2) Le monde à l’état de théâtre vide

Le récit ne commence donc qu’à la première page du journal rédigé par Gérard. Il s’agit encore d’un théâtre vide, et non pas d’un voyage. Le journal de Gérard s’ouvre sur le récit d’une promenade à Kerantec. La solitude du marcheur s’abandonnant à l’atmosphère lugubre du paysage désert entre aussitôt en résonnance avec le texte du prologue : elle met en place le motif du désoeuvrement qui prédomine au début du roman. Gérard affronte un monde désert et silencieux dont l’agitation fiévreuse ne suffit pas à justifier l’évidence élémentaire. Ainsi, le promeneur traverse ‘“’ ‘ les abords de la jetée du petit port très déserts, la plage toute vide ”’ sans rencontrer âme qui vive. Plus loin il déjeune ‘“’ ‘ dans un restaurant désert ”’, dont les décorations de ‘“’ ‘ guirlandes, de drapeaux de papier’ ”266 sont d’autant plus lugubres qu’ils annoncent le bal masqué au cours duquel Allan et Dolorès apparaîtront dans le costume tragique des ‘“’ ‘ amants de Montmorency’ ”. Selon la logique déjà opérante dans le prologue, la salle de bal du restaurant de Kérantec semble donner l’occasion de visiter après coup une fête, désaffectée avant que d’avoir eu lieu.

La structure narrative se développe en effet selon deux plans simultanés :

celui du présent en devenir, ouvert vers un futur indéfini, que l’ennui du narrateur rend doublement incertain, celui de l’ensemble du récit qui enveloppe, non seulement cette description, mais tout le journal de Gérard dans le cadre du passé révolu. Le narrateur impersonnel qui succède au journal de Gérard s’exprime en effet exclusivement à l’imparfait ou passé simple, selon la logique d’une recension clairement affirmée par les quelques lignes en italique qui séparent la fin du journal de la narration finale : ‘“ Ici finit le journal de Gérard. Les renseignements qu’il a pu me donner – car je l’ai longuement interrogé, avec passion, avec minutie ( ...) m’ont rendu possible d’achever l’intrigue qu’il est permis de voir s’ébaucher vaguement au cours des pages de ce journal – et dont le dénouement à l’heure même où j’écris ces lignes me laisse encore sombrer dans un obscur sentiment d’incertitude ”’ 267.

Si la suture entre les deux récits semble relever d’une logique narrative classique, elle ne joue pas moins en filigrane un rôle original qui intéresse l’organisation poétique de l’oeuvre et le statut singulier des événements relatés. A travers elle s’affirme en effet le caractère construit, littéraire, et même, dans une certaine mesure, “ fabriqué ” du drame d’Allan et Dolorès, dont l’ambivalence est d’ailleurs entièrement préservée par les derniers mots du “ je ” anonyme qui reprend ici au double sens du terme le témoin du récit. Mise au passé révolu de ce qui jusqu’alors était la recension quotidienne d’un présent à peine vécu, à peine devenu passé, double instance narrative, préfiguration lue en elle d’événements extérieurs à la matière du journal rédigé par Gérard, écho du prologue dans la scène vacante et désoeuvrée par laquelle s’ouvre le récit ; tout concourt donc à produire l’image d’une monde bi-temporel, affecté d’un fort coefficient de réversibilité, qui accuse le caractère de machinerie théâtrale d’Un beau ténébreux.

On ne s’étonne donc plus que le journal, censé rapporter des états d’être et des événements au fur et à mesure qu’ils se déploient, semble dès l’abord prolonger l’étrange évocation a posteriori du prologue, suggérer ce qu’il devrait ignorer, fut-ce à l’état de simple pressentiment, et présenter de surcroît une telle allusion sous les traits de l’après-coup. Cependant, les décorations lugubres du restaurant participent elles aussi d’une double temporalité dans la mesure où elles désignent explicitement le lieu comme salle de bal habituelle, déjà utilisée à cet effet précédemment en attendant de servir à nouveau chaque dimanche ultérieur. Si le seuil du roman nous présente une scène vide - et ceci doublement, si l’on songe que le paysage évoqué dans le prologue est déjà une scène et fait explicitement allusion à l’image du théâtre vide - elle est donc bien simultanément celle d’événements non encore advenus et d’un drame accompli. Cette double contrainte scénique et temporelle contribue donc d’emblée à enfermer le monde dans un statut de décor destiné à recevoir l’empreinte psychique d’Allan, avant même que celui-ci n’ait paru. C’est aussi pourquoi Gérard éprouve au cours des premières pages un sentiment d’accablement si décourageant.

