé dans le sable. C’est justement le sifflement et la circulation du sable corrosif érodant les tombes et leurs croix gaéliques, ensevelissant peu à peu le cimetière, et lui conférant la valeur d’une véritable épiphanie du néant, qui retient l’attention d’Albert : ‘“’ ‘ Aucune inscription déjà n’était plus visible, et l’agent de cette impitoyable et deux fois sacrilège destruction était révélé par le sifflement incessant des grains de sable dont le vent, seconde après seconde, et avec un acharnement atroce, projetait la fine poussière sur le granit. Il paraissait couler de Sa paume inépuisable, c’était le sablier horrible du Temps ! ’”213.
Derrière l’imagerie médiévale et romantique de la mort se profile cependant une expérience plus originale. Fidèle à la logique mise en évidence par Georges Didi-Huberman, selon laquelle ‘“’ ‘ ce que nous voyons nous regarde’ ”, ainsi qu’à celle de l’objectivation démoniaque, définie par Michel Guiomar, Albert n’éprouve devant le cimetière abandonné qu’une ‘“’ ‘ morbide curiosité’ ”, et ‘“’ ‘ attachant son cheval à la branche d’une des croix de pierre, il en parcourut avec rapidité les allées étouffées par le sable ”’ 214. La bête imprudemment attachée à la croix scelle de toute évidence un pacte avec la mort : l’animal vital ne reparaîtra désormais plus que dans des circonstances funèbres, notamment au huitième chapitre, “ L’Allée ”, lorsque Albert et Heide découvriront le corps inanimé d’Herminien, blessé par le sabot de sa monture. Or, c’est déjà l’Allée qui se manifeste ici de façon spectrale. La branche de la croix peut en effet se lire comme l’embranchement d’un carrefour, semblable à celui auprès duquel Albert et Heide feront leur macabre découverte. En outre, ce sont déjà des allées que le jeune homme parcourt de son pas rapide, comme s’il était pressé, attiré vers quelque but ou acte sacrilège, d’ailleurs annoncé par la ‘“’ ‘ sacrilège destruction ’” que le sable fait subir aux tombes. Il semble alors qu’Albert, obscurément révélé à lui-même par l’oeil hideux qui vient l’instant d’avant de se tourner ver lui, obéit à une impulsion sauvage qui le désigne comme meurtrier et victime originels, à la place d’Herminien et de Heide. Son pas rapide semble aussi indiquer, mais à l’avance, la précipitation des dernières lignes où se jouent sa fuite et sa propre mort, comme si passait une première fois, à l’état spectral, le final du livre215.
Une fois de plus, Albert se trouve sollicité et instrumentalisé par le monde argolien, puisque une des croix se signale à son regard par l’étrangeté de sa situation : ‘“’ ‘Mais ce qui sembla à Albert à tous égards plus troublant (...) était qu’aucun des renflements encore visibles du terrain, (...) n’apparaissait dans ses environs immédiats (...) de sorte que l’âme hésitait longuement à prononcer si cette croix figurait encore ici le signe de la mort couchée à son pied dans le sol, ou au contraire affrontait le peuple endormi des tombes pour lui présenter l’image orgueilleuse de la Vie éternelle présente encore au milieu des plus funèbres solitudes ”’ 216. Outre la dialectique de la vie et de la mort, évidente et souvent commentée, le dispositif de cette croix sans tombe intéresse pour ce qu’il suggère une autre dialectique, celle d’une absence paradoxale qui traverse sans doute tout l’ouvrage, mais trouve ici l’une de ses plus pures actualisations.
La tombe sans contenu n’est pas le lieu du révolu irréversible, mais bien plutôt de l’achèvement non-accompli, en un tout autre sens que celui de la tradition chrétienne qui l’indique comme ultime demeure au croyant ainsi averti du caractère transitoire de toute existence terrestre. Inverse parfait du tombeau vide de la Résurrection, cette tombe en attente dont la croix s’identifie à un ‘“’ ‘ gibet équivoque et disponible”’ 217 propose à Albert une véritable énigme et suscite aussitôt chez lui un geste étrange : ‘“’ ‘ une force guida alors son bras, tandis que, gardant sur son visage le sourire presque insensé que faisaient naître en lui de secrets rapprochements, il marchait vivement vers la croix, et, s’armant d’un éclat de pierre aigu, y gravait grossièrement le nom de HEIDE’ ”218.
