1) Contradictions de l’engagement et de l’écriture

Nous voici donc en présence d’un homme qui, de son propre aveu, n’avait jamais songé à entreprendre une carrière littéraire, avant que subitement, il entreprenne à vingt-sept ans la rédaction d’Au château d’Argol – ‘“’ ‘ une heure avant de commencer, je n’y songeais pas’ ” dira-t-il sans emphase ni coquetterie, quelques cinquante ans plus tard dans une interview accordée au Magazine Littéraire – mais qui, entretient donc avec la matière de l’Histoire une relation d’intimité spéculative d’autant plus subtile qu’elle n’est à la racine jamais coupée du substrat géographique, c’est-à-dire avant tout physique et humain qui est l’un des terreaux secrets des grands dynamismes historiques. Il en naîtra par exemple plus tard une poétique puis une détermination théorique de ce que Julien Gracq nommera le ‘“’ ‘ paysage histoire ”.’

Pour autant, la place de la matière historique n’est jamais dans l’oeuvre de Julien Gracq celle d’une discipline d’érudition reversée dans un corps d’écriture romanesque, pas plus qu’elle n’incarne les prises de position d’un quelconque militantisme, à l’instar d’un Aragon. Bien que Louis Poirier ait lui-même appartenu au parti communiste, sans doute en réaction à la montée du national-socialisme, et par sympathie active envers le Front Populaire – participant notamment aux réunions de propagande électorale, participant dès l’année suivante à des réunions de section et s’illustrant dans son lycée comme seul gréviste d’un mouvement illégal en novembre 1938 – sa lucidité corrosive et sa farouche indépendance l’ont rapidement conduit à prendre des distances qui deviendront définitives après la signature du pacte germano-soviétique. Dès ses années militantes, Julien Gracq prend en effet conscience de la brutale contradiction qui oppose l’exigence littéraire et l’idéologie esthétique du “ réalisme socialiste ”. Comme André Breton, il ne tarde pas à percevoir le danger normatif de cette idéologie et s’en écarte sans crise de conscience particulière.

Il serait vain de vouloir se livrer à la psychologie ou la sociologie d’une telle relation à la problématique de l’engagement et de la lecture du rapport à l’Histoire. D’aucuns ne manqueraient pas d’en rechercher l’explication dans les appartenances successives au milieu familial et aux institutions telle que l’Ecole Normale Supérieure. Julien Gracq n’est pas le seul écrivain de sa génération, issu de la petite ou moyenne bourgeoisie à avoir franchi les portes de la rue d’Ulm et identifié pour un temps la réponse aux crises et aux périls des années trente avec un engagement politique marqué à gauche. Le fait est que contrairement à d’autres, sa capacité à prendre des distances et à conserver une autonomie indéfectible, dans le moment même où son engagement est le plus actif, demeure intact, comme en témoigne notamment un passage des Carnets du grand chemin, dans lequel l’auteur revient sur ses années de militantisme. Gracq y mentionne avec sympathie le souvenir de ses camarades sud-finistériens et la religiosité naïve de leur adhésion au Parti : ‘“’ ‘ Le communisme des hommes était le double du catholicisme des femmes : fétichisme sentimental violent, gris-gris, sautes de vent de la Providence, dévotions brutales et capricieuses du péril en mer ”’ 462. Le lecteur raffiné et précoce d’Edgar Poe et de Stendhal, ne dédaigne nullement ceux dont il a vite cessé de partager la foi politique : ‘“’ ‘ J’aimais ces hommes rugueux, ennemis de la nuance et qui se donnaient d’un seul coup ; leur univers était manichéen et pur, de couleurs tranchées’ ”463.