Ce n’est que peu à peu que ce désoeuvrement se métamorphosera en une attente fiévreuse que quelque chose ou que quelqu’un vienne rassembler les exigences éparses et plus ou moins passives des autres personnages. Ceux-ci n’apparaissent pas dans ce premier passage. Ils sont simplement mentionnés comme un agglomérat d’individus formant ‘“’ ‘ la bande straight’ ”268. La rencontre de quelques jeunes gens du pays, croisés au retour de Kérantec permet d’introduire un second motif associé au premier, celui de la déambulation sur les plages : ‘“’ ‘ Une fille cependant, toute seule, suivait le bord de la grève à contresens du courant de la fourmilière. Très désoeuvrée, lente et nonchalante ”’ 269. Un peu plus loin, Gérard fera une courte promenade vespérale qu’on devine aussi désoeuvrée que celle de la jeune fille, comme le laisse supposer l’usage de la phrase nominale : ‘“’ ‘ Quelques pas sur le sable, après le dîner ”’ 270, l’absence d’action justifiant le refus du verbe.

D’autres promenades sur les rives ou même jusqu’à Kerantec auront encore lieu par la suite, notamment en compagnie de Christel, chacune correspondant à un degré de maturation dans l’attente des personnages, comme si ceux-ci arpentaient constamment le paysage afin de conjurer et d’exalter dans le même temps les puissances de ces lieux vides. Les “ quelques pas ” de Gérard révèlent déjà une sourde attente qui n’est pas encore celle d’un événement mais d’une vitalité lavée et libérée . Celle-ci se manifeste dans les éléments, à commencer par la plage qui présente la tiédeur d’une chair et appelle un désir de sensualité sauvage. De même, ‘“’ ‘ l’affairement de ces vagues pressées, toujours ce branle-bas d’écumes, cette usine d’émeute, ces embarras de nuages et de soleil, ce ’ ‘train’ ‘ hargneux des houles, cette hâte inépuisable de la mer à l’arrière-plan ”’ 271 ajoutent un sentiment d’urgence et de nécessité vitale jetant ses forces à corps perdu dans les puissances naturelles.

C’est encore à la phrase nominale que Gérard fait appel pour évoquer l’ivresse de ce déchaînement : il s’agit en effet des choses que nul esprit n’habite, et de surcroît, Gérard, en sa qualité de promeneur n’est qu’un spectateur à distance de la puissance qui le fascine, un peu comme il sera plus tard le spectateur, pour ne pas dire le voyeur solitaire du très étrange combat d’Allan et de Christel. Ce qui retient ici son attention et mobilise son énergie à vide, c’est le mouvement lui-même en tant que dynamisme, ‘“’ ‘ ce ’ ‘train’ ‘ hargneux des houles’ ”, qu’il a bien soin de souligner par l’italique, ‘“’ ‘ cette hâte inépuisable de la mer à l’arrière-plan’ ”272. Les promenades de Gérard se révèlent bien alors pour ce qu’elles sont : non pas de simples marches digestives ou l’exercice salutaire d’un intellectuel en vacances, ni même le sacrifice consenti à la tradition romantique de la marche en pleine nature. Il s’agit bien plutôt d’allées et venues marquant une impatience et une attente envers un monde vacant, lui-même travaillé par une fébrile agitation marquant d’avance sa soumission à l’esprit qui saura le plier à ses caprices et faire surgir par lui des figures de rêve et de destin. Que les parcours de Gérard soient pour l’heure sans but précis n’est que la conséquence d’un manque d’orientation qui est aussi pressentiment d’un point suprême où la totalité de l’existence trouverait soudain en un instant, son sens et sa puissance.

