Deuxième partie : La conscience historique ou l’immanence troublée

Chapitre un : Les malentendus de la conscience historique

Introduction

Julien Gracq est aujourd’hui nonagénaire. Né en 1910, il est donc des très rares contemporains majeurs à avoir traversé le siècle, connu les bouillonnements esthétiques, politiques et sociaux de l’entre deux guerres, senti monter le péril fasciste et nazi, participé en qualité d’acteur lucide et stupéfié à la débâcle de juin 40, fait partie des prisonniers de guerre déportés en Allemagne, vécu plus tard l’étrange glacis des années de reconstruction, l’agitation des années soixante et la lente coulée des temps présents vers l’estuaire des années 2000. Il n’y a guère aujourd’hui, parmi les écrivains français que Claude Simon à avoir suivi ce sillage temporel de bruit et de fureur avec une vigilance et une indépendance d’esprit aussi constantes.

Ce seul fait suffirait à justifier une méditation du lien de Julien Gracq avec l’Histoire. Mais en l’espèce, cet écrivain si singulier se signale par un autre trait qui le distingue des nombreux auteurs, et non les moindres, qui ont traversé tout ou partie le vingtième siècle pour y jouer éventuellement un rôle, partisan puis officiel, comme Malraux, critique et rebelle comme Sartre, pour ne citer que deux figures de ce que fut l’engagement des intellectuels de haut niveau entre les années trente et la fin des années soixante-dix. Avant même de devenir Julien Gracq par la publication de sa première oeuvre, Au château d’Argol, en 1939, celui qui se nomme encore Louis Poirier, a entrepris à l’Ecole Normale Supérieure, des études de géographie qui le conduiront en 1934 à passer et réussir en cinquième place l’ancienne double agrégation d’histoire et de géographie, puis, s’étant libéré de ses obligations militaires, à entrer au lycée de Nantes en octobre 1935.