Ce passage mérite toute l’attention, car il concentre violemment l’un des coeurs battants du livre. La tombe vacante figure en effet une forme singulière d’absence en ce qu’elle creuse le défaut de son vide au milieu du cimetière, lieu par excellence où l’humanité figure le néant, c’est-à-dire la dissemblance absolue. A l’absence de ce qui fut, seulement indiquée par les croix et les renflements de terre, répond l’absence de ce qui n’est pas encore néant, absence que la désignation de la jeune femme, elle-même absente en cet instant, et encore inconnue d’Albert, vient souligner, ou creuser d’un vide supplémentaire. On songe à lire ce passage dont l’avertissement résonne et rayonne à travers tout l’ouvrage, à la formule de Pierre Fédida : ‘“’ ‘ l’absence est, peut-être, l’oeuvre de l’art’ ”219, et c’est bien à un geste primitivement esthétique et pulsionnel que se livre alors Albert, en gravant le nom de Heide sur la croix. Mais, encore une fois, cette dialectisation de l’absence s’avère surprenante. Les renflements de terre disent curieusement en filigrane une monstrueuse plénitude du néant, tandis que le nom gravé au-dessus de la tombe vacante anticipe évidemment toute la courbe funèbre du drame.
La présence au monde devient donc une geste symbolique de mort, pour une absente ainsi vouée à l’enfouissement, par l’effet d’une véritable furie démoniaque, comble de plénitude spirituelle et corporelle obscure qui s’empare d’Albert en cet Urgrund par excellence qu’est le cimetière. Tout aussi troublant est le fait que la tombe anticipée de Heide est elle-même ancienne par la croix qui en marque le futur emplacement. C’est donc au lieu immémorial de ce cimetière gaélique qu’est gravé le nom de la jeune femme, pour l’heure encore emportée dans la vigueur de son existence agitée et de sa sensualité mystérieuse. Le nom donne symboliquement corps à celle qui ne se manifestera et ne s’incarnera pour les sens bouleversés d’Albert, que le lendemain, vendredi, jour de la Passion. Simultanément, la gravure des lettres220 qui le composent, à l’aide d’un éclat de pierre évoquant une arme préhistorique bien davantage que le ciseau d’un sculpteur, est lui-même évidemment, annonçant la blessure, le viol, et le repli final sous la terre221.
Le paysage apporte aussitôt une réponse au geste d’Albert, sous la forme d’une nouvelle apparition annonciatrice de mort : ‘“’ ‘ Un voile d’ombre s’appesantit à ce moment sur l’enclos des tombes, et Albert rejeta la tête en arrière, tant pour discerner la cause de cette soudaine éclipse que pour jouir une dernière fois du spectacle de la baie. Un énorme nuage naviguait alors avec lenteur au-dessus des espaces de la mer, comme le visiteur miséricordieux de ces plaines liquides ignorées des vaisseaux ”’ 222. L’oeil révulsé de l’horizon subit une nouvelle métamorphose qui est simultanément éclipse et apparition. Le nuage qui s’avance projette son ombre sur les tombes sous la forme d’un voile. Ce ne sont plus les jeux de diffraction auratique du manoir, mais une présence presque palpable de l’obscur, comme si cette ombre était une clarté noire promenée sur l’espace, selon la dialectique du blanc et du noir signalée par Jean-Louis Leutrat qui remarque notamment combien ‘“’ ‘ Gracq prend plaisir à disposer des éclairs ou des taches de lumière sur un fon uniformément sombre ”’ 223.