Les personnages de Julien Gracq sont souvent des marcheurs dépourvus de boussole, que cette expérience soit pour eux la source d’un malaise, d’une inquiétude, ou même parfois, dans certaines circonstances particulières, d’un bonheur essentiel. Ici, marcher sans but exprime un manque anxieux, l’appel de ce qui est censé se tenir en réserve ‘“’ ‘ à l’arrière-plan’ ”, et dont le surgissement irrésistible transformerait radicalement le monde. La pérégrination désorientée et fragmentaire n’est pas vraiment une quête mais une sorte d’approche de ce qui doit ou tout au moins devrait venir. Ainsi en va-t-il également de la promenade nocturne de Gérard et Christel, deux jours plus tard. Le désir d’une épiphanie s’y trouve à la fois précisé et renforcé d’être exprimé et réfracté entre deux interlocuteurs. Révélatrice, cette promenade l’est à plusieurs titres. Elle permet à Gérard d’évaluer et de comprendre, non sans éblouissement que ‘“’ ‘ Christel ’ ‘est’ ‘ une princesse’ ”273, dans l’attente du grand évènement qui viendra libérer en elle des prédispositions inquiètes.

Elle est en outre le prélude, et dans un mode à peine mineur, des grandes promenades-conversations qui jalonneront le texte du récit, après l’installation d’Allan à l’Hôtel des Vagues, notamment l’excursion de la petite bande straight au château de Roscaër. Il s’agit en effet d’une longue promenade nocturne, dans un paysage vide en bord de mer, à l’écart des zones fréquentées par les vacanciers ordinaires, du moins à l’heure ou les deux interlocuteurs s’y rendent. L’esprit ambivalent du livre se manifeste aussi dans le choix de ce lieu : comme Gérard le précise, le ‘“’ ‘ but de notre promenade devait être le terrain de golf qui s’étend au revers des dunes. (...) Ce devait être à la nuit un lieu assez abandonné, assez vacant ”’ 274. Certes il s’agit là d’un espace désert et isolé propice aux confidences et aux exaltations magiques. Gérard qui ne se départit pourtant jamais d’une certaine ironie coupante un peu hautaine, note cependant : ‘“’ ‘  (...) j’ai toujours aimé marcher sous la lune sur ses espaces découverts et libres ”’ 275. Mais le théâtre de ces confidences est aussi un terrain de golf, le lieu de la frivolité mondaine par excellence. Retranché à l’arrière de la dune, il n’est pas moins un paysage artificiel, luxueux et sensuel. Cette prédilection de promeneur, tout en annonçant l’expédition au château de Roscaër, indique au passage une première ligne d’union et de séparation entre Gérard et Allan.

Ce qui chez le premier n’est qu’un plaisir à l’état pur deviendra chez l’autre une occasion de mise en scène du monde nocturne tiré du côté de la fantasmagorie. Cependant, l’esthétique de la promenade à la lumière de la lune prédispose Gérard à jouer le rôle d’observateur semi-lucide, semi-fasciné qui sera bientôt le sien au cours de l’excursion au château. Cette participation par anticipation aux jeux de mise en scène d’Allan se retrouve encore dans le choix que fait Gérard de mettre Christel dans une disposition d’esprit favorable aux confidences qui permettront d’éclairer quelque peu le mystère attirant et irritant de la jeune femme. L’usage du monde est donc bien déjà théâtral, mais à l’échelle réduite d’une conversation dont le but est de donner à Christel ‘“’ ‘ une chance de se montrer une interlocutrice intelligente’ ”276, non de la capturer dans les rets d’une fascination inquiétante. Le jeu est ici cérébral plutôt qu’affectif, bien que le rôle joué par Christel anticipe lui aussi la place qu’elle ne tardera pas à prendre aux côtés d’Allan. Que la première conversation fondamentale entre deux personnages centraux ait lieu dans un tel site colore d’avance toute l’odyssée du petit groupe sous la conduite d’Allan : tout ceci n’est-il pas un simple jeunes snobs cultivés et désoeuvrés ? Toutefois, l’urgence et la sincérité des confidences faites par Christel sont indéniables. En dépit de son scepticisme, Gérard ne peut se retenir de l’admirer, de même qu’il ne pourra plus tard échapper totalement aux séductions d’Allan, et plus encore, à celles de Dolorès.

