Ainsi, dans la scène du château de Roscaër, le rôle de la nature n’est pas exactement le même que dans la première oeuvre de Julien Gracq, bien qu’ Un beau ténébreux, tout comme Au château d’Argol fasse des paysages, de leurs éléments et de leurs énergies un usage narratif et poétique assez voisin, en les pliant dans une certaine mesure aux exigences du récit et de son ambiance singulière. La première apparition du château, dans une heure et une lumière choisies, révèle un parti pris de mise en scène, non pas tant de la part de l’auteur, mais d’Allan lui-même. Le caractère fantastique de cette vision et les sentiments qu’elle éveille chez les personnages répondent donc à une exigence moins ingénue. Contrairement à l’auteur d’Au château d’Argol, Allan utilise un moment et un lieu qu’il détourne de leur présence immédiate pour servir une intention égotiste pour ne pas dire puérilement narcissique, comme le confirment tout au long du récit les doutes et la réserve ironique de Gérard. Allan transfigure le monde selon sa seule loi, mais il ne crée pas de symbole. C’est en ce sens que son rapport au monde relève peut-être davantage de l’artifice que de l’art, même si Gérard et avec lui le lecteur, ne cessent d’hésiter à ce sujet, et de basculer sans cesse de l’émerveillement à l’incrédulité railleuse.
Pour la première fois, les personnages s’éloignent effectivement des plages où leurs promenades désoeuvrées les conduisent d’ordinaire. Le parcours a lieu en voiture, sous la conduite d’Allan dont la conduite rapide suffit à métamorphoser le paysage et les impressions qu’il procure aux passagers, ainsi que le note Gérard : ‘“’ ‘ Sitôt passé Kérantec, la route s’élève, par grands lacets, au-dessus du miroir plan de la mer. L’ossature vigoureuse de cette côte mangée de grottes apparaît, avec ses grèves (...), avec les rides blanches, les festons de ses vagues soudain si lentes et comme engluées sur les fonds transparents ”’ 297. L’ascension de la route, la modification des apparences du réel sont les premiers indices du pouvoir exercé par Allan. Aussitôt, les données élémentaires du paysage se renversent : une autre face du monde se révèle aux yeux de Gérard : le monde vu de haut n’est plus qu’un vaste miroir dissimulant à peine ses gouffres. Comme le note Jean-Louis Leutrat, ‘“’ ‘ L’horizon, dans un tel espace, joue tantôt comme une ouverture, tantôt comme point de fuite, dévorant le paysage par une sorte de renversement, ’ ‘“’ ‘ l’ivresse du parcours ” étant reportée au bénéfice des lointains accourant vers qui a les yeux fixés sur eux ”’ 298. En l’occurrence, le monde fait soudain surgir son ossature ; une fois encore, l’idée de la mort monte du paysage. Toutefois, comme le suggère implicitement l’image du miroir, il s’agit peut-être moins d’une prémonition contenue comme telle dans la nature que de la projection sur celle-ci du défi d’Allan. Comme tout ce qu’entreprend le beau ténébreux, cette mise en abîme de la côte bretonne est ambiguë : Allan est-il celui qui sait montrer l’envers des choses ou au contraire un manipulateur qui leur confère un sens à sa convenance ? La très grande force de l’ouvrage est de ne pas conclure et de maintenir constamment la possibilité de deux lectures. Sans doute est-ce l’une des raisons qui ont conduit l’auteur à relayer le journal de Gérard par un récit impersonnel à l’intérieur duquel se fond le premier narrateur. Les deux lectures possibles coïncident même souvent. C’est en effet le cas dans ce passage, bien que la transformation de la mer en simple surface réfléchissante, indique qu’Allan se sert bien du réel comme d’un simple plan sur lequel faire jouer les pensées et les volontés d’un moi narcissique.
