B) Descente dans le paysage élémentaire de la mort

Le dernier chapitre d’Au château d’Argol vient refermer cet encadrement funèbre. Intitulé La Mort, il n’est pas seulement le dernier écho du second chapitre, mais aussi son accomplissement. Au cimetière qui proposait l’espacement destiné à recevoir les corps d’Albert et de Heide, succède désormais le comblement de cet espacement par le néant où sont engloutis successivement ces deux personnages. Dès lors, l’espace d’Argol n’est plus vécu sur le mode de l’expansion panoramique mais celui d’une clôture progressive. Il n’est plus le paysage des signes latents où se projettent de façon prophétique les étapes du drame, mais chambre mortuaire où descendent avec gravité les trois protagonistes.

Les images du cheminement vers le bas jalonnent en effet cet ultime chapitre. La plongée vers l’abîme se manifeste d’abord sur le plan cosmique par l’avancée de la saison : ‘“’ ‘ Et les jours, en s’enfuyant, de plus en plus courts, de plus en plus sombres, prêtaient à la présence chaque fois plus incertaine d’Herminien un charme angoissant et funèbre’ ”226. De même que le voile sombre du nuage éclairait négativement les tombes, le déclin automnal libère la fascinante obscurité d’Herminien qui devient un ‘“’ ‘ ange noir et fraternel’ ”, un Visiteur au sombre manteau ”227. Le glissement se poursuit dans le parcours des deux adversaires partis à la recherche du passage secret signalé sur le plan du château : ‘“’ ‘ Ils descendirent dans le grand salon, que la pâleur fuligineuse du ciel, encore assombrie par les épaisses draperies de soie, emplissait alors d’une obscurité lugubre ”’ 228.

Désormais, les pièces du manoir ont perdu leur splendeur lumineuse. La pâleur du ciel est l’un des modes de l’obscurité, puisqu’elle peut être davantage assombrie par les draperies de soies, tandis que celles-ci suggèrent ouvertement le suaire. Ce resserrement du monde argolien s’accompagne donc d’une réduction du spectre des couleurs. Jamais le récit n’avait autant mérité son nom de ‘“’ ‘ roman noir’ ”, qu’en ces pages presque achromes à force de ténèbres, au point où les valeurs nocturnes finissent par devenir une espèce particulière de substance dont témoignent notamment l’épaisseur des draperies et la saturation de l’espace du grand salon empli d’obscurité. Nous sommes donc bien, selon le terme employé par Jean-Louis Leutrat ‘“’ ‘ Au coeur des ténèbres’ ”229. La plongée dans le souterrain, à la seule lumière d’un flambeau vient confirmer cette impression. l’être-au-monde n’intéresse donc plus la propagation du regard et du corps en mouvement à travers de vastes étendues incisées en profondeur, mais se dégrade en coagulation fusionnelle des trois protagonistes à l’intérieur de substance ténébreuse qui les enveloppe. C’est alors que s’effectue pleinement l’expérience de l’infra-monde annoncé dès l’origine par tous les signes latents du récit. Désormais, les personnages s’avancent en effet dans une matière nocturne chaotique, à l’image du boyau délabré dans lequel ils se frayent ‘“’ ‘ un chemin avec difficulté au travers de plâtras et de poutres rongées par le temps dont les débris s’affaissaient souvent jusqu’au sol’ ”230.

Lorsque Herminien et Albert parviennent enfin dans la chambre d Heide, c’est pour trouver les mêmes ténèbres substantielles, plus condensées qu’en tout autre lieu du château : ‘“’ ‘ Une obscurité presque complète, à cette heure extrême de la chute du jour, régnait dans toute la pièce, emplie des effluves d’un parfum pénétrant qui nageait autour des fourrures et des draperies claires, et posait sur tous les objets le sceau d ‘une si secrète intimité qu’Albert et Herminien s’arrêtèrent comme au seuil d’un lieu interdit’ ”231. Si paradoxalement le souterrain gravit de l’intérieur la masse du château jusqu’aux étages supérieurs pour déboucher dans la chambre de la jeune femme, ce n’est pas que la logique de la descente soit pour autant contredite, comme l’indique l’indication de l’heure qui est celle de ‘“’ ‘ la chute du jour’ ”. A ce stade du récit, de même que les ténèbres envahissent progressivement le manoir, et noient le regard dans une étrange visualité nyctalope, l’infra-monde contamine tout l’espace, de sorte que le haut est comme happé par le bas, selon la logique de ce souterrain qui se hisse comme un serpent jusqu’à l’étage où habite Heide. La matérialité des ténèbres emprunte cette fois sa densité aux parfums.

