4) Le motif du pic asiatique : scénographie d’une vision

C’est en effet de paysages qu’il est alors question, de paysages nocturnes appartenant à la catégorie des choses insolites vues en voyage, notamment ‘“’ ‘ d’un pic asiatique qu’il a vu (...) aux Indes, à la lueur de la lune, soudain, du fond d’une vallée ensevelie sous les arbres ”’ 315. L’exotisme du spectacle confirme le sentiment d’artifice théâtral qui prédomine dans toute la scène. Les conditions dans lesquelles a eu lieu la vision de cette montagne ajoute encore à cette impression : un véritable dispositif scénique organise le trajet du regard vers le haut. Allan a dû ‘“’ ‘ rejeter la tête en arrière pour considérer cette altitude effrayante ”’ 316 qui se trouve soudain isolée du monde et devient ainsi une pure abstraction verticale, comme l’indique l’emploi du substantif “ altitude ”. Allan déplace ainsi une qualité relative à la mesure des proportions et des distances et l’applique à la dénomination d’un être physique : le pic devient une altitude, le féminin ajoutant à l’expression une tonalité quelque peu précieuse qui en augmente l’effet. Tout naturellement cette altitude est “ effrayante ” et laisse penser que le pic, coupé de toute attache terrestre, est descendu du ciel. Il est maintenant ‘“’ ‘ une telle ’ ‘chose’ ‘ ”’, c’est-à-dire une réalité innommable qui s’est ‘“’ ‘ à la faveur de la nuit ’ ‘posée’ ‘ – descendue là d’en haut ”’ 317. L’usage des termes indéfinis, les rejets successifs, qui dans un autre contexte auraient sans doute une valeur différente, sonnent ici comme des marques d’afféterie, d’autant plus que rien de décisif ni de bouleversant ne sort de la vision. Nous sommes loin du saisissement de Pascal s’exclamant : ‘“’ ‘ Le silence éternel de ces espaces infinis, m’effraie ”’ ! dont la puissance poétique a été si admirablement commentée par Valéry. C’est dire combien la conscience du monde est chez Allan construite, frappée de facticité et éloignée de la véritable contemplation méditative.

Loin d’aboutir en effet à une stupeur métaphysique qui se fond avec le silence de l’univers, le discours d’Allan ne produit qu’un stéréotype apocalyptique doublé d’une référence à la lecture de Jules Verne. Une fois encore, la littérature envahit donc la réalité et la soutient presque à elle seule. Effectivement, Allan ne se contente pas de comparer le pic asiatique avec le pan de montagne lunaire tombé sur le globe ; mais il identifie le phénomène réel et l’événement imaginaire rapporté par Jules Verne dans Hector Servadac : ‘“’ ‘ C’était cela ”’ 318. Ordinairement, une telle formule signifie que le réel incarne soudain une idée ou un phénomène purement fictifs, de même qu’on déclare trouver un Cézanne dans un paysage ou un type balzacien dans un individu de rencontre. Pourtant, l’expression d’Allan va plus loin : elle attribue implicitement au pic asiatique une réalité proprement fantastique qui dépasse l’ordre naturel du monde. Morceau de montagne tombé du ciel, il manifeste métonymiquement la face d’un autre monde, d’essence sidérale. Simultanément, la formule d’Allan rabat la vision réelle du pic dans l’univers de la plus incroyable fiction, si bien que son contenu peut aussi bien se lire inversement, à l’insu même d’Allan : ‘“’ ‘ Ce n’était que cela, un effet de littérature incarné dans un paysage ’”. Le fait est que nulle vérité, nulle révélation fondamentale, nulle invitation à méditer, ne surgissent de l’anecdote qui ne vaut plus dès lors que pour son étrangeté gratuite.

On pourrait alléguer que cette seule étrangeté justifie pleinement l’anecdote, selon le principe de la surprise surréaliste implicitement reformulé ici dans la devise ‘“’ ‘ Beau comme la rencontre d’un pic asiatique et d’un morceau de lune ”’. Il est d’ailleurs vrai que Christel raconte ensuite un rêve et qu’Allan, reprenant la parole, fait le récit d’une nuit d’enfermement volontaire dans une église déserte. Il est enfin vrai qu’Allan finit par laisser lire en filigrane son projet suicidaire, dans la grande tradition du dandysme funèbre cher à Jacques Vaché. En ce cas, le jeu d’Allan deviendrait le moyen de se préparer à la mort volontaire par un véritable exercice spirituel, en ne parlant que par le moyen détourné de paraboles énigmatiques, apparemment gratuites, entouré de disciples inégalement doués, tel un Christ scandaleux retiré sur son mont des Oliviers. Dès lors qu’on admet cette lecture, tout le réseau d’images tissé autour d’Allan depuis le départ des excursionnistes prend un autre sens : c’est bien la mort que dissimule le plan miroitant de la mer, c’est bien la nuit d’un outre monde inconcevable que vise l’expérience vécue du pic asiatique. Derrière les voiles du stéréotype, Allan se plait à faire jouer sur la surface du monde les symboles obligés d’une destinée fatale : la face de la terre n’est donc pas pour lui auréolée de légende, mais le néant ouvert à l’infini.