Gérard n’en est pas moins séduit par ce pouvoir ; le parcours en voiture, de promenade effectuée en vue d’un pique-nique devient aussitôt pour lui ‘“’ ‘ un long, très long voyage ”’ 299, avant d’être perçu comme une ‘“’ ‘ fuite qui donne l’idée si nette d’un voyage sans retour ”’ 300. Dès lors, la réalité ordinaire bascule du côté du rêve : ‘“’ ‘ La traversée d’une forêt, je n’ai jamais pu m’imaginer autrement l’approche d’un pays de légende. Il me semble qu’après elle la vision se décape, devient autre ”’ 301. Ici, le motif de la forêt ne possède pas à lui seul la capacité de conduire vers un autre monde ; il la tire des circonstances du parcours dirigé par Allan, tandis que les forêts contemplées par Albert depuis les terrasses d’Argol contiennent une énergie magique latente dont la tonalité ambivalente envahit aussitôt le coeur et l’esprit du jeune homme.
Quoi qu’il en soit, Allan réussit à changer le monde, à sa manière toujours brutale et stupéfiante : ‘“’ ‘ Tout à coup, la forêt franchie, vers un infini de collines brumeuses, la lande rase s’étendit à perte de vue ”’ 302. La soudaineté de cette révélation évoque sans doute la magie, mais elle relève peut-être aussi de ce qu’on nomme familièrement un coup de théâtre. C’est un effet qu’il faut également mettre sur le compte du grand style du conducteur. L’opération a pourtant réussi ; un infini se dévoile aux voyageurs et semble confirmer l’intuition de Gérard ‘: ’ ‘“’ ‘ Dans un pli de ce terrain nu, (...) un lac était d’une pureté si parfaite à l’abri du vent dans cette fin de jour déjà piquetée d’étoiles, que l’on se serait cru soudain au bord d’un royaume étrange et calme, d’une tranquillité sidérale, tout à coup éloigné de tout ce qui, feuille ou branche, s’agite et s’inquiète ”’ 303.
Une seconde fois, le motif de l’autre monde envahit le texte et communique au paysage des propriétés magiques. Nous ne sommes plus dans l’intuition d’une rêverie qui suit sa pente et voit dans toute forêt la promesse d’un accès au pays des légendes ; celui-ci s’incarne et se développe dans l’espace concret qu’il emporte tout entier avec lui. Nous sommes maintenant loin de la vie familière, plongés dans l’infini cosmique, d’une façon qui annonce déjà le voyage nocturne d’Aldo dans Le Rivage des Syrtes.
Toutefois, l’usage conditionnel, et la répétition du “ tout à coup ” théâtral, tempèrent cette certitude. L’envoûtement n’est pas si total que Gérard ne conserve un certain pouvoir de réserve d’où l’ironie a cependant disparu momentanément. En effet, à peine les voyageurs sont-ils arrivés qu’ils se laissent subjuguer par ce qui leur est donné à voir : ‘“’ ‘ Le paysage était d’une si surprenante et si singulière beauté que d’un accord tacite nous arrêtâmes nos deux voitures sur le bord du lac, et, longtemps, sans parler, nous demeurâmes absorbés par le spectacle ”’ 304. Pendant un moment, que les rejets et la longueur de la phrase éternisent, les personnages sont donc saisis d’extase. La parole disparaît et fait place à une forme de divination télépathique. Ici, Gérard n’a plus le sentiment de ‘“’ ‘ faire des phrases’ ”. Allan lui-même ne substitue pas encore le discours à la présence immédiate du monde. C’est en effet du seul paysage que vient l’initiative. Sa beauté enveloppe les personnages et les absorbe en elle dans une attitude de stupeur fascinée. Mais même dans ce moment privilégié, la beauté du lieu demeure un spectacle : elle se donne à voir, s’impose à la conscience stupéfaite, plus qu’elle n’est vécue comme une qualité naturelle. La présence au monde s’identifie à la contemplation passive et exaltée du spectateur tournant ses regards vers une scène. C’est alors que Gérard donne la description du château fantastique suspendu au-dessus du temps.