La matière du nuage reflète elle-même cette dualité, dans une articulation du plein et du creux, du blanc et du noir, en raison du contraste qui se développe ‘“’ ‘ entre son ventre bombé, d’un blanc pur éblouissant et les profonds golfes d’ombre qui paraissaient s’ouvrir dans son sein ”’ 224. On retrouve alors une nouvelle fois l’articulation de la surface et de la profondeur, mais celle-ci, abandonnant la référence oculaire des pages précédentes, fait cette fois jouer l’image du ventre de la femme enceinte, surface bombée et polie dont le scintillement éblouit, repli ombré évidé en profondeur. Cependant, la vision du nuage n’est grosse d’aucun enfant. Elle ne promet que le néant qu’elle matérialise par la scansion des volumes concaves et convexes, reprenant en sa substance les renflements des tombes. De même un abîme de lumière se superpose à celui des tombes, donnant le sentiment de révéler au dehors leur contenu d’absence. Parallèlement, l’occultation du soleil s’accompagne d’un regard de plénitude qui veut jouir encore du paysage. Une seconde superposition s’effectue ainsi, celle de la fascination du rien, celle de la possession du monde capturé dans le champ visuel d’Albert.
Le renversement du visage vers l’arrière traduit cette fusion dans un geste qui est autant celui du paroxysme amoureux que de l’ultime sursaut de l’agonie. Cependant, cette liaison n’indique pas seulement l’ambiguïté cruelle du désir ; elle identifie d’avance Albert et Heide dans la mort qui les atteindra au chapitre final. Le rivage désolé mérite plus que jamais son nom de ‘“’ ‘ paysage de mort’ ” où les pas du cheval renvoient ‘“’ ‘ le seul signe de vie qui animât encore les grèves désertes ”’ 225.
Au château d’Argol, op. cit., p.20.
Plus tard, dans les premières pages d’Un beau Ténébreux, les trains de vagues accourant violemment vers la plage de l’hôtel, éveilleront en Gérard, à vide, le très conscient désir d’un événement. La logique des pressentiments et des signes avant coureurs,échangés entre Albert et le domaine d’Argol, n’autorisent pas une si claire prescience. Le monde argolien est en outre inspirateur et moteur d’événements, tandis que celui d’Un beau ténébreux assume ouvertement la fonction de pure scène théâtrale destinée subir les jeux de manipulation d’Allan.
Pour toutes ces citations, Ibid., p.20.
Martin Heidegger, Etre et Temps, trad. François Vézin, Collection Bibliothèque de la Philosophie, Gallimard, Paris, 1986, p.237.
Id., Paragraphe 53, p.315.
Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. Bertrand féron, Collection Folio Essais, Gallimard, paris, 1985, p.215.
Id., p.240.
Note 1 de la page 21 p.1151.
traduction de Bernhild Boie, note de la page 21, p.1151.
Au château d’Argol, op. cit., p.21.
André Breton, Quelques aspects de l’écrivain, op. cit., p.501.
Pour ces deux citations des remarques Bernhlid Boie voir la note 1 de la page 21, p.1151.. Il serait par ailleurs intéressant de remarquer que la reprise sous une forme variée de la formule hegelienne telle que l’entend Julien Gracq, dans le texte d’Un Beau ténébreux, éloigne davantage cette formule de son origine philosophique pour en faire une véritable devise gracquienne. Ce fait confirme non seulement la dynamique d’appropriation déjà mentionnée, mais indique la polyvalence de la formule selon son inscription particulière. Le contexte d Un beau ténébreux n’est en effet pas le même que celui d’Au château d’Argol, et quoi qu’en dise Michel Guiomar dans Miroirs de Ténèbres, Albert et Allan n’expriment pas les mêmes dispositions démoniaques, ni n’affrontent la perspective de la mort selon un mode identique, comme le montre notamment le statut ambigu d’Allan entre mystification et dévoilement métaphysique.
Michel Guiomar consacre des pages d’une extrême précision et d’un rare finesse à cette dualité complémentaire des deux héros masculins. Il n’est donc point besoin de la redéfinir ici de manière exhaustive.
Au château d’Argol, op. cit., p.22.
