Chapitre deux : Plongées contradictoires dans la matière de l’Histoire

Introduction

La matière de l’Histoire se manifeste de manière privilégiée à travers l’événement de la guerre qui en est l’épiphanie violente. Pour autant, la guerre n’est pas envisagée du point de vue épique ou social, mais à travers la mise en tension réciproque du paysage et de la conscience alertée. Julien Gracq ne cherche pas à peindre une geste héroïque comme le Malraux de L’Espoir ; il ne se livre pas davantage à une généalogie de la catastrophe à travers les mouvements et les métamorphoses de la matière humaine, comme Claude Simon dans La Route des Flandres, bien que, comme on le verra, les deux écrivains inscrivent également, mais de manière fort différente, le déploiement du fait guerrier en contrepoint avec les puissances naturelles. La guerre n’est pas davantage une expérience de l’engagement et d’un accomplissement de l’individu par l’aventure collective où il assume une responsabilité politique le libérant de la contingence comme dans Les Chemins de la liberté de Sartre. Elle est encore moins le lieu d’une révélation éthique et métaphysique débouchant sur une esthétique aristocratique comme dans Orages d’acier.

D’une manière générale, la guerre n’est en effet dans l’oeuvre de Julien Gracq que cette pointe dramatique en laquelle viennent cristalliser les puissances obscures de l’Histoire d’une manière toute impersonnelle, par l’intermédiaire ou devant une subjectivité qui ne voit pas en elle une occasion mais une conséquence ou un arrière-plan. Ainsi, comme le note N. Nodille : ‘“’ ‘ il existe une analogie frappante entre la ’ ‘“’ ‘ drôle de guerre ” et le pourrissement d’un conflit déjà déclaré entre le Farghestan et Orsenna ; dans l’un et l’autre cas, il s’agit du récit d’une attente ’ ‘“’ ‘  de la guerre, peut-être de la mort ”, et les mêmes notations d’absence de l’action sont communes aux deux récits : ’ ‘“’ ‘ Ils ne se passait rien ”, se disent et nous disent Aldo et Grange’ ”486. Si les deux personnages centraux du Rivage des Syrtes et du Balcon en forêt attendent en effet, l’un avec exaltation, l’autre avec angoisse, il n’en est pas moins vrai que leur attente n’est pas pure contemplation mais également action, ouverture au sein de leur subjectivité d’une conscience nouvelle, fébrile et fascinée, qui ne doit rien ni aux motifs politiques ordinaires du patriotisme et de l’héroïsme, ni à ceux, philosophiques et esthétiques, d’une quelconque éthique formatrice de l’être pour autrui ou du destin guerrier. C’est que la guerre n’apparaît jamais que de manière indirecte dans sa précipitation d’événements collectifs : “ Elle n’apparaît qu’en perspective dans Le Rivage des Syrtes, et la seule évocation qui en soit faite constitue l’événement ultime du devenir. (...) la guerre s’inscrit dans la durée d’Un balcon en forêt, elle est présence et informe ”487

Cette position étrange de l’événement guerrier, comme un horizon se manifeste aussi de façon particulièrement stylisée dans Le roi Cophetua, où la proximité de la bataille devient la basse profonde d’une autre aventure, un drame triangulaire détaché, comme une frise peinte sur le fond sombre d’une urne, des événements militaires qui en conditionnent le processus. Dans La Route, la guerre est à la fois point focal et milieu absent d’une pérégrination étrange, prenant la forme d’une plongée dans une matière historique et géographique en décomposition. Les passages de Lettrines et des Carnets du grand chemin, dans lesquels Julien Gracq revient sur sa propre expérience de la campagne de juin 1940, ne la montrent pas davantage qu’à l’état de rumeur inquiétante, de présence diffuse cernant invisiblement des hommes qui errent à travers des paysages vacants.

C’est que la guerre n’intéresse pas Julien Gracq du point de vue de son éclat militaire, mais bien comme élément magnétique grâce auquel se rassemblent et se révèlent des puissances plus profondes, celles de l’Histoire à l’oeuvre dans la substance du monde. En ce sens, l’événement n’a pas besoin d’être montré dans son déchaînement, plutôt que désigné pour ce qu’il éclaire, en tant que perspective indéfinie ou menace latente. Le véritable objet de ces récits est ailleurs et commence d’abord par une prise de conscience sous la forme d’une plongée dans la matière de l’Histoire, c’est-à-dire en un premier temps, dans la texture des paysages qu’elle affecte et marque profondément de ses signes. Il est caractéristique que les récits de guerre s’ouvrent par des voyages qui ne n’ont pas tant pour fonction de conduire les personnages sur le théâtre des événements futurs, que de le faire vivre une expérience concrète de l’Histoire à travers la plongée de la conscience nomade dans une matière géographique oeuvrée par le temps. C’est notamment le cas des parcours liminaires tels qu’ils s’inscrivent longuement au seuil du Rivage des Syrtes , du Balcon en forêt ou du Roi Cophetua .

Notes
486.

N. Nodille, Figures et fonctions de la guerre dans Un balcon en forêt, Julien Gracq, Actes du colloque international d’Angers, 21-24 mai 1981, op. cit., p.84.

487.

Id., p.84.