1) Un paysage sous tutelle : tentation d’Henri sur la montagne onirique

Cette contamination intéresse d’abord l’âme d’Henri qu’elle ébranle par le moyen d’un rêve le rêve qu’Henri raconte à Gérard, quelques jours après l’excursion à Roscaër. Ce rêve récurrent est défini par Henri comme ‘“’ ‘ quelque chose d’avertisseur – je n’oserais dire de significatif – quelque chose qui tout à fait inexplicablement me concerne ”’ 322 . Il a pour contenu un paysage montré en vue panoramique et divisé en deux volets. D’un côté, Henri se trouve ‘“’ ‘ sur un haut plateau, une immense surface qui s’étend à perte de vue, avec des herbes hautes, vertes, d’un vert profond, onduleuses comme la mer, et dont les houles uniformes par grandes nappes vont se perdre vers la ligne d’horizon ”’ 323 . On peut sans doute reconnaître ici une transposition onirique du paysage marin aperçu depuis la route de Roscaër. Cette vue illimitée semble confluer vers un certain angle du ciel qui joue le rôle d’attracteur étrange. Henri compare cette impression à l’effet de perspective employé par ‘“’ ‘ les peintres naïfs de soleil couchant ”’ 324 . Il n’est guère étonnant que ce rêve, évidemment suscité par l’influence d’Allan construise une image qui emprunte à l’art, mais sur le mode mineur du “ naïf. Il n’est pas davantage surprenant que l’éventail ‘“’ ‘ de rayons rouges ”’ traduise ‘“’ ‘ l’obsession insolite d’une perspective matérialisée, promue à l’état de fantôme actif, de goule, absorbant, vidant un paysage de sa substance vers un point de fuite tentaculaire comme un champ magnétique ”’ 325 .

Le sentiment associé à cette comparaison picturale correspond à la douloureuse attraction que le beau ténébreux exerce sur les autres personnages, et particulièrement Henri. Le paysage rêvé est en quelque sorte le sien, bien qu’il émane de la conscience troublée d’Henri. C’est une manifestation de son emprise sur le monde et les esprits, qui recompose les données intérieures des paysages, jusqu’au coeur le plus intime de l’être. Enfin, ‘“’ ‘ le vent sur le visage (...) suggère une altitude infinie, quelque chose comme les paramos des Andes, les hautes surfaces du Pamir, et déchaîne une folie de dévorer cette étendue ”’ 326 . Les terres inconnues qu’Henri pressent alors et qui attisent soudain en lui un désir de possession presque érotique, répondent oniriquement au récit du pic asiatique, confirmant ainsi la possession de son esprit par celui d’Allan.

Le deuxième volet du paysage oppose à l’horizon illimité l’image d’un gouffre dont les détails ciselés sont tour à tour comparés ‘“’ ‘ au fond bouleversé d’une carrière de diamants ”’, ‘“’ ‘ à une coupe faite d’un trait de scie dans une termitière’ ”, et finalement ‘“’ ‘ à ces statues de carton articulées des cabinets de sciences naturelles, où l’on détache ici et là la plaque lisse qui figure la peau, et tout à coup apparaît un dédale multicolore de veines, de nerfs, de viscères , inquiétant, malsain comme un grouillement compliqué de fourmis rouges sous une dalle ”’ 327. Un étrange travail de déconstruction affecte le paysage du gouffre, selon une double logique de la révélation et de l’effroi morbide. Henri passe ainsi du trésor brutalement mis à jour, aux images du démembrement et du grouillement cadavérique, par une série de glissements épousant sur le plan du langage la courbe des métamorphoses oniriques.

Ce sentiment domine le rêveur tout au long de cette séquence, tandis qu’il observe ‘“’ ‘ le paysage familier des hommes’ ”, sous la forme d’une campagne et d’une ville montrées dans tous leurs détails, comme si cette vue qu’il déclare mystérieusement émouvante, condensait en elle la beauté des diamants et l’horreur de l’éviscération. L’oeil pénètre en effet ‘“’ ‘ avec une netteté, une acuité, surprenantes, (...) dans les rues mystérieuses de la ville’ ” et montre au rêveur ‘“’ ‘ le climat de six heures du soir, avec un soleil doré sur les pavés gras, humides d’une averse récente, l’éclat de la pierre mouillée, l’agitation joyeuse de la sortie des magasins ”’ 328. Ces images d’une vie heureuse, lointaine, infime également, dans la splendeur d’une lumière quasiment picturale, offrent en effet un véritable trésor visuel menacé dans la mesure où la ville, ‘“’ ‘ si désarmée, si fragile’ ” est ‘“’ ‘ comme tenue dans une serre, au milieu d’un calme fabuleux ”’ 329. Henri a beau ressentir ‘“’ ‘ un immense amour’ ” devant ce spectacle, il en connaît donc dans une intuition affective simultanée comme l’envers spectral. Le sens de cette vision complexe s’éclaircit partiellement lorsqu’on prête attention à l’image que le rêveur associe à sa situation. Il se sent en effet ‘“’ ‘ seul, à guetter cette ville de cette cime invisible, comme un aigle planeur, comme un dieu ravi par le démon sur la crête d’une montagne ”’. La référence évangélique n’est évidemment pas indifférente.

