1) Retour spectral par anticipation

Spectrale, la voix de ce narrateur inconnu l’est d’autant plus qu’elle est celle d’un témoin évoquant puis parcourant un espace vide. Un monde surgit à l’état mémoriel, appelé à la surface de la conscience par les ‘“’ ‘ journées glissantes, fuyantes de l’arrière automne ’”, mais l’évocation est autant celle de la magie suscitant un univers par la seule force de la volonté que le simple jeu des correspondances du souvenir. Le présent de description pose en effet progressivement les éléments d’une sorte de décors dont s’affirme l’ébauche à mesure que disparaissent les silhouettes évasives des premières ligne. L’ouverture propose une présence encore hésitante : ‘“’ ‘ Elle vit à peine, cette auberge du désoeuvrement ”’ 256 ; bientôt, les détails s’accusent cependant : ‘“’ ‘ Sur le front de mer les terrasses vitrées, mortes, leurs ferronneries mangées de lèpres salines, angoissent comme des bijouteries mises au pillage – le bleu usé, lessivé, des volets clos sur les fenêtres aveugles recule soudain incroyablement dans le temps le reflux de vie responsable de cette décrépitude ”’ 257.

C’est donc un monde paradoxal qui surgit ici. Le mouvement par lequel il retourne à l’abandon et se trouve livré à l’usure, accompagne très exactement celui de son apparition graduelle dans le discours : au fur et à mesure que se précise son ébauche initiale, il s’affirme en effet par la déshérence, selon une logique inverse de celle de la description classique. La scène n’est pas dépeinte dans le but d’accueillir des personnages déjà perceptibles dans les coulisses de la présentation, mais ne trouve au contraire sa véritable consistance que d’être désertée par les quelques figures abstraites mentionnées au départ. Cette manifestation du monde en son autonomie souveraine, par l’intermédiaire d’une conscience narrative à la limite de l’inexistence annonce déjà le type de la “ plante humaine ” caractérisant la plupart des personnages des oeuvres futures, et que Gracq théorisera en 1954 dans l’entretien intitulé Les yeux bien ouverts, repris en 1960 au seuil de Préférences. Paradoxalement, le monde ne se signale pas ici par la surabondance mais au contraire une matérialité pauvre en voie de dissémination.

Un nouveau degré de précision, cette fois temporel est cependant franchi dans la même page : ‘“’ ‘ Pourtant, sous le soleil aigrelet d’une matinée d’octobre’ ”, qui s’accompagne aussitôt d’un événement ténu : ‘“’ ‘ des bruits naissent, se décrochent bizarrement du silence comme du rêve le geste solennel d’un dormeur – la barrière blanche d’une clôture de bois craque, une sonnette se répercute longuement d’un bout à l’autre de la rue vide ”’. Mais c’est pour ajouter qu’il ‘“’ ‘ n’y a personne ici (...) plus personne ”’ 258.

Or, ce paysage fantôme, lui-même hanté semble-t-il, se met alors à exister avec une intensité supérieure, le narrateur ne se contentant plus de l’évoquer, mais parcourant maintenant son site désaffecté : ‘“’ ‘ Je m’enfonce maintenant derrière les villas rangées sur l’amphithéâtre de la plage, je parcours les avenues enfouies sous les arbres ”’. Nous sommes alors en présence d’un nouveau paradoxe : au moment où le monde qu’il ne faisait jusqu’alors que suggérer commence à vivre, le narrateur qui s’y glisse fusionne avec lui, se mêle à ses replis incertains, comme s’il était lui-même le visiteur hypothétique ouvrant une barrière et faisant retentir une sonnette. Ce double mouvement de surgissement du paysage et d’effacement du narrateur qui le contemple et le traverse propose une singulière conception de la présence au monde qui ne ressemble guère à celle qui prévalait dans Au château d’Argol, et, à vrai dire, n’intéresse peut-être qu’indirectement le récit non encore entamé.

La voix narrative anonyme entretient un étrange rapport avec le paysage qu’elle traverse, où s’annonce sur le mode d’une rêverie la singulière condition des personnages auxquels Julien Gracq donnera le jour dans la suite de son oeuvre. C’est en effet déjà le modèle de la “ plante humaine ”, plus particulièrement développé dans Un balcon en forêt puis La Presqu’île, pour être théorisé dans Préférences, qui apparaît ici en filigrane. Le ‘“’ ‘ silence équivoque’ ” qui ‘“’ ‘ s’établit sitôt tourné l’angle de la plage ”’ annonce en effet celui des Falizes, et notamment du minuscule hameau forestier déserté par ses habitants, que Grange parcourt avec un sentiment de luxueuse indépendance et de résorption de sa conscience au sein du monde végétal. On songe encore aux multiples séquences dans lesquelles Simon oublie presque la raison de sa présence dans la presqu’île de Guérande, jusqu’à risquer de manquer l’arrivée du train pour s’être laissé séduire par le sentier sauvage proche de la gare et s’être souvenu avec fascination d’une situation similaire vécue dans un hôtel isolé des Landes. Simultanément passe un écho anticipé de Liberté grande dont Gracq écrira bientôt les premiers poèmes, après son retour de captivité : ‘“’ ‘ Au coeur de ces cavées vertes des avenues, la rumeur de la mer ne parvient qu’incertaine, émouvante comme une rumeur d’émeute au fond d’un jardin endormi de banlieue’ ”259. L’association de la mer et des horizons de banlieue se retrouve par exemple dans un poème comme Paysage : ‘“’ ‘ (...) les avenues inégales creusées dans l’émotion passagère d’une Méditerranée, ces sérieux alignements de tombes enjambant les ondulations de collines qui se permettent, dans les faubourgs d’usine, d’engourdir parfois un coin de paysage sous leurs croûtes de pierre comme une Baltique sous ses banquises ”’ 260.