C’est en effet presque en ces termes qu’Allan répondra à Gérard l’enjoignant de lui avouer où il le conduit : ‘“’ ‘ nulle part. C’est votre lot. Je vous préviens pourtant que vous tiendrez plus tard cet instant où vous avez cinglé vers le large, comme un navigateur en rut de découverte, pour un moment inspiré et honorable de votre vie ”’ 319 . Détournant implicitement la formule de Breton, Allan ne dit-il pas ici : ‘“’ ‘ c’est l’élan du voyage qui est magnifique ”’  ? L’expérience proposée par Allan ne se mesure donc pas à l’aune de son but, mais de son fait, et de l’ivresse vitale qui en émane. Il ne s’agit point tant de découvrir de nouvelles terres que d’aller vers le large et de trouver dans ce mouvement l’essence à l’état pur de la vraie vie. Selon Allan, l’ailleurs ne se rassemble pas à l’arrière-plan de l’horizon sous la forme d’un nouveau monde, il est le sentiment accru de soi qui se libère de la tension entre la vitesse infinie du découvreur lancé à perdre haleine vers l’inconnu, et le perpétuel report de l’horizon ouvert à vide.

En d’autres termes, l’autre face de la terre n’est pas un rivage, mais l’absence même de tout rivage, devenue promesse. Aller nulle part n’est plus alors - au moins pour un moment, car nous savons que la puissance de ce beau livre est de se subvertir et de se contredire sans cesse – aller nulle part n’est donc plus un échec ou une supercherie, mais l’équivalent certes littéraire et quelque peu mondain d’une sorte d’expérience mystique qui n’est finalement pas sans faire songer aux théologies négatives du Moyen Age.

Le motif du pic asiatique s’éclaire alors autrement qu’il n’y paraissait d’abord. Le signe apocalyptique qu’il propose au regard d’Allan, et par son intermédiaire à Christel et Gérard, ne relève plus seulement de la fantasmagorie pour happy few, mais il dénonce d’avance la vocation fatale d’Allan. Si, comme le dit Allan, il peut y avoir ‘“’ ‘ solution de continuité entre la terre ”’ et ce signe céleste, c’est justement que la face du néant devient momentanément perceptible dans une épiphanie géographique et cosmique. Tout en doutant de sa valeur prophétique le lecteur doit aussi en admettre l’effectivité, selon le double mouvement herméneutique auquel il est désormais familier, et ceci d’autant plus que le motif du pic asiatique appartient aussi à l’imaginaire de l’auteur, comme on le constate dans les Carnets du grand chemin : ‘“’ ‘ Tous les Eden résiduels qu’on imagine et qu’on voudrait visiter encore, au risque d’être déçu, c’est l’Asie qui les recèle. Pour moi, le Hunza ou le Jammu, certaine vallée de l’Himalaya que signale en passant, de manière si apéritive, le récit de l’expédition anglaise à l’Everest. ”’ 320. Le lien secret de ce passage avec la vision d’Allan se précise davantage quelques lignes plus loin : ‘“’ ‘ Tous bassins de montagne clos, ’ ‘vallées heureuses,’ ‘ enclaves tièdes et parfumées, avec les glaciers pour clôture et pour substitut de l’épée flamboyante de l’archange ’”321.

On voit toutefois immédiatement que la rêverie gracquienne suit une pente inverse de celle d’Allan. Tandis que ce dernier raconte le surgissement d’un signe fatal sous la forme d’un pic, Julien Gracq se tient sur le versant édénique du motif asiatique. Les montagnes imaginées protègent des vallées bienheureuses, dans un monde d’avant la chute, ancré dans sa quiétude sensuelle. Elles sont d’ailleurs des bassins qui participent à la fois de l’altitude et des vallées qu’elles englobent. Aux Indes noires d’Allan répond donc une Asie heureuse, et l’épée flamboyante de l’archange n’exprime nulle menace. Les positions respectives de l’auteur et de son personnage se croisent cependant de manière plus étrange. C’est en effet le personnage romanesque qui raconte un voyage en Asie, tandis que son auteur se contente de rêver le sien, si bien que voyage réel et fictif échangent leurs valences en une sorte de jeu infini.

L’écrivain Julien Gracq se représente sur le mode imaginaire des paysages réels que le lecteur peut éventuellement visiter, mais où lui, Julien Gracq sait qu’il ne voyagera sans doute jamais, tandis qu’Allan, personnage de roman rapporte comme réel un épisode particulier d’un voyage aux Indes que son inscription romanesque dans la trame d’Un beau ténébreux révèle évidemment fictif. L’Himalaya de Julien Gracq est-il finalement plus ou moins réel que les Indes d’Allan ? Sommes-nous par exemple certain que les vallées bienheureuses de l’auteur sont plus accessibles au voyageur réel que le pic asiatique d’Allan ? Il est remarquable que le caractère indéfini du pic asiatique soit moins fort que celui de la vallée himalayenne rêvée par l’auteur des Carnets du grand chemin. On observera aussi dans les deux cas la présence d’un arrière-plan littéraire, Jules Verne pour Allan, le récit de l’expédition anglaise à l’Everest pour Julien Gracq.

Notes
315.

Ibid., p.157.

316.

Ibid., p.157.

317.

Ibid., p.157.

318.

Ibid., p.157. Le roman de Jules Verne porte très exactement le titre suivant : Hector Servadac. Voyages et aventures à travers le monde solaire, Hetzel, Paris, 1877.

319.

Ibid., p.210-211.

320.

Carnets du grand chemin,, op. cit., PII, p.966.

321.

Id., p.966.