Id., p.23-24.
Ibid., p.24.
Ibid., p.25. Cette formulation invite également à faire une lecture érotique homosexuelle des relations des personnages d’Au château d’Argol. Là n’est pas à nos yeux l’essentiel, dans la mesure où l’éventuelle question homosexuelle ne fait l’objet d’aucune position militante, narrative ou poétique dans l’oeuvre de Julien Gracq. Signalons dès à présent, que si cette question peut, dans une certaine mesure intéresser d’autres ouvrages que le seul Château d’Argol, elle ne nous semble pas, y compris dans le cas de son éventuelle inscription camouflée, ou inconsciente, comme on voudra, importante dans le cadre de cette étude qui n’a pas de prétentions psychobiographiques. S’il fallait cependant insister lourdement, nous renverrions volontiers les amateurs de secrets intimes- ou de ce qu’Alain Robbe Grillet, (écrivain admiré de Julien Gracq, pour Le Voyeur, puis critiqué et pastiché avec ironie, en raison de ses positions esthétiques) nomme plaisamment les “pièges à psy”, Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Editions de Minuit, Paris 1984. – Nous renverrions donc volontiers à l’entretien avec André Pieyre de Mandiargues, sur France Culture, le 3 mai 1989, où l’auteur de La Marge évoque la puissante prédilection de Julien Gracq pour les femmes ;
Et ne se contente pas de le faire par hasard ou selon les lois d’un beau lapsus poétique.
Au château d’Argol, op. cit., p.32.
Id., p.25.
On retrouvera, sous d’autres formes cet usage des stéréotypes de la langue descriptive traditionnelle, secrètement détournée par des significations plus occultes, désignant au lecteur attentif l’action de puissances magiques, notamment dans Le Roi Cophetua.
Cette préfiguration est encore plus nette si l’on compare les phrases décrivant respectivement l’issue du sentier et celui de l’allée. Au chapitre deux, Julien Gracq écrit effectivement : “ Le sentier aboutissait à une grève désolée ”, p.25, tandis qu’au huitième chapitre on peut lire : “ l’allée gigantesque finissait au sommet même du plateau ”, p.76. Bernhild Boie remarque à propos de cette dernière phrase que “ Le souvenir du poème de Poe “ Ulalume ”, avec l’allée qui mène vers la tombe, est présent dans toute cette évocation d’une “ marche divine ”, note I de la page 76, p.1158. Cette référence montre davantage, s’il le fallait, le parallélisme du sentier du chapitre un et de l’allée du chapitre huit.
Au château d’Argol, op. cit., p.25.
De telles condensations d’images échangeant les règnes et les éléments se retrouvent souvent chez Julien Gracq. Ce phénomène n’atteint cependant jamais une telle intensité extravertie que dans Au château d’Argol et les premiers poèmes de Liberté grande.
Ce passage est longuement commenté par Georges Didi-Huberman au début de Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, p.10-15.
Au château d’Argol, op. cit., p.25.
Id., p.25.