Cette association initiale se complique encore de l’allusion au cimetière qui hante également le prologue du Beau ténébreux, jusqu’au moment où celui-ci, infléchissant insensiblement sa courbe introduit l’image du théâtre et du tombeau égyptien : ‘“’ ‘ (...) un théâtre qu’on rouvre, une plage pour une saison abandonnée à la mer tissent d’aussi efficaces complots de silence, de bois et de pierre que cinq mille ans, et les secrets de l’Egypte, pour déchaîner les sortilèges autour d’une tombe ouverte ”’ 261. La tombe et le cimetière au bord de l’océan, déjà présents dans Au château d’Argol, reparaissent donc une seconde fois, avant de surgir à nouveau dans Liberté grande, puis, beaucoup plus tard, dans Le rivage des Syrtes. L’étrange présence des monuments funéraires océaniques trouve encore ses équivalents terrestres et aquatiques dans de nombreuses présences énigmatiques et angoissantes qui se manifestent dans toute l’oeuvre de Julien Gracq.

Le paysage géodésique aperçu par Grange au virage de l’Eclaterie, dans Un balcon en forêt, le manoir arasé de La Presqu’île, la forêt méphitique de Lettrines, la pierre qui boit des Eaux étroites, le signal sombre de Montségur au-dessus dressé face au ciel, dans les Carnets du grand chemin, en sont autant d’exemples en variation. Si le sentiment de la présence au monde ne se départit jamais d’un certain état d’alerte, comme l’ont bien noté de nombreux auteurs, tel par exemple Ariel Denis, c’est peut-être bien qu’il ne se départit jamais d’une conscience diffuse de la mort, latente ou secrètement à l’oeuvre, au sein même du monde, suggérée plutôt que nommée ou rendue clairement identifiable, par le moyen de signes indirects appartenant de plein droit aux paysages qu’ils perturbent et ordonnent autour d’eux.

En l’espèce, l’allusion au tombeau est introduite par l’image d’un théâtre vide visité secrètement la nuit. Un crépuscule anticipé ne tardera de fait pas à tomber aux dernières lignes du prologue : ‘“’ ‘ (...) et le bruit de la marée montante devenu soudain plus perceptible, le soleil disparut derrière les brumes en cette après-midi du 8 octobre 19... ”’ 262. Le visiteur inconnu arpente donc bien une scène, dans l’après-coup d’un drame, scène dont le lecteur saura vite qu’elle n’est autre, bien qu’ici non nommée, celle de la petite station balnéaire investie par Allan. Toute l’équivoque de l’aventure suicidaire du beau ténébreux se donne à lire d’avance dans le prologue. Le monde n’est plus ici un réservoir de forces élémentaires capables de contaminer l’esprit et de pousser les personnages à commettre les transgressions qui les mobilisent inconsciemment ; il devient un décor mis au service d’un manipulateur qui agit en toute lucidité et projette en lui les fantasmagories nées de son génie hautain épris d’artifices et d’effets scéniques.

Cependant, les sortilèges d’Allan dissimulent le point de fuite d’une mort choisie et décidée d’avance. Derrière la toile tendue des artifices se profile donc la pierre tombale que les ‘“’ ‘ mains distraites, porteuses de clés, manieuses de bagues, (...) expertes aux bonnes pesées ”’ 263 savent faire jouer efficacement. Le monde redevient alors énigme, sans que pourtant, comme le récit le montrera, s’efface l’ambiguïté de ce qui n’est peut-être bien qu’une absurde parodie de destin visionnaire. Le narrateur spectralisé n’en devient pas moins un ‘“’ ‘ fantomatique voleur de momie ”’ 264, position qui peut aussi bien signifier le viol d’un sépulcre sacré que la dénonciation profanatrice d’une imposture maquillée par un culte dérisoire. Le prologue, tissé dans son mystère comme un paysage dans la brume, ne livrera pas le secret. Il se contente d’indiquer, moins une méthode qu’une direction de lecture, en suggérant de faire travailler des clés, des bagues et des pierres tombales, c’est-à-dire de se prêter au double jeu de l’herméneute et du déchiffreur d’allusions, si bien que la question de la présence au monde passe au second degré d’une attention à l’univers interne du récit.

En ce sens Un beau ténébreux affirme d’emblée, mais sur le mode indéfini du poème en prose, et non celui plus théorique de L’Avis au lecteur d’Au château d’Argol, sa texture allusive finement analysée par Ruth Amossy265. Curieusement, le monde a toutefois, dans le prologue, le dernier mot, c’est-à-dire la dernière place par moyen de mots, un monde à la fois brumeux et crépusculaire occultant le soleil, mais aussi traversé du souffle et de l’élan conjugués de la brise de mer et de la marée montante. Détaché à l’avant de l’ouvrage, le prologue n’a finalement rien d’une préparation au sens balzacien du terme. Il ne décrit pas, ne fixe pas d’avance les rôles non encore endossés. Evocation suspendue d’un paysage incertain et magique, il appartient autant au Beau ténébreux qu’il s’en dégage comme une émanation qui prépare longtemps avant l’heure la pure présence géographique des oeuvres de maturité et de vieillesse.

Notes
256.

Un beau ténébreux, op. cit., p.99.

257.

Id., p.99.

258.

Ibid., p.99-100.

259.

Ibid., p.100.

260.

Liberté grande, op. cit., p.297.

261.

Un beau ténébreux, op. cit., p.100.

262.

Id., p.101.

263.

Ibid., p.101.

264.

Ibid., p.101.

265.

Ruth Amossy, Les jeux de l’allusion littéraire dans “Un beau ténébreux” de J. Gracq, Neuchâtel, La Baconnière, 1980.