La conversation s’engage d’abord dans un registre anecdotique, jusqu’au moment où se produit un changement de registre, suggéré par une inflexion du paysage : ‘“’ ‘ Nous traversâmes les dunes, émouvantes sous la lune, nobles avec leurs grandes ondulations comme un lendemain de champ de bataille’ ”277. Pour la première fois, le paysage se tonalise affectivement, épousant les qualités essentielles non encore dévoilées de Christel. Le théâtre en attente se rassemble autour d’une première voix : ‘“’ ‘ Qui songerait dans ce pays à se promener par une nuit pareille ? J’ai toujours aimé par-dessus tout, dans les paysages les plus célèbres, le coin parfois difficile à découvrir – comment dire – d’où l’on ’ ‘tourne le dos’ ‘ à la vue’ ”278. Ces paroles font apparaître une nouvelle dimension du monde qui contient elle aussi sa part d’ambivalence. Le paysage traversé par les deux marcheurs est tout d’abord envisagé à la lumière d’une situation exceptionnelle. Le parcours nocturne au milieu des dunes est le fait de vacanciers mondains et cultivés, et ne saurait concerner des promeneurs locaux, à l’image de jeunes gens et de la fille solitaire rencontrés par Gérard au retour de Kérantec.

A la vague contemplation désoeuvrée de la fille posant bêtement ses mains sur ses hanches, ramassant parfois un coquillage ou regardant vers le large, succède dorénavant l’exaltation précise de Christel qui oppose à la flânerie ordinaire une véritable méthode. Autre indice de mondanité cultivée, celle-ci ne concerne pas précisément le rivage breton mais une catégorie très particulière de paysages : non pas seulement des paysages célèbres, mais, “ les plus célèbres ”. Ce redoublement de l’indice de rareté, qui pourrait sembler le fait d’un snobisme banal, se complique d’une inversion signant le raffinement d’une sorte de dandysme touristique en accord avec l’esprit élitiste de la petite bande. Tourner le dos à la vue est évidemment un acte de rejet des conventions bourgeoises, qui, aussitôt appliqué à Venise, n’est pas sans faire songer , mais sur un tout autre mode, au déni des futuristes envers la “ cité des Doges ”.

Cependant, l’affirmation de Christel ne désigne pas une simple attitude, mais révèle une nécessité infiniment plus profonde, qui mérite pleinement d’être considérée comme une position esthétique, et même métaphysique. Le ton dans lequel elle est exprimée n’est d’ailleurs pas non plus sans faire songer à l’écrivain américain anglomane, Henry James, chez lequel, les problèmes de point de vue et de révélations paradoxales liées à un renversement des positions ordinaires, jouent souvent un rôle capital, et prennent, comme c’est ici le cas dans le discours de Christel, une double signification . L’évocation de Venise prend alors une valeur nouvelle, en ce qu’elle semble formuler chez Christel l’attente d’un événement qui polariserait le monde, ainsi qu’une prédisposition à accepter ce qui inverse l’ordre des certitudes et des conventions. La ville est en effet appréhendée comme un dédale de ruelles qui se font couloir, ‘“’ ‘ où l’on passe entre des portes battantes’ ”279. La ville est en ce sens fidèle à sa réputation de théâtre à ciel ouvert ; s’y ajoute aussi l’idée d’un espace recelant de multiples possibles. La ville est enfin identifiée à ‘“’ ‘ un petit carré d’eau noire ”’ 280, image qui ne se contente pas de répéter sous une forme variée le mythe de la cité funèbre où la splendeur se mêle au sordide, mais annonce en miniature la liaison spirituelle de Christel avec le sombre Allan.

On comprend mieux que les souvenirs de pensionnat et le rappel de la première expérience théâtrale préparent la jeune femme la fascination du beau ténébreux. Ces récits anticipent en eux-mêmes les conversations des protagonistes groupés autour d’Allan, et notamment les aventures d’internant rapportées par ce dernier, au cours de la nuit passée à Roscaër. Ils révèlent aussi en Christel une aptitude à épouser les suggestions du merveilleux, par opposition à la déréliction des dimanches de pensionnat. Ainsi, la cour désenchantée et dégouttante de pluie où erre la solitaire enfant s’oppose au monde labyrinthique infiniment riche des rues et des théâtres qui sont eux-mêmes de véritables dédales apparentés au sacré, non seulement par le faste de l’architecture complexe, mais encore par le rituel musical et le pathétique de la Tosca. Ils désignent ce faisant la substance intime de la jeune femme, vouée par son nom à la dévotion mystique et sacrificielle sous les doubles auspices de l’amour sacré et de l’amour profane.