A l’image de l’obscurité lugubre qui emplissait tout à l’heure le grand salon, les effluves saturent la chambre de nuit charnelle douée d’une étrange vie marine. La chambre de Heide devient alors le lieu d’un interdit qui intéresse aussi bien le désir érotique que la hantise du sépulcre. Métonymie du sexe féminin et de la tombe, la pièce se signale d’ailleurs bientôt par un évidemment conservant l’empreinte du corps absent : ‘“’ ‘ Les yeux d’Albert se posèrent alors sur le lit qui conservait en des courbes d’une grâce infinie et voluptueuse comme l’empreinte toute récente d’un corps de femme, qui paraissait l’écraser encore de sa riche et toute puissante splendeur, de la pesanteur ravissante de ses membres fatigués – et tout son corps fut saisi d’un tremblement horrible ”’ 232.

L’horreur finale suscitée par cette sensuelle vision, pour inattendue qu’elle semble, répond logiquement au spectacle du drapé. Le lit montre en effet une image fantôme qui est celle de l’absence, une fois encore exhibée d’avance, à l’état contradictoire de plénitude par défaut. Il ne s’agit plus seulement, comme au début du récit, d’un destin révélé dans la visite de signes prémonitoires, mais d’une manifestation du néant dans un étrange mode substantiel. Heide s’y révèle non seulement comme une future morte, mais elle devient la mort elle-même dans toute son effrayante pesanteur érotique.

Empreinte par anticipation de sa propre absence, Heide renvoie bientôt Albert au spectacle de son visage reflété dans un ultime miroir prophétique : ‘“’ ‘ D’une main tremblante de fièvre, il alluma un flambeau posé près de lui sur la table et , du fond de l’obscurité de la chambre, il vit venir vers lui, réfléchie dans un haut miroir de cristal, sa propre et énigmatique image ’”233. La scène est même doublement prophétique en ce qu’elle annonce déjà la phrase finale d’Un beau ténébreux : ‘“’ ‘ De nouveau il entendit la porte s’ouvrir, et, calme, du fond de la chambre, il vit venir à lui sa dernière heure ”’ 234. Dans les deux oeuvres, en effet, une médiatrice féminine est associée à la mort, mais chacune agit selon un mode spécifique. Heide, violée par Herminien puis déposée à l’état de pli spectral dans les draps d’un lit vide, et bientôt ensevelie dans le cimetière bordant l’océan, préfigure dans sa chair, sa sauvage mise à mort érotique et sa disparition, le violent trépas d’Herminien, tandis que Dolorès, unie à Allan par le pacte d’une promesse irrécusable, entre dans la chambre du beau ténébreux sous la forme allégorique de ‘“’ ‘ sa dernière heure’ ”, et de revenante fatale se manifestant à nouveau sur la lisière finale du récit. Cette étrange manifestation fatale de Dolorès replie d’ailleurs l’ouvrage dans une ultime résonance nervalienne venue de l’Artémis des Chimères. A la différence d’Allan, ce que voit Albert en se penchant sur le miroir, n’est cependant pas la condensation de sa mort prochaine dans l’avancée solennelle d’un double féminin, mais celle de son seul visage accouru des profondeurs et marqué de profondes altérations acquises ‘“’ ‘ au cours de ces dernières semaines ”’ 235.

L’image ainsi contemplée révèle une mutation accélérée dont le résultat n’est pas sans faire songer au devenir morbide et répugnant du portrait dissimulé par le Dorian Gray d’Oscar Wilde : ‘“’ ‘ Ses narines dilatées, dont les cloisons presque diaphanes communiquaient à son visage l’empreinte d’une haute spiritualité, avaient pris une consistance cireuse qui semblait traduire un lent dépérissement du tissu vivant. Un pli amer marquait ses lèvres. Mais surtout ses yeux brûlant d’une clarté tremblante comme celle d’un fanal au fond de leurs orbites creuses, comme transfigurées par l’expression habituelle d’une peur au-delà de toutes les épouvantes, et dont les profonds ravages attestaient maintenant le caractère d’incontestable familiarité, réfléchis alors du fond de cette obscurité vitreuse, le frappèrent brusquement d’une horreur et d’un dégoût tels que, saisissant d’une main le flambeau de cuivre, avec une fureur démente il le projeta contre le miroir dont les mille éclats retentissants jonchèrent en un instant le plancher’ ”236.

