Conclusion

Nous avons longuement analysé la relation des consciences et du monde dans Au château d’Argol. C’est qu’en effet, ce premier roman de Julien Gracq met déjà en place un certain nombre de traits qui se retrouveront sous des formes différentes et plus implicites dans la suite de son oeuvre. D’emblée, la présence au monde y apparaît comme un élément déterminant, en ce qu’elle organise le devenir du récit et en conduit les étapes successives. On a souvent analysé le dispositif de sacralisaiton et de transgression qui oppose et unit les trois personnages de ce livre, en relation avec le mythe d’Amfortas, tel qu’il s’exprime Le Roi pêcheur, négligeant sans doute la dimension cosmique de cette étrange aventure. Au château d’Argol fait certes jouer des puissances obscures de désir et de mort entre Albert, Herminien et Heide, qui sont explicitement reliées par le texte au mythe d’Amfortas. Cependant, cette structure ne doit pas dissimuler le fait que tout se joue entre les sujets et le monde où se noue l’intrigue.

Argol n’est pas, comme l’Avis au lecteur pourrait le laisser croire, un simple théâtre au service d’une situation, mais au contraire un milieu élémentaire qui en suscite et en communique l’énergie aux consciences captivées. On songe à lire ce livre étrange au célèbre incipit de Nadja : “ Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je “ hante ”248 ? or, dans Au château d’Argol, c’est bien de hantise qu’il est question, celle des personnages face aux puissances qui s’éveillent en eux, celle de leur stupeur au contact des forces élémentaires du monde en lequel ils s’aventurent, celle de ce monde lui-même qui envahit perceptivement et spirituellement les subjectivités. Dans ce premier roman, la présence au monde est donc liée à la contamination affective de l’étrangeté radicale qui jette le trouble dans les coeurs. La matière du monde n’est pas miroir mais, selon l’expression de Jean-Louis Leutrat, une ‘“’ ‘ matière dynamisée’ ”249 dont le pouvoir est d’inquiéter et d’ouvrir du dedans les êtres qu’elle ébranle. L’appareil d’images et d’expressions emprunté au roman gothique ne sert donc pas autre chose que la mise en évidence de cette curieuse relation des personnages et des paysages du domaine. La violence et la luxuriance de l’écriture doivent se comprendre comme des moyens de signifier ce contact si étranger aux habitudes du réalisme, si conforme à l’idée que les surréalistes se font de la confrontation de l’homme avec la puissance sauvage du monde. L’écriture de Julien Gracq épouse ici une expérience d’être qui franchit les frontières de la convention et révèle à nu que si l’homme habite le monde en poète, c’est d’abord pour ce qu’il en reçoit des suggestions inhumaines qui révèlent en lui des dispositions inattendues. Ce que Julien Gracq dit du style d’André Breton peut s’appliquer à la matière verbale d’Au château d’Argol : ‘“’ ‘ On s’explique mal les particularités si visibles de son style si l’on ne partage pas sa certitude que la pensée est quelque chose qui agit par un éveil de sympathie (...) et qu’en tant qu’influx dont la valeur de choc est inséparable de son mouvement, la pensée ’ ‘est quelque chose qui demande à être mimé plutôt qu’exprimé ’ ‘”’ 250.

Dans ce contexte, la levée des images auratiques témoigne perceptivement, du point de vue des personnaages, stylistiquement, du point de vue de l’auteur, de cette expérience où être et monde se sollicitent et se défient dans des intervalles hallucinatoires. Certes, tout le mystère de ce type d’images et de cette forme d’écriture n’est pas encore éclairé, mais on pressent à lire Au château d’Argol que les voiles révélateurs de l’aura intéressent intimement la relation de l’homme avec le monde soudain dépouillé de la forme rationnelle ordinaire que lui prêtent les conventions humaines. De tels phénomènes indiquent que, dans cette relation, ce n’est pas le sujet qui est maître, mais bien le paysage et les forces élémentaires qui l’animent. Le monde est toujours un Urgrund dont la violente manifestation hante l’esprit et le défait de ce qu’il était ou croyait être. De ce point de vue, on peut dire qu’Au château d’Argol est le roman de cette instrumentation de l’homme par la face retournée du monde, selon l’image de l’oeil révulsé qu’Albert aperçoit dans le ciel, au bord de l’océan. Si l’ouvrage a cette texture impérieuse, c’est justement qu’il procède entièrement de cette situation d’inversion qui provoque toutes les transgressions et les sacralisations jalonnant le récit.

Mais, comme s’il tenait à prendre des distances avec ce premier livre, comme s’il mesurait toute l’ambiguité d’un certain Surréalisme251, Julien Gracq retourne à nouveau les données de l’être-au-monde dans son second roman, Un beau ténébreux, pour rendre à la conscience, sur le mode de la projection hallucinatoire, le pouvoir de plier le monde à ses désirs et de le transfigurer en théâtre destinal.

Notes
248.

André Breton, Nadja, Collection Folio, Gallimard, paris, 1964, p.9

249.

Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.63.

250.

André Breton, Quelques aspects de l’écrivain, op. cit., p.500.

251.

Plus tard, bien que ne rompant jamais avec ce qu’il retient et célèbre dans le Surréalisme, Julien Gracq reviendra sur cette question et ce qui le distingue d’un mouvement auquel il n’a jamais adhéré, dans Le Surréalisme et la littérature contemporaine. Vvoir PI, p.1010-1033.