Si l’on songe enfin que les souvenirs prêtés au personnage sont des projections dérivées de la mémoire de l’auteur, ainsi que la matière de La forme d’une ville prouvera cinquante ans plus tard, on voit plus distinctement sur quel plan se place la narration, et pourquoi le personnage de Gérard se laissera lui aussi fasciner par Allan, tout en observant le héros du roman avec une certaine distanciation ironique. Le goût du merveilleux s’enracine en effet dans l’éducation et les frustrations d’une génération, celle du Surréalisme, pour le meilleur comme pour le plus ambigu. La présence au monde est en quelque sorte partagée d’avance entre l’attente face au mystère et, chez Julien Gracq et le personnage de Gérard du moins, la mise en suspicion de ce qui n’est peut-être qu’une forme de jeu de mondanité pour happy fews et se signale par la facticité.

L’épisode du météore aperçu par Christel au-dessus de la Loire est le plus clair emblème de cet état d’esprit. Dernier récit rapporté par Christel au cours de la promenade, il en est le point culminant. Bien qu’emprunté à un souvenir réel de Julien Gracq, il semble davantage relever de la seule logique du rêve. Les circonstances de cette apparition, un voyage en rapide, de nuit, le long du ‘“’ ‘ val vraiment royal ”’, entre ‘“’ ‘ de hautes collines boisées, couronnées de châteaux’ ”281, le mauvais temps et la solitude de Christel engagée dans un dialogue intérieur, tout contribue dans cette séquence à faire du bref passage du météore, un événement fabuleux. Vingt-cinq ans avant Le Roi Cophetua, c’est donc déjà, dans un autre registre, la traversée en train d’un grand domaine royal propice aux manifestations extraordinaires. L’irruption du bolide semble répondre au désir de Christel. La nuit qu’il illumine n’est pas seulement céleste et naturelle, mais intérieure. C’est à ce titre qu’il devient signe prophétique et qu’il est intégré dans le zodiaque intime de Christel. Bien plus, sa brève course apocalyptique est à la fois l’actualisation de sa splendeur et son désastre au double sens du terme. Croisant le parcours de Christel qu’il illumine de sa lueur fatale, il est comme le pressentiment cosmique des événements qui métamorphoseront bientôt la vie du petit groupe, plus particulièrement celle de Christel.

Un beau ténébreux ne s’ouvre certes pas par la plénitude d’une dramaturgie vibrante de passions et de visions. Pourtant, le récit de Christel, orchestré par Gérard, joue déjà un rôle scénique, à la manière d’une sorte de pièce liminaire donnée avant l’entrée du vrai héros. On ne saurait notamment nier que l’aventure du météore est déjà un voyage au pays des présages, qui anticipe toute l’aventure avec Allan. Il se caractérise par la vitesse et l’énergie d’un double élan, ferroviaire et céleste. Les deux trajets, sont orientés par de puissants vecteurs. Ils forment donc des figures nécessaires, dont l’une agit sur l’autre en la transfigurant. Le pouvoir du bolide est tel qu’il franchit même les limites du souvenir rapporté par Christel, pour agir sur Gérard. Ensorcelé, ainsi qu’il le confesse, le diariste ironique se sent lui-même mobilisé par le récit qu’il vient d’entendre, comme il le sera bientôt, selon son mode réceptivité particulier, par les discours d’Allan. Le principe de contamination affective est déjà en marche et s’empare du monde dans les bribes d’un discours qui devient ainsi, sous une forme mineure, le grand poème mystique et mystificateur du beau ténébreux.

La promenade cesse alors d’être un vague jeu motivé par l’espoir ‘“’ ‘ que ce serait intéressant ”’ 282, de vérifier si oui ou non Christel est une princesse. Réorientée et puissamment dynamisée de l’intérieur elle devient pur désir d’aller sans s’arrêter jusqu’au matin, qui anticipe les paroles dans lesquelles Allan célébrera et justifiera l’aventure qu’il propose à ses protagonistes par la seule ivresse troublante d’effectuer sans raison le parcours vers le rien. Mais justement, il manque encore au dialogue de Gérard et Christel l’aliment d’une présence plus forte qui maintiendrait ce dynamisme sous une aimantation constante. C’est pourquoi quelques jours plus tard, Gérard décide de faire ses malles et de partir, s’accordant cependant un délai d’une journée qui lui sera finalement favorable, puisque, entre-temps, aura lieu la première des manifestations d’Allan, sous la forme d’une lettre. L’image du train surgit alors une nouvelle fois, liée cette fois à un souvenir d’enfance de Gérard - qui comme le précédant appartient certainement à Julien Gracq : ‘“’ ‘ Tout endimanché à travers les allées du beau jardin, j’attendais le son des cloches des vêpres (...) et vers le nord on entendait le bruit d’un train ”’ 283.