Cette description, déjà analysée plus haut, répète et accentue l’ambivalence de la situation. Tantôt le château apparaît comme un stéréotype incarné, tantôt il devient ‘“’ ‘ l’un de ces ’ ‘haut’ ‘-’ ‘lieux’ ‘, une de ces cimes spectrales qui se lèvent au soleil couchant, (...) dans une lumière d’un autre monde ”’ 305. Le caractère stéréotypé occupe toutefois une place prépondérante dans la description de l’ascension. Les gestes d’Allan montrant ‘“’ ‘ un détail d’architecture’ ”, le registre obligé du lugubre, construisent peu à peu ‘“’ ‘ une bizarre gravure romantique, un de ces couples hagards, qui, dans Gustave Doré, à la lumière de la lune, cheminent inexplicablement comme des somnambules vers un burg aussi vertigineux, aussi inaccessible qu’une montagne magique ”’ 306. Un narrateur romantique s’enchanterait sans arrière-pensée de la coïncidence de l’art et du réel ; il y verrait la manifestation d’une essence naturellement contenue par les êtres et les choses. Le sens de la scène s’infléchit cependant aussitôt. Que voyons-nous à proprement parler ? Une scène authentiquement romantique suscitée par le haut lieu intemporel vers lequel cheminent les personnages ou sa contrefaçon théâtrale qu’Allan sait parfaitement improviser en tirant aussitôt parti des circonstances qui s’offrent à lui ? La référence à la gravure n’a pas ici la même fonction que la notation picturale d’Au château d’Argol. Celle-ci avoue sans doute le caractère préconçu par l’art de l’horizon contemplé par Albert, mais la surdétermination picturale ne contredit pas les suggestions de la scène.
Voulue par l’auteur, assumée comme telle – contrairement à ce que l’ironie de “ L’avis au lecteur ” cherchait à faire croire – la machination poétique d’Au château d’Argol était convaincante car elle s’avérait signifiante et nécessaire. Elle ne se signalait d’ailleurs que dans la notation discrète qui associait l’immobilité stupéfiante de la mer avec une touche de peinture. L’association de la nature à l’art était même attribuée à Albert comme l’une des manifestations de son enthousiasme devant le paysage qu’il observait, et c’étaient en effet les qualités de ce paysage qui lui inspiraient cette comparaison. Il en va autrement dans Un beau ténébreux. L’association esthétique n’est pas tant inspirée par la nature que par une attitude délibérée d’Allan qui fournit ainsi pâture de choix à l’intelligence de ses amis cultivés. Elle ne présente pas un signe mais une simple apparence de signe intéressant la seule mondanité littéraire.
Comme les mondains d’ A la recherche du temps perdu, mais pour d’autres raisons qu’eux, Allan est un ”émetteur de signes ”, selon la belle expression employée par Gilles Deleuze dans Proust et les signes 307. Les signes d’Allan, de même que ceux du baron de Charlus ou de madame Verdurin, n’ont apparemment aucune valeur transcendante, ils se contentent de faire signe. Comme l’écrit en effet Gilles Deleuze, ‘“’ ‘ Le signe mondain ne renvoie pas à quelque chose, il en ’ ‘“’ ‘ tient lieu ”, il prétend valoir pour son sens ”’ 308. Tel est peut-être le sens ultime du drame d’Allan, lorsque repoussant les adjurations finales de Christel, il déclare : ‘“’ ‘ Pour vous aussi. Pour vous surtout. Pour rester digne ”’ 309.
Prisonnier de la logique des signes qu’il finit, certes avec noblesse, par confondre avec un ethos, le beau ténébreux n’a finalement plus d’autre choix que celui d’une mort aussi héroïque qu’absurde, et que ne rachète que la mise en scène suicidaire jouée pour la seule Christel, dans un adieu évoquant les paroles de Jésus au jardin des Oliviers : ‘“’ ‘ Qu’on m’enlève à tous ceux que j’aime. Maintenant, Christel, adieu. Tout est dit – laissez moi ”’ 310. Cet adieu christique, où passe peut-être aussi le souvenir de Socrate dans le Phédon, a beau atteindre une intensité proprement dramatique, il n’en reste pas moins consternant, au regard de son enjeu réel. C’est au point que, malgré l’abandon de toute ironie explicite de la part du narrateur délégué par Gérard, les derniers mots d’Allan masquent difficilement leur caractère de pastiche, sinon pour les oreilles de Christel, du moins celles du lecteur. La formule finale : ‘“’ ‘ Tout est dit ”’ n’avoue-t-elle pas une dernière fois la vanité rhétorique de toute l’entreprise311 ?
