Conclusion

L’épisode du château de Roscaër révèle le personnage et la quête d’Allan dans toute leur ambiguité insoluble. Certes, le beau ténébreux se sait lancé dans une trajectoire fatale, mais il n’en joue pas moins de ses compagnons et du monde comme d’instruments où se projette une fantasmagorie d’usage fondamentalement narcissique qui fait hésiter quant au sens réel de toute l’entreprise. L’image du pic asiatique en offre un exemple caratéristique, en ce qu’elle montre, lorsqu’on la compare aux fascinations de Julien Gracq lui-même pour certains paysages révélateurs, à la fois une apparition sublime, à la fois un pur artifice issu d’une référence littéraire organisée en matière d’image. L’auteur des Carnets du grand chemin s’abandonne à une rêverie d’immanence tandis que le beau ténébreux envisage le pic asiatique du seul point de vue de la pure transcendance révélée entre ciel et terre. En outre, l’auteur alimente la poésie de sa rêverie sur le plan de l’art pour son bonheur et celui du lecteur, tandis qu’Allan manipule les signes pour mieux captiver les hommes, quoi qu’il en soit finalement de l’expérience authentique ou falsifiée qu’il propose à sa petite cour. Remarquons aussi que la rêverie d’immanence des Carnets du grand chemin vise une face de la terre à jamais transcendante, au moins pour l’écrivain voyageur.

Qu’un ailleurs si absolu puisse ainsi fleurir au coeur du réel laisse apercevoir déjà combien les oeuvres de maturité de Julien Gracq sont étrangères à la littérature régionaliste à laquelle on les cantonne parfois. L’arrière-plan littéraire à l’oeuvre dans ces deux passages révèle enfin l’une des composantes essentielles de l’art poétique de l’auteur. A la différence de son personnage, l’auteur des Carnets du grand chemin n’envisage pas le point d’appui que l’allusion littéraire fournit à sa rêverie, comme le signe d’un artifice, mais bien plutôt comme une occasion de faire résonner plus intensément et plus explicitement le sentiment éprouvé devant un paysage singulier.

Cette possibilité n’appartient donc pas seulement à la conscience cultivée de l’écrivain, mais s’éveille au contact du lieu dont la puissance d’évocation spécifique permet à la référence qui lui correspond de remonter et d’affleurer sous la plume de l’auteur, à la manière des souvenirs bergsoniens sollicités par le vécu en devenir. Alors qu’Allan cherche à ennoblir les impressions que lui procurent le pic asiatique en usant d’une référence à Jules Verne, et sertit l’image toute verbale de la montagne dans un écrin d’érudition, Julien Gracq vit avec le lieu un véritable échange comparable à celui de deux personnalités qui s’inspirent mutuellement. Ni Albert, ni Allan, l’auteur n’est pas plus la marionnette que le metteur en scène du monde, mais plutôt son attentif, relié à lui par un profond réseau d’inclinations électives .