La longue promenade avec Christel présente enfin un caractère particulier qui se retrouve tout au long du roman : bien qu’elle se donne pour but un lieu que la nuit rend sauvage, celui-ci n’est finalement qu’un décor, ou plus exactement un déclencheur propice aux confidences et aux évocations étranges. Mais le vrai but de la promenade réside ailleurs, précisément dans la parole qui se libère alors et finit par devenir une puissance d’envoûtement.

Promenade-conversation, promenade à l’intérieur d’un monde imaginaire propre à chacun des interlocuteurs, elle propose à ce titre une série de parcours au pays des enchantements qui est essentiellement celui de la mémoire des expériences les plus intimes, celles qui font basculer le monde et l’existence sur la pente escarpée de l’insolite. Cette forme de mémoire n’offre donc guère de similitude avec l’anamnèse proustienne, ainsi que le note Serge Gaubert dans Julien Gracq et le temps perdu 284. L’auteur montre notamment à propos du récit de Christel, que le souvenir, bien loin de jouer dans ce roman, joue un rôle révélateur permettant de fonder les principes d’une connaissance et d’un salut intime, témoigne d’un constat plus sombre : ‘“’ ‘ L’homme ne retrouve guère, dans son jeune âge, que l’image seulement imparfaite de ce qu’il est devenu : un guetteur ”’ 285.

Il est vrai que le récit d’enfance met l’accent sur une fêlure et renvoie à l’état de vacance désoeuvrée où se trouvent les personnages avant l’arrivée d’Allan. Il est également vrai que, sortis des magies angoissantes ou exaltantes de l’enfance et de la première jeunesse, ils se trouvent désormais dans une position d’attente qui fait d’eux des guetteurs trop lucides, et peut-être secrètement désespérés. Les uns comme les autres, et notamment dans ce passage, Christel et Gérard, ils sollicitent à des titres divers un réenchantement du monde qui ne s’effectuera, de la manière ambiguë que l’on sait, qu’avec l’arrivée d’Allan. La promenade avec Christel inaugure donc bien une longue série de parcours similaires dont tout naturellement, Allan sera le guide et le résonateur, tout en soulignant une première fois le rôle éminent du langage dans l’opération d’alchimie métaphysique attendue par les protagonistes.

La lettre envoyée par Allan à Grégory, une vingtaine de pages plus loin, est un exemple, il est vrai strictement verbal, de cet indissociable lien entre parole, urgence de renverser l’ordre des choses, désir de s’incarner dans la nécessité d’un parcours fulgurant détruit par sa propre vitesse. La succession de phrases tronquées, rapides, tour à tour ironiques, énigmatiques, ou autoritaires contient en miniature tout le mystère ambivalent d’Allan, entre mystique surréaliste et mystification mondaine, mais elle révèle surtout dans le langage la trajectoire brisée, et constamment contradictoire de son auteur. Allan est déjà dans sa lettre le météore venu illuminer et brûler vif dans son sillage ceux qu’il capturent, tout particulièrement, chacun selon son mode particulier, Henri et Christel. Ce n’est donc nullement un hasard si Gérard ébahi par une telle lettre déclare à Grégory : ‘“’ ‘ il est un peu volcanique votre ami ”’ 286.

Cependant, précisément jusqu’à la lecture de la lettre d’Allan, puis l’arrivée de ce dernier, l’attente d’un réenchantement du monde s’abîme constamment dans sa propre hantise. L’inutile promenade de Gérard au-delà du phare de la Torche en un exemple frappant. Passé le phare emblématique, le marcheur ne découvre pas un monde plus riche et merveilleusement gorgé de sens, mais ‘“’ ‘ soudain, toute vie cesse, et s’étend un grand arc de plage bordé de dunes, un paysage complètement nu, d’un vide oppressant, tout tressaillant des grands rouleaux de vagues sur le sable désoeuvré ”’ 287, qui n’est pas sans rappeler le rivage inquiétant visité par Albert au début du Château d’Argol. Mais à la différence de l’horizon hanté de signes, le paysage partage ici l’état de déréliction de Gérard. Il recèle cependant une puissance latente qui l’apparente au ‘“’ ‘ passage de la Mer Rouge ”’ et stimule à vide l’imagination : ‘“’ ‘ (...) on ne pouvait imaginer que... je ne sais : derrière un pli de sable, la fumée du bûcher de Shelley ou la file solennelle des cavaliers de Gauguin chevauchant à cru (...) ces grands chevaux qui sortent de la mer dans les catastrophes les plus immémoriales de la fable ”’ 288.

