L’écriture de Liberté grande est pour l’essentiel contemporaine de la rédaction d’Un beau ténébreux. Certains des textes majeurs de ce nouveau livre, comme par exemple La Sieste en Flandre hollandaise, sont cependant postérieurs à la parution du Beau ténébreux et annoncent à certains égards l’écriture de Lettrines. Un premier caractère commun définit les textes réunis dans Liberté grande. Contrairement aux fragments épars regroupés dans Lettrines, ils se présentent ouvertement comme des poèmes en prose, fortement marqués par le Surréalisme. Certes, cette soudaine apparition de la poésie ne signifie nullement un renoncement au roman. Comme le rappelle Bernhild Boie dans la notice de Liberté grande, Julien Gracq explique lui-même ce choix ‘“’ ‘ par le plaisir immédiat, fulgurant, sûr de ses effets, que procure l’écriture de la poésie’ ”381. Bernhild Boie ajoute encore que ‘“’ ‘ le travail poétique s’offre à lui comme une récréation créatrice ’”. Julien Gracq a en effet toujours déclaré que l’écriture romanesque est pour lui incertaine et laborieuse, dans la mesure où elle doit s’accomplir dans la longue durée. Le poème en prose a donc cet avantage de libérer brusquement l’énergie créatrice et de l’actualiser rapidement dans une forme achevée.
Bernhild Boie remarque également que l’écriture poétique très singulière de ce recueil permet à son auteur, bien mieux que le roman, ‘“’ ‘ de se mettre à l’écoute de son propre imaginaire’ ”. Une deuxième série de raisons peut encore éclairer le choix du genre poétique, au moment précis où Julien Gracq commence à rédiger les premiers textes de son futur recueil. Rentré de captivité au début de mars 1941, redevenu professeur au lycée d’Amiens à la rentrée de la même année, alors que la moitié de l’Europe est occupée et que la guerre n’est pas encore entrée dans sa seconde phase, l’auteur d’Au château d’Argol écrit dès octobre, Pour galvaniser l’urbanisme qu’il publie dans le numéro 25 de la revue Confluences, en 1943. Dans ce moment en effet, l’espoir d’une victoire finale sur le nazisme est encore lointain et incertain, bien que Julien Gracq ait souvent dit n’avoir jamais douté de cette heureuse issue. La poésie violente et fulgurante des premiers textes de Liberté grande semble répondre à la situation du présent, sur un mode résolument surréaliste. Contrairement à d’autres, tels Eluard et Aragon, Julien Gracq n’oppose pas aux drames de son époque une poésie militante et patriotique, mais engage le combat d’une écriture souverainement libre, énigmatique, raffinée, parfois très délibérément hautaine et entièrement mise au service d’un imaginaire particulièrement complexe.
Notice de Liberté grande, PI, p.1210.