1)Le voyage vers les Syrtes : prémonition cosmique du rivage opposé

L’ouverture du Rivage des Syrtes n’est pas sans rappeler celle d’Au château d’Argol. Le texte commence en effet par un premier chapitre entièrement consacré au récit d’un voyage à partir de la présentation de ses causes subjectives et historiques. C’est en effet un faisceau de raisons liées à l’origine familiale d’Aldo, à son existence de jeune homme, à son destin social théorique, mais aussi aux traditions patriciennes de la principauté ainsi qu’à son Histoire, qui déterminent le départ d’Aldo vers les Syrtes, en qualité d’Observateur officiel de la Seigneurie.

Nous retrouvons ici le lien intime entre l’écart délibéré que signifie le voyage volontaire du héros et sa situation de veilleur en attente, bientôt travaillé du dedans par la montée de l’événement désiré. Comme dans Au château d’Argol, le voyage liminaire consiste dans un désancrage. Si la fonction d’Observateur est l’une des premières voies d’accès des jeunes hommes issus des familles nobles, aux plus hautes fonctions politiques et diplomatiques, le choix d’Aldo se porte spontanément sur ‘“’ ‘ un emploi dans une province éloignée’ ”488. Cette demande reçoit une réponse plus qu’adéquate, puisque Aldo est nommé dans ‘“’ ‘ la province des Syrtes, perdue aux confins du Sud ’” qui est ‘“’ ‘ comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna’ ”489. L’idée de rupture et d’écart est indiquée trois fois dans une même courte phrase, en terme d’éloignement spatial. La province dans laquelle est nommé le jeune homme est en effet désignée d’emblée comme ‘“’ ‘ perdue’ ”, c’est-à-dire non seulement isolée du centre de la Seigneurie qu’est sa capitale Orsenna, ville natale d’Aldo, mais désorientée dans un espace sans point fixe. Cet effet de désorientation est accentué par la référence à l’idée d’extrême frontière indéfinie qu’évoque la notion de confins.

L’ennoblissement du Sud par sa majuscule et l’article défini qui le précède, ajoute encore à cette impression le sentiment d’une majesté géographique énigmatique où vient aussitôt s’aimanter tout un imaginaire diffus commun au héros narrateur, à Julien Gracq et au lecteur qui découvre le texte. Comme on le constate ici, le spectre de l’Histoire n’est pas nommé en tant que tel, mais monte en filigrane à travers une localisation indéfinie, faisant l’objet d’une rêverie. L’Histoire est d’abord la fascination d’une conscience projetée par anticipation vers un monde inconnu qui se ramène pour elle à un nom faisant jouer de façon paradoxale les points de repères, selon une logique de l’aimantation et de la désorientation. Simultanément, le point focal de l’historicité mythique se condense dans un nom qui en porte toute la charge et ouvre à lui seul sur l’indéfini d’un territoire, comme le faisaient par exemple d’un point de vue purement géographique les noms énigmatiques et merveilleux du poème Transbaïkalie.

Outre qu’elle annonce les procédés toponymiques de La Route, cette manière d’élever un nom commun au rang d’emblème et de résonateur poétique annonce la désignation finale des Syrtes comme bord extrême de la Principauté. Dès lors la terre lointaine vers laquelle se prépare à partir Aldo apparaît au lecteur comme un véritable royaume magique situé hors de l’atteinte de l’existence ordinaire. Les mots “ “ Ultima Thulé condensent en effet à eux seuls un ensemble de représentations culturelles, linguistiques et subjectives qui précipitent le sentiment d’un bord extrême du monde. La référence littéraire à Virgile et Sénèque prépare sans doute l’allusion au pavé romain de la page 563, introduisant déjà en filigrane à l’espace-temps du conflit spectral entre les deux pays. Mais, au-delà de cette épaisseur temporelle et historique, la fascination des confins mythiques, ceux qui sont à la fois, comme hors du monde, mais précisément aussi hors du déroulement du temps historique ordinaire. Comme on le verra en effet, la plongée de la conscience dans la substance de l’Histoire s’accompagne également d’une descente vers une nature intemporelle où bouillonnent des puissances archaïques qui alimentent elles aussi la lente coagulation de l’événement, par une sorte d’étrange complicité de l’inactuel et de l’historique.

