Conclusion de la première partie

La question de la présence au monde, telle qu’elle apparaît et se développe initialement dans l’oeuvre de jeunesse de Julien Gracq, contient certes en germe bien des motifs qui seront déployés par la suite dans les grands livres de la maturité et de la vieillesse de l’écrivain. Son traitement ne propose pas moins une forme spécifique qui se décline selon des modes singuliers dans Au château d’Argol, Un beau ténébreux, Liberté grande, tout au moins la première partie de ce recueil. La conscience se révèle moins contemplative qu’elle ne fait face à des univers surdéterminés par des logiques narratives, théâtrales et poétiques qui la dirigent presque aveuglément ou expriment au contraire sa volonté, que celle-ci procède d’une puissance ambivalente de projection fantasmagorique, comme dans Un beau ténébreux, ou se fasse l’organisatrice d’un univers autonome, détaché du réel, ou recomposé poétiquement, selon les seules lois de l’imaginaire, dans un corps d’écriture.

Cette première approche de l’être-au-monde correspond à la période dans laquelle l’oeuvre de Julien Gracq est spontanément la plus proche des formes de sensibilité propres aux surréalistes. Elle manifeste en effet une souveraine capacité de transgression du réel tel que la littérature française le concevait encore avant Le premier manifeste du Surréalisme. Certes, Julien Gracq ne rejettera jamais l’enracinement par lui maintenu vivant avec le courant majeur qui a marqué sa première jeunesse, comme la publication en 1948 de son André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, le prouve assez.

Cette époque initiale consacre un rapport avec le monde, dont, sauf exception, la question de l’Histoire demeure absente. Seul l’imaginaire trouve ici à s’exprimer ; il maintient le monde hors de tout contact direct avec cette autre face de l’existence qu’est la conscience d’être saisi dans un espace-temps collectif où l’individu, qu’il le veuille ou non, n’est pas l’auteur intemporel de sa propre courbe de vie. Pourtant, cette position de l’écrivain et de ses personnages devant le monde exprime déjà, sous une forme particulière, une certaine attention, une certaine réponse à l’Histoire. Cette vigilance et cette réponse prennent sans doute la forme du mythe et de ses reconversions parodiques, déjouant ainsi les voies obligées du réalisme soucieux de dépeindre et d’analyser l’écume de l’Histoire au moment de son devenir. Or, comme le note justement Michel Murat, ‘“’ ‘ On a pu penser de bonne foi que le recours au mythe pouvait soustraire à l’Histoire, au lieu d’apparaître lui-même comme une réponse à celle-ci, une démarche située et datée’ ”460. Michel Murat poursuit en évoquant les contradictions d’une époque qui ont très certainement profondément marqué Julien Gracq, alors placé entre les deux pôles du Surréalisme et de l’engagement auprès du parti communiste. Il faut ajouter que la sensibilité de Julien Gracq, ses relations avec André Breton, mais aussi son propre rapport savant avec l’Histoire, le conduisent sans doute à garder des distances secrètement critiques envers le devenir collectif.

Par ailleurs, comme le souligne encore Michel Murat, ‘“’ ‘ On aurait tort de penser que Gracq est indifférent à l’action collective et aux enjeux sociaux de l’acte littéraire ; mais les deux voies qui s’offrent à lui aboutissent chacune dans son ordre à une impasse, sans autre solution qu’une fiction qui va bientôt tenir le devant de la scène et que Gracq pour sa part refuse : le rôle d’ ’ ‘“’ ‘ intellectuel de gauche ”. Contre cette fiction, Gracq choisit d’assumer ce qu’il appelle la ’ ‘“’ ‘ vérité de songe ” - c’est-à-dire le roman ”’ 461. C’est en effet sans jamais adhérer au mouvement surréaliste, tout en s’écartant progressivement de son militantisme initial puis en rompant définitivement avec le parti communiste au moment de l’annonce du pacte germano-soviétique, que le jeune Julien Gracq conçoit et publie ses trois premières oeuvres.

Cette situation à l’intérieur du devenir des lettres et de l’expérience socio-politique, permet d’éclairer a posteriori les singuliers dispositifs des oeuvres de jeunesse et de mieux saisir les raisons qui conduisent leur auteur à projeter des mondes de la machination et de l’artifice, que celui-ci prenne la forme ambiguë que lui donne Allan, ou qu’il exprime au contraire la liberté toute puissante du poète opposant des territoires fabuleux au réel étranglé par la guerre qui ravage l’Europe. Il n’en reste pas moins que cette première pente de l’oeuvre de Julien Gracq libère aussi à l’état brut, avec une rare violence, une individualité poétique pour laquelle la question du lien avec le monde est d’emblée essentielle.

L’expérience de la deuxième guerre mondiale ne détruit pas cette individualité ; elle la conforte au contraire et la réoriente de manière inattendue, à travers une succession d’oeuvres et de positions théoriques qui ne cesseront plus de faire place à l’Histoire, littéraire, politique et sociale, fut-ce pour entretenir avec elle un rapport qu’on pourrait qualifier en employant la formule de Michel Murat : ‘“’ ‘ Le déserteur de l’avant-garde ”’, dans toute sa signification complexe. Ce lien avec l’Histoire est aussi de manière paradoxale une quête de l’immanence.

Notes
460.

Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.137.

461.

Id., p.138.