Les paysages de Liberté grande ne sont pas des paysages réels envisagés tels qu’en eux-mêmes, mais des constructions poétiques où circule librement l’imaginaire actif de leur auteur. On pourrait objecter que toute la seconde partie du recueil, significativement intitulée La Terre Habitable ainsi que La Sieste en Flandre hollandaise démentent cette affirmation.
C’est oublier que cette partie du recueil n’a pas été rédigée au même moment que la première. La première édition de Liberté grande, en 1946, ne comprend que les poèmes des années de guerre, de Pour galvaniser l’urbanisme à La vallée de Josaphat. Les poèmes composant La Terre habitable, et le long texte de La Sieste en Flandre hollandaise, n’apparaissent que dans l’édition de 1958. Enfin, l’édition de 1969 ajoute au recueil un dernier texte intitulé Aubrac. Tous les textes postérieurs à l’édition initiale relèvent chronologiquement et esthétiquement d’une autre conception de l’écriture et de l’expérience du monde dont elle permet de rendre compte. La Terre habitable est à elle seule un programme qui oppose la réalité d’un monde immanent aux espaces et aux pays fantasmagoriques des premiers poèmes.
Avec le recueil de 1946, nous sommes encore sur les rivages du rêve, même si se manifeste aussi souvent l’expérience d’une troublante immédiateté, prenant parfois la forme d’une véritable expérience métaphysique et cosmique, lorsque le mouvement de la terre fait soudain l’objet de perceptions visionnaires. C’est dire que la pluralité des mondes imaginaires de Liberté grande, n’exclut jamais totalement la présence au monde concret, celui des géographes et des promeneurs. L’extrême précision des références toponymiques et géophysiques qui apparaissent dans certains poèmes le montre assez. Même si, les noms Transbaïkalie, Sélenga, Noni et Karoulen mentionnés dans le poème intitulé Transbaïkalie valent d’abord pour leurs qualités musicales, ils ne désignent pas moins des réalités géographiques, et renvoient indirectement le lecteur aux confins de la Mandchourie et de la Mongolie. On voit combien Philippe Berthier a raison de souligner l’importance du langage dans l’entreprise de dépaysement et de recréation du monde qu’est la poésie, lorsqu’il écrit par exemple : ‘“’ ‘ La relation de Gracq à la langue est, de ce point de vue, essentiellement d’ordre poétique, puisqu’il se trouve devant le corps verbal comme le Chinois devant le corps désiré, avec sa ’ ‘“’ ‘ patiente et lente science médicale’ ”457. Il s’agit bien d’appréhender le monde avec tact et de le saisir dans un usage renouvellé du verbe, non tant pour faire image, comme le souligne Philippe Berthier, mais parvenir, au travers des réseaux d’images mégnétisées, à ressaisir l’énigme pure de l’être-au-monde : ‘“’ ‘ A l’intérieur de cette zone mouvante, tout est possible, des plus subtiles déstabilisations jusqu’aux échappées les plus délirantes’ ”458.
Ainsi, et de façon apparemment paradoxale, la terre onirique de Liberté grande nous ramène souvent, par le relais des images et des associations imaginaires, à l’expérience immédiate du monde, telle que chacun d’entre nous peut la vivre. Les poèmes apparemment les plus détachés de toute vraisemblance descriptive ou allusive finissent par communiquer un plus grand sentiment d’évidence que les décors d’Au château d’Argol ou d’Un beau ténébreux. Nous vivons et expérimentons les paysages légendaires d’Argol comme le milieu naturellement conducteur d’une atmosphère et d’un drame. La Bretagne hallucinée du Beau ténébreux fascine, elle semble portée à ce point d’incandescence où un paysage finit par révéler des signes, mais nous ne pouvons oublier jusqu’à la fin que cette dramaturgie de l’espace est ambiguë, à la limite de l’imposture ou de l’envoûtement maléfique. Les paysages d’Argol et de Kerantec ne sont jamais libres. Placés sous le double contrôle de l’écrivain et du héros, ils ne peuvent laisser monter et se déployer leur présence à l’état pur. Si les poèmes de Liberté grande y parviennent en dépit du gouvernement de l’imaginaire qui s’exerce sur eux, ils le doivent peut-être en partie au genre lui-même.
Même s’ils prennent parfois la forme de courts récits, ces textes en prose échappent au destin de l’écriture romanesque vouée à la conduite d’une intrigue dans la longue durée de la composition narrative. Julien Gracq en a conscience lorsqu’il note dans En lisant en écrivant : ‘“’ ‘ Un roman qu’on entreprend d’écrire, quelque extrême liberté de traitement qu’on se propose d’y apporter, ne se comporte aucunement comme un sujet de poème, qui n’existe, lui, que totalement intérimaire dans l’attente de métamorphoses successives, et dont la ductilité, la docilité au travail du langage, à l’aventure verbale, reste sans limites’ ”459. En outre, le poème est ici toujours fondé sur un certain pouvoir du langage à susciter et traverser au fur et à mesure des paysages qu’il déploie successivement. Seule substance où cristallise d’instant en instant le parcours fulgurant des mots, le paysage est à la fois sillage, point limite, opérateur de transformations et de passages incessants. C’est en lui et par lui que s’accomplissent les métamorphoses de l’écriture, car il devient un milieu conducteur d’images. Il n’est donc pas étonnant qu’il occupe une place fondamentale dans Liberté grande. Ainsi, les paysages-visions de ce recueil sont–ils sans cesse des territoires d’absolus poétiques où monte déjà, mystérieusement, troublée par les champs magnétiques de l’imaginaire, la face étrange du monde.
Philippe Berthier, Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, op. cit., p.121.
Id., p.121.
En lisant en écrivant, op. cit., PII, p.653.