Dès lors, comment comprendre que Julien Gracq n’ait pas, comme tant d’autres intellectuels et enseignants de haute qualité, cédé au sentiment enveloppant de la fraternité et soumis son oeuvre naissante à quelque impératif d’évocation sociale, ou quelque devoir de prendre en compte sur le terrain de la fiction les soucis du temps présent ? Un élément de réponse peut être fourni par la suite de cette évocation des années militantes : ‘“’ ‘ Quelquefois, le dimanche, quand j’étais libéré des ’ ‘“’ ‘ tâches du parti ”, je retournais pour mon seul plaisir dans un de ces petits ports. Quand je débarquais du car, le remue-ménage des lourdes silhouettes, bâchées de bleu et de rose saumon, faisait penser à une colonie de naufragés placides guettant vers le large des secours. (...) derrière les maisons de la grand’rue, où l’herbe commençait tout de suite après les jardinets dérisoires, plus rien que le claquement furieux, échevelé des lessives dans le vent de mer. Le voile bas des grains se déchirait et l’éclaircie déplissait son mouchoir bleu. (...) Quand je revenais à la nuit tombante vers Quimper, il me semblait vraiment que je quittais un domaine du Couchant, une lisière qui tournait le dos au continent et restait attentive à d’autres soleils, pareille à une femme accoudée au balcon qu’on regarde de dos du fond de la chambre obscure ”’ 464.

Tout est déjà présent dans le libre jeu des sentiments et des sensations de ces promenades ; tout est déjà donné dans l’immédiateté subjective, de ce qui prendra bientôt corps dans le premier livre et se maintiendra tout au long de l’oeuvre. Le seul fait de revenir, comme un léger fantôme aux yeux paisibles et attentifs, sur les lieux de l’action militante, dans une disposition de vacance contemplative qui n’a besoin pour s’accomplir d’aucun débat intime, mais prend la forme d’une évidente nécessité, montre à quel point, la lucidité de Julien Gracq et sa réserve envers tout embrigadement de la littérature, procède d’un mode spontané de l’être-au-monde, tout entier poétique, c’est-à-dire sensible à ce qui dans le lien de l’homme avec lui-même et ce qui l’entoure physiquement de toute part, est irréductible au jeu des déterminations sociologiques.

Comme André Breton, mais par tempérament plutôt qu’allégeance à la doctrine surréaliste, Julien Gracq perçoit intuitivement l’évidence d’une autre dimension de la condition humaine où l’ailleurs et l’immanence tissent subtilement le réseau dialectique d’une conscience fascinée par le simple état d’être. Si le Premier Manifeste du Surréalisme théorise la nécessité de penser l’homme autrement que selon les critères de la raison positive, qu’elle soit scientifique, esthétique, spéculative, sociale ou politique, Julien Gracq qui n’est à ce moment que Louis Poirier, professeur de lycée, en expérimente à l’état pur la sauvage et roborative évidence.

Dans ce passage, les marins sont saisis, non dans l’action de leur labeur, mais le désoeuvrement où se révèle moins l’état d’ennui du travailleur ayant accompli sa tâche, qu’une forme, certes toute immédiate de vigilance, d’inquiétude et d’attraction mystérieuse vers le monde, comme un équivalent de ce que Martin Heidegger nomme dans Zein und Zeit le mode affectif de l’interrogation métaphysique, cette espèce de sourd et troublant malaise à la limite entre déshérence et émerveillement, qui fait de tout sujet, dès que son regard redevient contemplatif, un être des lisières, un naufragé extatique – l’extase ne prenant pas nécessairement la forme d’un bouleversement euphorique – ou pour utiliser encore la langue de Heidegger, ‘“’ ‘ jeté au monde ”.’

Il est caractéristique que dans ce passage initialement voué à l’évocation des années militantes, la part sociale et engagée des existences laborieuses celles des marins communistes et du professeur exécutant pendant ses heures de loisir les“ tâches du parti ” cède la place à une humanité inoccupée, guettant à vide l’horizon du large, puis aux seules forces élémentaires, violentes et crues, aboutissant à l’embellie qui recolore tout le paysage. Si l’homme est sujet historique aux situations sans cesse renouvelées par les formes de la vie sociale, il est aussi cette vigilance intemporelle qu’effare et mobilise sur place l’éclat du monde, cette présence évasive qui n’appartient à aucune condition artificielle mais signifie à l’état le plus brut l’énigme d’exister.

Notes
462.

Carnets du grand chemin, PII, op. cit., p.

463.

Id., p.

464.

Ibid., p.