3) Vitesse de la fascination et mise en scène du paysage

A) Entrée d’Allan sur la scène du monde

D’emblée Allan est associé à la vitesse et au mouvement magique. On ne le voit pas arriver car il est déjà là, bien que sa personne même demeure momentanément invisible. Sa première manifestation réelle relève précisément bien davantage de la surnature que du monde ordinaire auquel il va bientôt imposer son vouloir tyrannique. C’est sa démarche qui le distingue, au double sens du terme : ‘“’ ‘ Lui est une image de la force et l’aisance à la fois : la première pensée qui me vint fut qu’il marchait avec génie : je n’ai vu honorer le sol d’une telle mélodie qu’un athlète slave entrant sur le stade de coupe à Colombes (le stade entier faisait ha ! le souffle coupé) ”’ 291. Allan est celui qui, sachant marcher, bouleverse intimément au point d’exercer une attraction magnétique sur les regards. S’il honore le sol, c’est qu’il lui communique la magie de son pas. Chez lui, l’élan et la magie sont une seule chose. La comparaison avec l’athlète ennoblit aussitôt le personnage en lui conférant le statut de héros solitaire. Elle est toutefois plus équivoque qu’on ne pourrait le croire. Certes le pas d’Allan comme celui de l’athlète est plus qu’un simple déplacement, il devient une musique répercutée avec souplesse dans la phrase même : les jeux d’échos entre athlète, slave et stade en sont l’exemple le plus manifeste.

Mais cette aisance de sportif subjuguant la foule par son entrée un jour de finale n’est-elle pas la cadence trop calculée du matamore ? On ne peut s’empêcher d’entendre en filigrane qu’il s’agit d’une mélodie slave, c’est-à-dire d’une musique dont on connaît les complaisances envers les effets de pure séduction et de pure virtuosité. On peut penser à l’entrée théâtrale et ridicule du narrateur de La Recherche, et de Saint Loup, au restaurant de Rivebelle, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs : ‘“’ ‘ nous entrions dans la salle du restaurant au son de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l’ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l’orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude ”’ 292. Peut-être n’est-ce là qu’une simple coïncidence ; elle n’en est pas moins significative, le second texte pouvant en l’occurrence être éclairé par le premier. Le narrateur d’A l’ombre des jeunes filles en fleur est certes très ouvertement ironique et montre sans ambages l’inauthenticité de la socialité mondaine, alors que Gérard semble être sincèrement séduit et captivé par la belle mise en scène d’Allan - il est vrai qu’en même temps apparaît Dolorès qui de sa part devient immédiatement l’objet d’une fascination amoureuse. De plus, le narrateur de La Recherche s’observe et se juge à distance en train d’entrer au restaurant avec affectation, alors que Gérard est l’un des dîneurs, qui plus est capturé à son insu par une émotion collective en forme de silence, qui l’oblige à tourner la tête. Il n’en reste pas moins que l’irruption d’Allan est colorée d’une ironie d’autant plus corrosive qu’elle se déguise dans le récit qui en rend compte. Est-ce la lucidité critique qui en Gérard continue secrètement d’exercer son génie sceptique ? Est-ce Julien Gracq, qui se penchant au-dessus de l’épaule du narrateur, caviarde son bel enthousiasme de pointes toutes allusives ? Allan apparaît en tout cas d’emblée comme le champion des mises en scène énigmatiques.

Comme rien n’est ci n’est jamais univoque, il faut aussi noter la densité et la vitesse du style employé par Gérard, comme un écho de celui de la lettre envoyée par Allan. Bien que nettement moins saccadé, il fait sans cesse intervenir des lignes de fracture, à l’aide de signes typographiques, deux-points, tirets, parenthèses, qui viennent ruiner l’harmonie cadencée de la phrase. Une même nervosité altière anime donc l’écriture d’Allan, celle de Gérard subjugué par le couple Allan et Dolorès, et la démarche prêtée aux personnages. Cette similitude exemplifie dans ce passage le vrai pouvoir d’Allan : passant au milieu de la petite bande, il ne cesse en effet de susciter dans son sillage quantité de parcours annexes qui miment plus ou moins heureusement sa propre trajectoire.