Dans la scène de la Tentation, le diable emporte en effet le Christ sur une montagne ” fort haute, lui montre tous les règnes du monde et leur gloire et lui dit : ‘“’ ‘ Je te donnerai tout cela si tu tombes prosterné devant moi’ ”330. Aigle et Christ tenté, Henri assume donc deux identités contradictoires. L’une, non sans relation avec l’imagerie nietzschéenne de l’altitude et de la libre puissance, est celle du rapace, l’autre assigne à Henri le rôle d’un Christ plein de compassion et de miséricorde. Le lecteur n’a guère de mal à deviner le nom du démon qui tourmente ici le rêveur. Tout se passe donc comme si le regard d’Henri était dirigé de force par un autre regard, celui d’Allan, et que ces deux visions mélangent ici leur tonalité affective. Le paysage est à la fois montré du point de vue d’une conscience surhumaine qui voit les secrets de la vie et de la mort par-delà les apparences sensibles de la vie familière, et du point de vue d’une conscience miséricordieuse qu’un sentiment inexplicable d’amour envahit devant ce spectacle.

Dans ce rêve, Henri lutte entre son amour à peine refoulé pour Allan, sa tendresse spontanée envers la vie ordinaire et la tentation d’une soumission à l’esprit mortifère du beau ténébreux. L’amour qu’il éprouve de toute évidence pour Allan se distingue en effet de la tentation en laquelle le beau ténébreux l’induit simultanément, comme le prouve assez bien sa fugue à la fin du livre.

Ne pouvant en effet supporter l’inéluctable suicide d’Allan, il s’enfuit de Kérantec et entreprend une longue course en automobile sur les falaises désertes qui dominent la mer. Placé à cet instant, non dans la situation du Christ, mais dans celle d’un saint Jean qui ne pourrait assister à la Passion, Henri se soustrait à la tentation de cautionner le sacrifice final sans le renier, bien que son geste tienne à la fois de la trahison de Judas et du reniement de Saint Pierre. Sa longue course en automobile est d’ailleurs comme l’incarnation de son rêve. Les mêmes images de gouffre, d’étrangeté et de vie familière reparaissent subitement, mais cette fois-ci dans la substance d’une succession de paysages réels : le rebord de la falaise, la paix mystérieuse des étendues vides, le village de pêcheurs auquel il parvient finalement. La coïncidence entre ce parcours et le rêve initial est d’autant plus grande que les mêmes impressions violentes s’y manifestent.

C’est d’abord la tentation au bord de la falaise : ‘“’ ‘Une torpeur montait de ce gouffre, le fascinait. Les mains glacées agrippées au roc, les jambes molles, il sentait sa tête s’emplir de ténèbres tournoyantes, de rafales noires’ ”331. C’est ensuite la prise de conscience d’une sérénité fascinante qui monte de la nature : ‘“’ ‘ Une paix mystérieuse montait maintenant sur la mer presque immobile. Du côté de la terre, très loin, un chien aboya, si rassurant, si calme ”’ 332. Mais au lieu du sentiment d’amour ineffable qui dominait finalement la vision du rêve, Henri éprouve en pénétrant dans un bar un sentiment d’abandon et de déréliction complète : ‘“’ ‘ Comment (...) demander où je me trouve ? C’est ma perte, se répétait-il stupidement ”’ 333.

Le lien à distance de ces deux scènes permet de mieux saisir encore le sens du rêve d’Henri. Le paysage lui révèle en effet une double face, selon qu’il emprunte les yeux aiguisés d’Allan le tentateur ou ceux du Christ miséricordieux. Cette double vision n’étonne guère si l’on se souvient qu’Allan est lui-même implicitement associé au Christ dans la scène du château de Roscaër, et si l’on note qu’il l’est une seconde fois, explicitement, peu avant son suicide, quand Jacques étendu entre les bras d’Irène, dans une chambre voisine s’éveille soudain au milieu de la nuit : ‘“’ ‘ J’ai dormi ! pensa-t-il bizarrement, le coeur serré, comme s’il eût déserté quelque veille héroïque – laissé passer l’heure, enchanté comme par la torpeur triste du jardin des Oliviers ”’ 334.