Dans la scène du château de Roscaër, Allan pastiche précisément les signes de l’art, les superpose au paysage qu’il s’est choisi comme scène, et fait ainsi surgir un faux Gustave Doré sous les yeux ébahis de ses amis, comme pour mieux graver dans leur mémoire l’image théâtrale et tragique qu’il veut laisser de lui-même. La précision, digne en effet de la gravure, avec laquelle le narrateur file ici la comparaison ne saurait réellement nous convaincre que nous venons de basculer dans un autre monde. Le passage du chemin réel au chemin de l’art signale ici l’entrée d’Allan et de Christel dans le monde de la facticité. Comme l’écrit le narrateur, nous sommes “ dans Gustave Doré ”, en pays de connaissance, et non dans cet autre monde que nous promettait la vision du château dominant le lac. Allan ne révèle pas la face secrète du monde ; il se contente d’exhiber la surface sans nulle épaisseur d’un faux Gustave Doré. La réduction de la mer à un plan en miroir, si différent du bleu profond qui stupéfiait Albert dans Au château d’Argol, ne l’annonçait-elle pas ? On pourrait certes lire dans ce passage comme une prémonition du couple formé par Allan et Dolorès, le soir du bal costumé, mais ici encore, l’effet demeure superficiel, dans la mesure où les deux personnages travestis en “ amants de Montmorency ” se complaisent une fois de plus dans une pose théâtrale, alors que l’ouragan déchaîné d’ Au château d’Argol jouait un véritable rôle prophétique.
Certes, comme l’écrit Jean-Louis Leutrat, ‘“’ ‘ Il faut voir comment Gracq dispose dans le premier tiers (...) d’Un beau ténébreux une scène nocturne qui fait coupure et sur laquelle s’envole, ou s’enlève, la suite du livre ”’ 312. Il est vrai que la scène du château de Roscaër inaugure le voyage spirituel auquel Allan convie ses compagnons, et qu’après cette nuit, plus rien n’ira de soi, sinon la plongée progressive de la fantasmagorie. Mais ce lever de rideau, si travaillé par l’artifice d’escamoteur et par les poses d’Allan, laisse planer le doute sur l’enjeu véritable de toute l’opération. Si enlèvement il y a, celui-ci peut aussi bien coïncider avec une révélation q’un pur subterfuge, selon qu’on incline à se laisser captiver par la mise en scène ou qu’on remarque comme Gérard les effets créés de toute pièce.
Il n’est dès lors guère étonnant que toute la scène suivante ignore le paysage environnant. Plongés dans la nuit, les excursionnistes ne peuvent plus distinguer la vue sans doute illimitée qui s’offrirait sans doute à eux en pleine journée du sommet du château. Gérard note en effet, non sans une certaine ironie discrète, que ‘“’ ‘ Visiblement pour Jacques, il n’y avait rien de spécialement extraordinaire à se trouver ainsi devisant à la lueur des étoiles sur la terrasse d’un vieux château ”’ 313, mais c’est pour constater l’instant suivant qu’une ‘“’ ‘ certaine finesse d’antennes lui fait défaut ”’ 314. Le château n’est par conséquent qu’un instrument, comme un résonateur destiné à magnifier son discours et lui donner la dose nécessaire d’inquiétante étrangeté. Dans cette nuit des hauteurs, la parole retrouvée du beau ténébreux fait surgir d’autres terres fantastiques peu compatibles avec la lumière du plein jour. La présence au monde n’est pas une saisie panoramique de l’étendue, mais une évocation de paysages plus ou moins réels, que la parole projette sur l’écran de la nuit.
Un beau ténébreux, op. cit., p.153-154.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.31.
Un beau ténébreux, op. cit., p.153.
Id., p.154.
Ibid., p.154.
Ibid., p.154. C’est bien en effet de perte de vue qu’il faut ici parler. Allan égare ses compagnons tout en les entraînant sur la ligne de fuite de son aventure dirigée vers le point aveugle de sa mort. De fait, du haut des tours du château l’obscurité sera totale.
Ibid., p.154.
Ibid., p.154.
Ibid., p.155.
Pour ces deux citations, Ibid., p.155.
Gilles Deleuze, Proust et les signes, Puf, Paris, 1964, p.12.
Id., p.13.
Un beau ténébreux, op. cit., p.262.
Id., p.263.
On songe notamment à la célèbre exclamation de Macbeth : “Words, words, words !” qui du moins exprime la vanité du dire et de l’agir sur le mode du tragique.
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit., p.91.
Un beau ténébreux, op. cit., p.156.
Id., p.156.