Mais la similitude de style n’est pas le simple effet d’un mimétisme irrésistible ; elle incarne à l’avance l’écriture éruptive dont Julien Gracq fera très systématiquement usage environ vingt-cinq ans plus tard, dans les deux volumes des Lettrines. Dans la notice de présentation de ces deux derniers textes, Bernhild Boie écrit très justement à ce sujet : ‘“’ ‘ par ces phrases qui font l’économie du tisu conjonctif, négligent les sutures, se passent de verbes, Gracq ne cherche pas à faire le récit de ce qu’il a vu, pensé, ressenti, (...), mais bien à saisir, par le rythme même des mots, la résonance essentielle d’une rencontre, celle-là même par laquelle l’imaginaire s’est trouvé mobilisé ”’ 293. Une telle formule pourrait parfaitement s’appliquer au récit de l’entrée d’Allan dans la salle à manger de l’Hôtel des Vagues, par Gérard. Elle montre aussi, qu’à l’instar de ses personnages, mais sans aucune ostentation, ni aucune naïveté, l’écrivain Julien Gracq cherche avant tout la manifestation d’une trajectoire. Celle-ci, communiquée aux personnages eux-mêmes et à leurs actes, quels que soient leurs mérites ou au contraire leurs ridicules, est d’abord le mouvement d’une écriture.

Dans Un beau ténébreux, ce mouvement d’écriture accompagne et recueille une destinée qui s’improvise. S’il n’y a donc pas de voyage à proprement parler, comme c’était le cas dans Au château d’Argol, cela ne signifie nullement que l’idée même d’itinéraire en soit absente, bien au contraire. On peut même aller jusqu’à dire que dans ce livre, la structure narrative du voyage est inversée et déplacée : le récit ne suit pas les étapes du parcours ; il en fait espérer le mouvement général et l’advenue. Le lecteur envisage sa possibilité et sa nécessité intime, du seul point de vue des personnages qui en attendent la manifestation. Quand le héros ambivalent du livre paraît enfin, d’abord représenté dans une série de médiations, la lettre, la luxueuse automobile, le vide fébrile qui creuse subitement l’air de la salle à manger, tout prend alors sa place sur la scène romanesque. L’’automobile d’Allan et Dolorès est un bolide étrange : c’est ‘“’ ‘ une splendide voiture, laque et argent ”’ 294, qui semble davantage être un aérolithe nocturne qu’un simple véhicule.

Or, contrairement au procédé adopté dans Au château d’Argol, le lecteur ne connaît rien de la courbe de vie d’Allan, même s’il peut deviner d’avance qu’elle consiste avant tout en un voyage intérieur. Seule la longue lettre de Grégory viendra avec retard combler certaines lacunes en proposant quelques jalons biographiques qui accentuent le caractère insaisissable d’Allan. La voiture est donc l’emblème de cette identité fugace, intimement associée à la vitesse et à la brièveté. Son élégance de fusée surgissant au beau milieu de la petite station balnéaire assoupie dans l’ennui fait d’elle une incarnation du météore évoqué par Christel au cours de sa promenade nocturne avec Gérard. Elle accentue encore le mystère d’Allan qui tient par elle, à la fois de Fantômas et du calme bloc mallarméen, à cette différence essentielle que le calme apparent du beau ténébreux est aussi une fièvre qui précipite littéralement le petit groupe de l’autre côté du banal.

Comme Albert, Allan est le prototype du grand nomade cosmopolite, à cette différence près qu’Allan est un mondain alors qu’Albert évite méthodiquement toute comédie sociale. D’origine étrangère, sans cesse en voyage pendant son enfance et sa première jeunesse, entré dans une carrière diplomatique brillante au sortir du collège, Allan se caractérise avant tout par ses écarts, qu’il s’agisse bien évidemment de sa conduite, ou de sa propension à constamment changer de lieux et de personnes. Ainsi, le vrai voyage d’Allan est le mouvement d’une existence jetée aux quatre vents de l’impétuosité, avant même sa naissance. Albert et Allan appartiennent à ce titre à la longue théorie des héros cosmopolites qui traversent la littérature française dans la première moitié du vingtième siècle.