Si l’allusion à Shelley évoque par anticipation le destin d’Allan – renvoyant également à la tombe vacante sur laquelle Albert grave le nom de Heide – on voit bien dans ce passage que le monde n’a pas l’efficacité merveilleuse et redoutable qui lui donnait le rôle d’initiateur dans Au château d’Argol. La majesté des lieux ne propose rien elle-même, et l’imagination doit travailler à vide, d’abord vainement, avant d’extraire deux images empruntées aux archives mentales de l’homme cultivé.

Une certaine exaltation peut alors se communiquer au paysage et rejaillir dans la conscience passive ‘“’ ‘ Et vers l’horizon l’affairement de ces vagues pressées, toujours ce branle-bas d’écumes, cette usine d’émeutes, ces embarras de nuages rayés de grains et de soleil, ce ’ ‘train’ ‘ hargneux des houles, cette hâte inépuisable de la mer à l’arrière-plan ”’ 289. Mais ce sursaut d’enthousiasme n’est guère convaincant. L’absence de verbe et la longueur de cette phrase qui demeure en suspens sur une sorte de vide, mesurent en effet l’émotion ambiguë que ce spectacle suscite chez Gérard. Quelque chose d’un frémissement, d’une vitalité potentielle se donne à lire dans la violence de la mer, sans que cette promesse indécise parvienne à s’incarner et libérer ses énergies dans une vita nova capable de transfigurer le monde et la personne de Gérard. Aussi, ce paysage qui semble s’efforcer à l’état strictement élémentaire de rassembler et d’ordonner les mots d’une vraie formule incantatoire, manque-t-il du verbe qui le justifierait et le ferait passer sur un tout autre plan. Bientôt, Gérard constate l’inefficacité de cette puissance qui se répète sans jamais s’accomplir : ‘“’ ‘ Oui... tout cela... A quoi bon faire des phrases. Je m’ennuie et je vais partir. (...) Rien que de banal dans tout ce qui m’entoure ”’ 290. Ce n’est donc pas le paysage qui prononcera ici le premier mot, ni même le narrateur dont la parole demeure une pure rhétorique impuissante. Au demeurant se lit une fois de plus en filigrane la dimension littéraire du récit : tout n’est peut-être qu’un vaste jeu de langage prenant dans ses filets le monde et les consciences mises en alerte.

Allan sera donc ce principe qui peut changer la vie par sa parole et sa présence, en commençant par libérer et révéler les prédispositions supra-terrestres des lieux et paysages où il se manifeste.

Notes
266.

Pour ces trois citations, Un beau ténébreux, op. cit., p.103.

267.

Id., p.222-223.

268.

Ibid., p.104.

269.

Ibid., p.104. Jean-Louis Leutrat consacre des remarques précises à ces figures de jeunes gens, et notamment à la pêcheuse de crevettes, que leur distance sociale avec Gérard et leur pensée inconnue de lui rend étranges au point de communiquer quelque chose de leur vide au paysage marin. Voir Julien Gracq, op, cit., p.35.

270.

Ibid., p.104.

271.

Ibid., p.104-105.

272.

Ibid., p.105.

273.

Ibid., p.106.

274.

Ibid., p.106.

275.

Ibid., p.106.

276.

Ibid., p.106.

277.

Ibid., p.108.

278.

Ibid., p.108-109.

279.

Ibid., p.109.

280.

Ibid., p.109.

281.

Ibid., p.113.

282.

Ibid., p.107.

283.

Ibid., p.122.

284.

Serge Gaubert, Julien Gracq et le temps perdu, Cahier de l’Herne Julien Gracq, op. cit., p.319-327.

285.

Id., p.320.

286.

Un beau ténébreux, op. cit., p.124.

287.

Id., p.121.

288.

Pour ces deux dernières citations, ibid., p.121.

289.

Ibid., p.122.

290.

Ibid., p.122.