Chapitre Trois : Le monde fantasmagorique et la conscience manipulatrice

Introduction

Si Au château d’Argol propose l’image d’un monde piège où montent des signes et des présages qui instrumentent les personnages et les conduisent à épouser intimement les suggestions des lieux , il en va tout autrement dans Un beau ténébreux. De tous les romans et récits de Julien Gracq, celui-ci est le seul qui n’organise aucune tension narrative autour d’une menace sous-jacente exprimée d’emblée. Bien au contraire, le texte du récit est précédé d’un court prologue en forme de poème en prose d’où l’idée de péril tentateur est absente.

Comme les premiers mots le disent, il s’agit d’évoquer une atmosphère, celle d’une petite station balnéaire dans le déclin de son arrière-saison. Les vacanciers en sursis des premières lignes s’évanouissent presque aussitôt. Bientôt, il n’y a plus que des rues vides hantées par le silence. Un narrateur impersonnel circule pourtant dans ce décor, et c’est au rythme de son pas que la station balnéaire vide est traversée. Qui est ce marcheur anonyme ? Rien ne l’indique qu’une suspension de la voix narrative : ‘“’ ‘ Qui s’annonce ici avec une telle solennité ? Il n’y a personne ici. Il n’y a plus personne’ ”252. On sait seulement que l’écriture de ce prologue remonte à l’automne 1940, alors que Julien Gracq se trouvait interné à l’Oflag d’Hoyerswerda. De l’aveu même de son auteur, elle exprime originairement le pur désir d’écrire un livre dont le projet ne sera finalement mené à bien qu’au retour de captivité. L’autonomie de ce prologue, les circonstances de sa rédaction, le délai écoulé avant que ne lui soit donné une suite pendant l’année 1942, son étrangeté rêveuse, tout contribue à l’isoler du livre dont il est cependant le seuil. Il n’est guère étonnant que la voix narrative y soit flottante.

Ainsi le souligne Michel Murat, ce prologue ‘“’ ‘ marque un moment décisif dans l’oeuvre, celui où l’écrivain entre souverainement en possession de son timbre. (...) Disant ’ ‘“’ ‘ je ” pour la première fois, Gracq fait de cette subjectivité une pure instance narrative dépourvue de tout ancrage dans la fiction aussi bien que dans la réalité vécue ”’ 253. Michel Murat ajoute qu’il donne du romancier l’image ‘“’ ‘ d’un magicien noir ”’ appelant au seuil de l’oeuvre d’intimes puissances obscures, gardiennes des secrets que la fiction, désormais parvenue à son échéance et qu’il ne s’agit plus que de narrer, va mettre au jour ”254. Bernhild Boie, quant à elle, note la correspondance entre la fin du livre et le fragement détaché de ce prologue : ‘“’ ‘ Par un mouvement circulaire, le récit rejoint le théâtre vide du prologue, théâtre sur lequel la voix de la mémoire parle alors que tout est achevé ”’ 255. Ces deux lectures proposent comme on le voit une conception légèrement différente de la voix narrative originaire qui ne sont sans doute pas contradictoires. Que le “ je ” suspendu renvoie effectivement au romancier, ou soit celui de l’un ou l’autre des protagonistes du récit, par exemple Gérard, n’enlève rien au fait que ce passage occupe une position très singulière. Pèlerinage par anticipation, ou visite posthume, il flotte à l’extérieur de l’espace-temps et convoque à distance les prestiges ambigus d’Allan et de sa petite cour, la principale vertu de ce prologue étant justement d’envelopper d’avance le récit à venir dans sa résonance énigmatique.

Notes
252.

Un beau ténébreux, op. cit., PI, p.100.

253.

Julien Gracq, op. cit., p.167-168.

254.

Id., p.168.

255.

Notice d’Un beau ténébreux, p.1174.