C’est encore une empreinte qui se dévoile ici, celle d’un mal énigmatique agissant de l’intérieur et provoquant, plus qu’une simple mutation, un véritable évidemment charnel et moral exprimant la peur et le dégoût. Le teint cireux, les orbites creuses, le fond d’obscurité vitreuse sur lequel se détachent les contours du visage, donnent à voir le visage d’un mort vivant. L’impression est confirmée par les deux affects dominants. La peur qui transfigure la face d’Albert à l’envers de la spiritualisation radieuse du visage du Christ ressuscité tel qu’il se révèle aux pèlerins d’Emmaüs, outrepasse toutes ses formes terrestres ordinaires. C’est une peur radicale, une peur de l’autre monde, ou encore du néant prenant corps, ainsi que le suggèrent implicitement l’usage de l’italique et la formulation à double sens. A cette peur répond un violent dégoût préparé par une mutation graduelle. La peur réverbérée par ce regard d’outre-tombe n’a pas en effet le caractère de grandeur sublime qu’on attendrait, mais témoigne d’une familiarité qui, jointe à la trouble matérialité vitreuse de l’obscurité, fait passer Albert de la pure épouvante à l’horreur puis au dégoût, par un processus de dégradation affective redoublant le dépérissement des chairs. Il semble que le jeune homme assiste de l’intérieur et de l’extérieur au processus de sa propre corruption. Le monde cesse soudain d’être un pan distancié sur lequel se projetterait l’intimité secrète de l’âme, comme il cesse également d’être l’horizon et le complexe de forces élémentaires chargés de porter et d’exprimer sourdement les avertissements d’Argol. Il n’y a plus à présent que cette double présence à soi sur le double fond de la nuit sensorielle et spirituelle. Lumière et ténèbres vont alors coïncider d’une manière toute aussi surprenante que dans la scène du souterrain.

L’éclatement du miroir permet en effet que remonte une image semblable à ‘“’ ‘ la bulle d’un gaz empoisonné’ ”, qui, du milieu de la nuit complète impose justement le souvenir du ‘“’ ‘ lit de fête et de splendeur, tout paré de blanches draperies, qu’il avait entrevu un instant à la lumière de la torche’ ”. A cette image se superpose celle ‘“’ ‘ de Heide nue, qu’il appelait de toutes les lèvres fraîches de sa bouleversante empreinte et, près d’elle, comme un ange sombre et déchaînant comme en se jouant toutes les frénésies, toutes les pétrifiantes délices du sacrilège, il lui sembla qu’Herminien, avec une étrange fixité, tenait son regard rivé à l’éblouissante blessure ”’ 237. Le moment du noir complet et de l’éclatement du miroir est donc celui d’une illumination, donnée par l’intensité des tons, la puissance visionnaire de l’intuition, la conjonction des figures superposées ou adjointes. L’acte de briser le miroir ne signifie d’ailleurs pas seulement l’accomplissement d’une traversée des apparences.

Albert se précipite littéralement à l’intérieur des images auratiques apparues dans le premier chapitre, lorsque les jeux de la lumière brouillaient les configurations spatiales et projetaient le réseau d’un écran labyrinthique empêchant de localiser et de mesurer le point focal de la profondeur. En crevant l’écran des manifestations virtuelles, il pénètre simultanément les replis de son être le plus intime et ceux de l’arrière-monde argolien.

Les nuées architecturales du premier chapitre viennent en effet coïncider avec les constructions fantasmatiques qui unissent et opposent les personnages. L’exploration du souterrain débouchant dans la chambre de la jeune femme pour révéler l’empreinte fascinante de son corps préparait déjà cette transition. Le jeu d’images qui monte à présent dans la nuit prolonge et parachève donc les suggestions initiales. Il fait en l’occurrence bien plus qu’avouer une simple solidarité symbolique des visions spatiales et des configurations spirituelles. Ces dernières sont l’état ultime du manoir, sa véritable structure secrète portée à son plus haut degré d’incandescence. Si la vision d’Albert ajoute à l’édifice matériel sa propre construction fantasmatique, elle n’oeuvre pas sur le seul plan du sens figuré, mais, soulignant la double nature substantielle et mystique du château, révèle que celui-ci ne parvient à la complétude architecturale que par un travail de structuration fantasmatique.