Sur ce point encore, la fantasmatique de l’absence se distingue chez Julien Gracq de celle, explicitement oedipienne, qui est à l’oeuvre dans le passage d’Ulysse déjà mentionné à titre d’exemple. Joyce y écrit en effet, en référence directe à l’agonie maternelle : “ Inéluctable modalité du visible : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux. Signatures de tout ce que je suis appelé à lire ici, frai et varch qu’apporte la vague, la marée qui monte, ce soulier rouilleux. Vert-pituite, bleu-argent, rouille : signes colorés. Limites du diaphane. Mais il ajoute : dans les corps. (...) Limite du diaphane dans. Pourquoi dans ? Diaphane adiaphane. Si l’on peut passer les cinq doigts à travers, c’est une grille, sinon une porte. Fermons les yeux pour voir ”, Ulysse, (1922), trad A. Morel, revue par V. Larbaud, S. Gilbert et J. Joyce, Gallimard, Paris 1948, p.39, (p.55 de la reprise en collection Folio). Un peu plus loin Joyce poursuit par la contemplation d’un ventre maternel “ gros de toutes les grossesses, bouclier de vélin tendu ”, id., p.40, (p.57 dans la collection Folio). Alors que Joyce peuple le rivage marin de présences substantielles ou objectales ramenées par le jusant, ménageant des trajets du regard, Julien Gracq ne propose à l’oeil d’Albert que la seule étendue vide de l’océan où ne se lève nul signe à lire, interpréter et associer. Certes, la surface de celui-ci s’arrondit en une “ surface parfaitement bombée ”, mais c’est alors pour suggérer un “ oeil révulsé ” et non un ventre de femme enceinte. Reste une autre analogie troublante entre ces deux textes, par ailleurs parfaitement étrangers l’un à l’autre. Albert voit dans cet océan bombé “ un oeil révulsé ”, tandis que Joyce, dans le passage évoquant l’agonie de la mère évoque “ ses yeux vitreux, du fond de la mort, fixés sur mon âme pour l’ébranler et la courber ”, ibid., p. 14, (p.19 dans l’édition Folio). L’analogie est d’autant plus fascinante qu’elle concerne justement des auteurs et des oeuvres aussi dissemblables. Elle permet de mieux mesurer, au-delà du simple jeu des différences, la spécificité de l’économie fantasmatique à l’oeuvre dans le chapitre deux d’Au château d’Argol. Qu’on comprenne bien tout d’abord notre position : il ne s’agit pas pour nous de dénier l’éventualité d’une fantasmatique oedipienne dans l’oeuvre de Julien Gracq, mais de ne pas lui accorder plus d’importance qu’elle n’en a effectivement du point de vue de la poétique gracquienne. Ainsi, la recherche, la découverte et l’analyse d’éléments biographiques explicites n’est pas toujours la meilleure méthode d’exploration, comme le souligne d’ailleurs Georges Didi-Huberman lorsqu’il analyse les dispositifs d’absence des oeuvres plastiques qu’il analyse. Dans les pages qu’il consacre par exemple au sculpteur américain Tony Smith, Georges Didi-Huberman note en effet : “ Heureusement, ces oeuvres n’ont rien d’introspectif : elles ne présentent ni le récit autobiographique, ni l’iconographie de leurs propres évidements. C’est ce qui leur donne cette capacité d’insistance devant nous à poser le vide en tant qu question visuelle. Une question silencieuse comme un bouche fermée (c’est-à-dire creuse) ”, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p.79. L’absence, ou l’effacement du biographique, et particulièrement de ce qui se rattache explicitement à l’éros personnel, bien loin de jouer le jeu équivoque de la dénégation, permet en effet au créateur d’atteindre une zone plus essentielle du fantasme, dissimulée précisément sous l’anecdote oedipienne ordinaire chère à la psychocritique, celle d’une véritable métapsychologie de la création et de l’imaginaire poétiques, quel que soit l’art par lequel ils s’expriment : “ L’homme, l’anthropos, est bien là dans la simple présentation de l’oeuvre, dans le face-à-face qu’elle nous impose ; mais il n’a pas, lui, sa forme propre, il n’ a pas la morphè de sa représentation ”, Id., p.93. Telle est, selon nous la manière gracquienne d’aborder, d’élaborer et de composer poétiquement la logique du fantasme. Elle apparaît d’emblée dans Au château d’Argol, particulièrement en une scène comme celle de cette contemplation panique de l’océan, et ne cessera de se reprendre, de s’épurer et simultanément, de se préciser, dans l’oeuvre future. Ainsi, la figure privilégiée de la “ plante humaine ” nous semble correspondre à bien des égards à cette manifestation de l’homme sans forme propre dont parle Georges Didi-Huberman.
Au château d’Argol, op. cit., p.25.
Selon l’expression de Christine Buci-Glucksmann, dans L’oeil cartographique de l’art, op. cit., p.13.