Dans le songe d’Henri toutefois, Allan cesse d’être le Christ, si bien que le paysage dévoilé reflète la division fondamentale qui tourmente l’esprit du rêveur. C’est pourquoi le monde familier qui s’y révèle est à la fois bouleversant, joyeux, menacé et travaillé de l’intérieur par des forces de mort que manifestent les images effrayantes des écorchés anatomiques et des fourmis rouges grouillant sous une dalle renversée. Dans une certaine mesure, Allan ne donne jamais à voir sur l’écran fantasmatique du monde, qu’il s’agisse du paysage recréé par la mise en scène nocturne de l’équipée de Roscaër ou de la vue panoramique rêvée par Henri, que la projection de sa propre tentation et de son propre destin. Mais ces figures, cryptées et déformées par le narcissisme parodique du beau ténébreux ne se laissent pas lire à visage découvert. Or c’est bien une fois encore de visage qu’il s’agit ici. Tout se passe bien comme si Allan ne pouvait faire face à la perspective de sa propre mort que par la double médiation des mises en fiction du monde et du pouvoir de suggestion qu’il exerce avec plus ou moins d’intensité sur le petit groupe des disciples, des sceptiques et des opposants déclarés comme Irène.

On peut dire qu’il force les autres à voir ce qui le regarde, au sens hubermanien du terme. Derrière le voile des récits, des images et des songes, ne se dissimule que la mort, et plus encore que l’acte suicidaire par lequel advient le mourir, le rien dont Allan déclare solennellement à Gérard qu’il est le seul véritable point focal du voyage. En ce sens, la contamination des paysages projette, elle aussi, des auras, qui, à la différence de celles qui apparaissent dans Au château d’Argol, sont l’oeuvre d’une volonté délibérée travaillant la matière du monde et celle des âmes sur le mode d’une facticité tragique. Dès lors, les lieux et les êtres deviennent des opérateurs qui permettent au drame d’Allan de s’incarner progressivement sous les formes chiffrées d’une série de stations qui prennent d’abord la forme d’un simple jeu de fantasmagorie érudite, pour devenir bientôt des défis angoissants, des parodies grimaçantes, à l’instar du bal masqué, pour tardivement conduire à la nuit suicidaire des dernières pages.

Allan est donc bien un émetteur de signes, mais la mondanité superficielle qui domine dans l’expédition de Roscaër, se métamorphose bientôt. En contaminant les rêves de ses comparses, Le beau ténébreux devient le metteur en scène de sa propre herméneutique ; il sécrète des signes de l’art, qui, pour être chargés d’intensité dramatique, comme dans le songe d’Henri , n’en restent pas moins des artifices, ceux justement de la vie onirique qui se révèle simultanément comme vérité et comme mensonge. Cependant, cette contamination en chaîne ne s’effectue pas sur le même plan, selon que l’âme touchée s’avère plus faible, ou au contraire plus autonome.

Notes
322.

Un beau ténébreux, op. cit., p.171.

323.

Id., p.171. Une nouvelle fois, la révélation s’effectue “à perte de vue”, donnant à la relation du regardeur et du paysage une signification seconde étrange.L’image de la perte de vue renvoie aussi, sans doute, à l’idée de perte de soi, et de son intégrité, de même que dans le cas d’Henri, elle signifie secrètement une tentation que la fuite finale de ce personnage manifestera de façon douloureuse.

324.

Ibid., p.172.

325.

Ibid., p.172.

326.

Ibid., p.172.

327.

Pour ces trois citations, Ibid., p.172.

328.

Pour ces deux citations, Ibid., p.173.

329.

Pour ces deux citations, Ibid., p.173. Comme l’écrit François Van Leare “ Henri (...) ne s’autorise à guetter qu’en songe ”, et c’est pourquoi sa vision onirique trouve par la suite un écho dans la fuite et non l’accompagnement d’Allan dans la mort ou la veillée funèbre. Voir François Van Leare, Le guetteur en posture d’éveil, Cahier de l’Herne Julien Gracq, op. cit., p.268.

330.

Evangile selon Saint Mathieu, IV, 8,9.

331.

Un beau ténébreux, op. cit., p.250.

332.

Id., p.251.

333.

Ibid., p.252.

334.

Ibid., p.254.