Désormais, la perception spatiale des lieux n’est plus nécessaire, relayée et approfondie qu’elle est soudain, par l’image stratifiée du lit, de la jeune femme offerte et de son sacrificateur. Il n’est au demeurant guère étonnant que la mort de Heide suive de peu cette révélation. Pour l’heure, ce qui s’effectue et n’a pas encore trouvé son point de résolution absolu, montre déjà combien l’univers argolien est immanquablement fidèle à sa vocation initiale d’espace révélateur phagocytant les consciences et les pliant à sa loi essentielle en les associant à son corps obscur être-au-monde ne signifiant ici rien d’autre que de se laisser fasciner, guider et oeuvrer par les signes latents et bientôt envahissants, du paysage. Il ne s’agit pas tant de lire et d’interpréter les indices d’une menace à laquelle il serait possible et nécessaire d’échapper, que d’accomplir un destin inhérent au domaine d’Argol, destin qui est alors accomplissement de soi.

Or, dans la vision d’Albert, cet accomplissement se joue par l’éclatement et la déchirure. La destruction du miroir permet en effet de passer sur une autre scène où la violence illuminée succède aux suggestions des empreintes et des reflets. Le récit se transporte ainsi d’un univers de grisaille cerné de nuit – demi-jour spectral de la chambre aux draps marqués par le corps absent, clarté cireuse du visage aperçu à la lueur d’un flambeau dans un miroir de cristal, obscurité vitreuse. Un voile se déchire qui laisse surgir d’étranges lueurs. Une fois encore, les travaux de Georges Didi-Huberman offrent de précieuses indications qui peuvent contribuer à une meilleure lecture de ce transit fantasmatique. Etudiant les travaux de l’artiste italien Claudio Parmiggiani, Georges Didi-Huberman analyse l’articulation des images et des souvenirs d’empreintes et de traces avec un arrière-fond dissimulé que le dispositif plastique, stylistique, ou plus simplement mémoriel, laisse parfois surgir dans la plénitude de leur virulence incendiaire. Il relève la présence de telles figures dans des oeuvres aussi diverses que les dispositifs spatiaux de Claudio Parmiggiani, tel passage des Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke, ou la Crucifixion de Roger van der Weyden : ‘“’ ‘ Quand il répond à la question du critique d’art (’ ‘“’ ‘ Quel a été ton premier atelier ? ”), Parmiggiani déchire sa propre réponse en laissant revenir l’image d’un autre contraste. Dans la grisaille du paysage, en effet la maison était d’un rouge d’autant plus intense qu’il était surinvesti’ ”238.

Ce surinvestissement tient à la couleur de la maison, qui, avant d’être l’atelier de l’artiste, a été la demeure de son enfance, à sa réputation de lieu de rendez-vous politique clandestin et à sa destruction finale par un incendie. Dans le passage qu’il consacre à Rilke, Georges Didi-Huberman écrit : ‘“’ ‘ Même lorsqu’il décrit la grisaille d’une simple matinée d’automne, Rilke n’oublie pas les éléments de contraste – rais de lumière, taches écarlates – d’où la nappe cendrée des choses prendra toute sa puissance atmosphérique : ’ ‘“’ ‘ La partie éclairée était recouverte d’un brouillard comme un rideau de lumière. Grises dans la grisaille, les statues se chauffaient au soleil, dans les jardins encore voilés. Quelques fleurs isolées se levaient des longs parterres et disaient : ’ ‘Rouge’ ‘, d’une voix effrayée ”’ 239. Le philosophe écrit enfin au sujet de la Crucifixion de Roger van der Weyden : ‘“’ ‘ Même lorsqu’il a peint la quasi-grisaille du grand deuil christique – Marie effondrée dans le poids de sa robe, son visage et ses mains aussi pâles que le drapé du tissu et la pierre environnante - , Roger van der Weyden n’a pas oublié de blesser notre regard, donc d’atteindre notre mémoire, par un grand pan de couleur rouge ”’ 240.