Au château d’Argol, op. cit., p.25. Julien Gracq n’est pas le seul écrivain à souligner l’effet angoissant de ces lignes d’écume venant inquiéter la surface de la mer. Alain Robbe-Grillet signale la fascination panique devant ce même phénomène. Dans Le miroir qui revient, l’auteur rapporte en effet sa lecture enfantine d’un conte de Rudyard Kipling intitulé Le perturbateur de traffic dans lequel un gardien de phare isolé dans la mer de Sonde croit que les raies d’écume formées à la surface de la mer sont provoquées par le passage des navires. Alain Robbe-Grillet, que des cauchemars à thématique océanique ont tourmenté à cette époque de sa vie ajoute “ Les petites lignes d’écume blanchâtre qui dessinent sur l’eau mouvante, au calme trompeur, des sytèmes de courbes parallèles, dont l’ensemble glisse de façon presque imperceptible mais continue, toujours dans le même sens interminablement, j’ai passé des heures à les contempler dans mon enfance, entre les rochers de Brigognan ”, Le miroir qui revient, Les Editions de Minuit, Paris, 1984, p.84-85. Signalons aussi l’étude consacrée à la couleur bleue par Michel Pastoureau, dans laquelle cet auteur analyse la symbolique diabolique, ou au moins inquiétante, de la rayure et de ses mulitples variations dans l’histoire de la peinture. Michel Pastoureau, Bleu, Histoire d’une couleur, Le Seuil, Paris, 2000.
Id., p.25-26.
Ibid., p.26. Bernhild Boie commente ainsi ce passage : “ Le sable qui s’égrène, l’eau qui coule goutte à goutte... Dès ce premier livre un système d’images se crée pour dire le temps irréversible. (Voir aussi, par exemple, Un beau ténébreux, p. 237 ; Le Rivage des Syrtes, p. 612 ; Un Balcon en forêt, Corti, 1958, p.227.) Toutes ces images renvoient d’évidence à la mort. Au château d’Argol impose cette alliance avec plus d’insistance que les textes tardifs ”, note 1 de la page 26, p.1152. On peut ajouter à cette remarque qu’au-delà de la logique poétique d’Au château d’Argol, se met ainsi en place une situation fondamentale de l’être au monde, qui n’est pas seulement celle des personnages, mais par eux, celle de leur auteur.
Ibid., p.26.
Cette soudaine précipitation, dans un livre qui compte peu d’actes instantanés, mais privilégie au contraire l’accumulation des pressentiments en de longues durées chaque fois associées à un espace donné, indique le caractère essentiel de ce passage. On songe en outre, mais sous une forme inverse, à la manière dont le compositeur Gustav Malher, fait repasser en accéléré le motif initial du premier mouvement dans le finale de sa première symphonie.
Au château d’Argol, op. cit., p.26.
Id., p.26.
Ibid., p.26-27
Pierre Fédida, L’Absence, Collection Connaissance de l’inconscient, Gallimard, Paris, 1978, p.7. L’absence se formule et se dessine objectivement pour la première fois, dans ce passage d’Au château d’Argol. Sa paradoxale manifestation ne cessera plus de revenir hanter l’écriture de Julien Gracq, jusque dans les oeuvres autographiques, selon de nombreuses modalités qu’il n’est pas encore temps d’indiquer. Songeons seulement au personnage de Jacques Nueil dans Le Roi Cophetua, ou à celui d’Irmgard dans La Presqu’île. La présence au monde, telle que Julien Gracq l’interroge et la déploie dans son écriture contient en quelque sorte l’absence à l’oeuvre. Le motif de l’attente, si souvent célébré et étudié le signale à lui seul.
Lettres capitales qui annoncent au sens presque jouvien du terme que nous sommes ici en présence d’une “ scène capitale ”.
Ici encore, la fascination érotique associée à la tombe et à l’ensevelissement futur de la femme désirée, possédée, et pour cela même blessée à mort, évoque, certes sur un mode bien différents les mystères jouviens du désir et du sépulcre.
Au château d’Argol, op. cit., p.27.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.91.
Au château d’Argol,op. cit., p.27.
Ibid., p.27.