On songe par exemple au personnage de Lafcadio Baraglioul, dans Les Caves du Vatican, avec qui Allan partage la jeunesse, l’extravagance et le goût des transgressions, mais encore, de manière infiniment plus indirecte, à Barnabooth, ainsi qu’à tous les narrateurs fortunés qui, dans l’oeuvre de Valéry Larbaud, depuis A.O. Barnabooth jusqu’aux narrateurs adultes des Enfantines et des Enfantines retrouvées, s’établissent au bord de la mer, il est vrai dans le but de contempler plutôt que d’agir. Plus tard, Georges Perec inventera à son tour un riche ‘“’ ‘ héros’ ” voyageur en la personne de Bartlebooth, dans La vie mode d’emploi, mais la fonction et la figure surdéterminée d’un tel personnage seront d’une nature bien différente295. Il semble bien que dans des oeuvres très éloignées les unes des autres, la création de figures du nomadisme dilettante réponde à l’exigence- évanouie après la fin des années cinquante, ou retravaillée sur un tout autre plan par un

auteur comme Perec – d’une mise en scène particulière de la présence au monde. Se libérant des attaches sociales ordinaires, ces héros se caractérisent tous, quels que soient leur singularité et les traits qui les sépare, par la volonté de prendre pleinement conscience leur être en le répandant et le reflétant à travers le monde. Fort différents en cela des riches nomades américains et européens mis en scène par Henry James, ils sont d’abord les expérimentateurs de leur propre devenir, beaucoup plus que les partenaires, certes supérieurement doués, du grand jeu de tric-trac social par lequel se concluent et se défont les alliances du coeur et de la fortune.

Ainsi, la mondanité évidente d’Allan et sa royauté spirituelle sur la petite cour qui l’accompagne, ressortissent d’une toute autre logique que celle de l’affirmation commune, fut-elle celle des classes supérieures. D’emblée, le beau ténébreux se situe à l’écart. Bien qu’étant de tous les personnages de l’oeuvre de Julien Gracq le plus socialement typé, il n’obéit en effet à aucune des règles de la vie courante, pas même pour en dénier la valeur et les réformer ou les renverser296. Brûlant donc tout sur son passage, à commencer par lui-même, il n’est pas celui qui chemine et se rend quelque part, comme l’est encore Albert dans Au château d’Argol, il est donc bien un météore fébrile lancé vers son désastre théâtral. Simultanément, bien que partiellement inspiré de la figure de Jacques Vaché et surdéterminé, ne fut-ce que par le surnom de ‘“’ ‘ beau ténébreux’ ” Allan ne relève en lui-même d’aucune obédience littéraire et idéologique.

Son destin n’illustre aucune conception esthétique collective, à commencer par celle du premier Surréalisme. Sa seule proposition est de réenchanter le monde avant de se donner la mort, même si les moyens de cette opération relève peut-être plus de l’artifice que d’une profonde nécessité spirituelle. Ce choix manifeste tout le génie inventif de Julien Gracq : l’auteur se garde bien en effet de soumettre sa créature à l’un quelconque de ses modèles. Le personnage d’Allan y gagne ainsi en mystère et rend possible l’oscillation perpétuelle du récit entre ses deux registres de fascination et de distanciation. Cependant, le monde n’en subit pas moins l’emprise du beau ténébreux qui en fait le cadre des fantasmagories nées de son imagination, à l’inverse du processus à l’oeuvre dans Au château d’Argol.

Notes
291.

Ibid., p.126-127.

292.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Collection Folio Gallimard, Paris, 1988, p.373-374.

293.

Notice d’Un beau ténébreux, p.1339.

294.

Un beau ténébreux, op. cit., p.125.

295.

D’une manière générale, les personnages de riches nomades sont souvent des figures parodiques et/ou construites selon le principe de la référence à la tradition littéraire. C’est par exemple le cas du comte Henri de Corinthe dans les trois volumes des Romanesques d’Alain Robbe-Grillet.

296.

Il est en cela fort différent de Lafacadio Baraglioul, qui songe surtout à vérifier une théorie trangressive de l’autonomie et si possible faire carrière.