De l’ensemble de ces références, de leur analyse et des commentaires qui accompagnent celles-ci, le philosophe dégage une manière de loi générale : ‘“’ ‘ Si les choses de l’art commencent souvent au rebours des choses de la vie, c’est que l’image, mieux que toute autre chose, probablement, manifeste cet état de survivance qui n’appartient pas à la vie tout à fait, ni à la mort tout à fait, mais à un genre d’état aussi paradoxal que celui des spectres qui, sans relâche, mettent du dedans notre mémoire en mouvement ”’ 241.

De nombreux éléments de cette méditation consacrée aux surfaces grises de l’empreinte et à leur arrière-monde violemment lumineux, semblent intéresser la vision d’Albert. Celle-ci procède en effet d’une série de manifestations imprimées de l’extérieur sur la rétine, sous forme de traces, qui ont d’autant plus la valeur de restes qu’elles désignent dans un cas la victime d’un attentat violent, qui se donnera bientôt la mort, dans l’autre un visage de mort vivant qui ne tardera pas non plus à recevoir le coup fatal d’une arme meurtrière. La seule différence, qui tient à la spécificité poétique du récit, est que toutefois, dans ces deux cas, les traces se rapportent moins au passé qu’elles n’anticipent un futur presque immédiat, prenant ainsi le sens paradoxal de signes avant coureurs, même si l’empreinte du corps de Heide renvoie aussi à l’agression perpétrée par Herminien. Il est vrai qu’à ce stade presque final du récit les réseaux de d’images s’entrecroisent si étroitement que chacune joue souvent un double rôle d’annonce et de rappel.

Derrière l’image du visage d’Albert, brutalement brisée, se profile donc une scène violente dont les éléments sont d’abord empruntés à la mémoire. Le souvenir de la chambre vide entrevue en compagnie d’Herminien, quelques pages auparavant, se conjugue aussitôt avec l’image de Heide nue, image elle-même construite à partir d’un faisceau de souvenirs. C’est d’abord celui des scènes de la forêt au troisième chapitre intitulé Herminien. Heide y apparaît dans les postures sensuelles d’une esclave ‘“’ ‘ entièrement soumise’ ”, élevant ‘“’ ‘ vers lui les trésors d’un corps qui lui était tout entier dévoué ”’ 242. Dans cette même scène, où le déshabillé de soie de la jeune femme a valeur d’une dénudation par le jeu des voiles et des transparences, l’acte de voir s’accompagne déjà d’une perception fantasmatique de la chair exhibée : ‘“’ ‘ Et telle était en elle l’explosion de la vie qu’il lui paraissait que son corps allait s’entrouvrir comme une pêche mûre, sa peau dans toute sa massive épaisseur s’arracher d’elle et se retourner tout entière vers le soleil pour épuiser les feux de l’amour de toutes ses artères rouges, et sa chair la plus secrète s’arracher aussi depuis le fond d’elle-même en lambeaux convulsifs et jaillir dans ses mille replis (...) dans une inouïe, dernière et terrible nudité ”’ 243. C’est ensuite le souvenir du corps glorieux déployé sur la plage au début du cinquième chapitre, lorsque la jeune femme se montre ‘“’ ‘ dans sa radieuse nudité’ ”244 devant les deux hommes immobiles. C’est enfin le souvenir du corps blessé et soigné par Albert, au carrefour du septième et du huitième chapitre, peu avant que la plaie sacrilège ne se transmette à Herminien.

A la pâleur cernée de nuit du miroir montrant le visage spectral, puis à l’épaisse obscurité de son éclatement, succède l’intensité lumineuse et la luxuriance sensuelle des images évoquées, qu’il s’agisse du ‘“’ ‘ lit de fête et de splendeur’ ”, des parures de draperie, ou de ‘“’ ‘ l’éblouissante blessure ”’ marquant la chair de Heide. Cette déchirure ouvre de l’intérieur la vision d’Albert, répétant à la fois l’image du sang éclaboussant son ventre ‘“’ ‘ comme les pétales d’une fleur vive ”’ 245, et celle de la chair arrachée à elle même dans un retournement extatique et cruel. S’ajoute à ce dispositif la présence imaginaire d’Herminien ‘“’ ‘ déchaînant comme en se jouant toutes les pétrifiantes délices du sacrilège ”’, tandis qu’entre Albert et le couple maudit ‘“’ ‘ des gouffres d’une nuit humide semblaient soudain rouler et déchirer au plus profond un espace sans bornes et le rejeter toujours plus loin, à jamais retranché, à jamais seul ”’.

C’est donc une triple déchirure qui marque ce passage, celle du voile du miroir, celle de la blessure éblouissante, celle des ténèbres démesurées qui rejettent Albert dans la solitude. Comme le note Georges Didi-Huberman dans son commentaire des images fendues chez Parmiggiani, Rilke et Roger van der Weyden : ‘“’ ‘ Le pouvoir de l’air (son coloris, sa poussière, sa diaphanéité) ne va jamais sans l’événement (rai, tache blessure) qui le déchire’ ”246. Une telle formule semble s’appliquer admirablement à la scène de la vision d’Albert, tant elle en synthétise les éléments et les organise à son insu dans leur trajet quintessenciel. Certes, il ne s’agit pas de tenter ici une métapsychologie du deuil, de la mémoire et des hantises, tels que le philosophe les analyse dans son ouvrage, mais plutôt d’éclairer certaines des structures et des énergies à l’oeuvre dans le récit de Julien Gracq, afin de discerner plus nettement les singularités poétiques qu’elles révèlent. Pour avoir traversé le voile des image auratiques du premier chapitre, pour avoir suivi sans reculer, malgré la tension de l’effroi, le chemin de désir et de violence qui se tend d’un bout à l’autre du récit, Albert accède par le moyen de sa vision à une sorte de chambre intérieure où sont soudain cristallisés dans une ultime figure emblématique, tous les actes du drame.

Ce que révèle ici le jeu des déchirures n’a bien évidemment aucune espèce de signification psychologique pouvant intéresser l’auteur ou l’oeuvre, mais se rapporte directement à la courbe initiatique du récit. Heide peut désormais mourir et être ensevelie dans la tombe vacante qui l’attendait, Herminien recevoir ‘“’ ‘ l’éclair glacé d’un couteau (...) coulant entre ses épaules comme une poignée de neige’ ”247. La machination du monde argolien a porté ses fruits ambivalents et conduit les personnages au terme qu’elle avait fixé. l’être-au-monde n’est plus alors mouvement tendu vers l’horizon révélateur, mais enroulement du récit sur lui-même, qui dévore et annule ce qu’il avait engendré.

Notes
226.

Ibid., p.87.

227.

Ibid., p.87.

228.

Ibid., p.88.

229.

Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.91.

230.

Ibid., p.88-89.

231.

Ibid., p.89.

232.

Ibid., p.89.

233.

Ibid., p.90.

234.

Un beau ténébreux, op. cit., p.263.

235.

Au château d’Argol, op. cit., p.90.

236.

Id., p.90-91.

237.

Ibid., p.91, pour ces trois citations.

238.

Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, Air, poussière, empreinte, hantise, Minuit, Paris, 2001, p.15.

239.

Id., p.17. Pour la citation de Rilke, voir Les cahiers de Malte Laurids Brigge, p.558 OEuvres, I. Proses, Le Seuil, Paris, 1966. Les “ rais ” et “ taches de lumière ” mentionnés ne sont pas sans faire songer aux “ éclairs ” et “ taches de lumière ” disposés “ sur un fond uniformément sombre ” dont parle Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.91.

240.

Id., p.17. L’artiste blesse le regard par un pan de rouge, tout comme Heide est blessée pour le yeux d’Albert d’une plaie dont s’écoule son sang rendu ténébreux par la nuit. Ce rouge secret renvoie encore au pan d’azur qui fermait intialement la vue dans le premier chapitre.

241.

Ibid., p.16.

242.

Au château d’Argol, op ; cit., p.38.

243.

Id., p.39. La vision imaginaire de Heide à l’état d’explosante fixe sensuelle désigne bien évidemment la parenté symbolique d’Albert et d’Herminien par-delà ce qui les oppose. Elle souligne aussi chez Albert la capacité de pressentir les événements futurs, sur un autre mode que celui de la simple traduction affective des suggestions du paysage ou celui du geste somnambulique de graver le nom de Heide sur la pierre tombale encore vierge.

244.

Ibid., p.45.

245.

Ibid., p.65.

246.

Georges Didi-Huberman, Génie du non lieu, air, poussière, empreinte, hantise, op. cit., p.17-18.

247.

Au château d’Argol, op. cit., p.95