Dans le contexte de la phrase analysée ici, l’adjectif latin ultima que solennise la majuscule, et le nom mystérieux de l’île légendaire de Thulé augmentent encore sur le plan linguistique, le sentiment de distance incommensurable que suggère leur sens. Les sonorités allitératives des syllabes qui viennent s’associer à celles des Syrtes, du Sud, et des territoires d’Orsenna participent aussi de cette suspension du pays évoqué dans un ailleurs à peine concevable. Associer de surcroît, comme le fait Julien Gracq l’idée d’un sud mythique au toponyme de la non moins mythique île du septentrion imaginée par les Anciens, achève de désorienter le lecteur et prête aux Syrtes le caractère d’un véritable monde fabuleux que viendra confirmer plus tard, le rappel de la guerre enlisée avec le Farghestan et la découverte des paysages étranges qui entourent de toute part l’Amirauté. Enfin, les allusions des phrases suivantes aux ‘“’ ‘ régions semi désertiques’ ”, aux ‘“’ ‘ hauts-fonds dangereux’ ” qui festonnent les abords de la côte, aux ‘“’ ‘ sables stériles’ ” qui “ ‘ont porté en effet une civilisation riche, au temps ’” des Arabes, viennent réveiller le double sens du nom de Syrtes, selon qu’il est pris comme nom propre et rappelle le nom antique du golfe de Libye, ou que, pris comme un nom commun aujourd’hui tombé en désuétude, il renvoie à l’idée de sables mouvants. Ainsi, en quelques lignes se trouvent conjuguées l’idée d’éloignement géographique et celle de confins historiques à peine accessibles à la mémoire des hommes, pour former la représentation à la fois abstraite et mythique d’un paysage qui n’est pour l’heure évoqué qu’à travers le vide d’une perception directe de la part du narrateur.

Dès avant le voyage effectif d’Aldo, la zone où se situe son poste est donc affectée d’une qualité singulière qui en fait une sorte de point suprême ouvert sur le vide aveuglant d’une Histoire en suspens, ce que confirme la soirée d’adieu donnée la veille du départ d’Aldo, aux pages 558-559. Bien que, comme le précise le texte, les plaisanteries qui accompagnent toujours les départs officiels “ au fond des Syrtes ”, ne manquent pas d’émailler le banquet d’adieu donné par le jeune homme, il règne en cette occasion une atmosphère de deuil latent qui n’est pas sans évoquer en filigrane d’autres banquets donnés à des compagnons de débauche sur le seuil de cet ailleurs absolu qu’est la mort, notamment dans Ombre d’Edgar Poe.

Quoi qu’il en soit, le prochain départ est déjà désigné dans le texte du Rivage comme un exil, ‘“’ ‘ plus sérieux et plus lointain qu’il n’avait d’abord paru’ ”490. Le jeune homme y voit le signe ‘“’ ‘ que la vie pour moi s’apprêtait à vraiment changer’ ”. Il faut s’arrêter un instant sur cette remarque. Elle ne dit pas seulement que l’existence concrète du jeune patricien libertin habitué aux fêtes de la capitale va céder la place à l’isolement peu enviable de la routine administrative et militaire dans un poste considéré au mieux comme un purgatoire. Elle sous-entend qu’une autre vie commence, qui contrairement aux craintes des compagnons d’Aldo n’équivaut pas à un enlisement mais à un véritable éveil, selon la logique de la rupture radicale et du retranchement salvateur et révélateur. Aldo passe donc d’une existence où le destin social, aussi privilégié soit-il ne laisse guère de place à la vitalité, ne donnant lieu qu’aux jeux déjà désabusé d’une sensualité sans joie, à une vie libérée de toute entrave, et entièrement réglée par le principe de fascination. L’itinéraire est donc ici explicitement placé sous le signe d’un Eros marginal et transgresseur : il est ce cheminement du désir que la liaison amoureuse avec Vanessa Aldobrandi, issue d’un lignage de traîtres, permettra de catalyser irrémédiablement autour du célèbre épisode du voyage ‘“’ ‘ à tombeau ouvert’ ”, analysé par Jean Pierre Richard dans ses Microlectures. Mais de manière sous-jacente, cette entreprise toute individuelle est aussi la projection d’une courbe de destin rejoignant l’Histoire latente pour y ébranler des forces qui transformeront l’aventure d’Aldo en une impersonnelle activation du devenir collectif.

Une fois encore, le héros gracquien obéit donc au principe rimbaldien selon lequel la vraie vie est ailleurs et se libère par le voyage. Toutefois, cette vita nova pressentie par les compagnons d’Aldo est inextricablement liée à l’idée de séparation funèbre : ‘“’ ‘ Déjà le nom barbare des Syrtes m’exilait du joyeux cercle. Une brèche définitive, pour la première fois, allait s’ouvrir dans cette ronde d’amitiés fraîches - elle était faite - , déjà je gênais en la maintenant trop visible ; on souhaitait obscurément me voir disparaître pour l’aveugler’ ”491. le voyage n’est pas encore commencé qu’Aldo est déjà étranger, plus encore, frappé d’une étrangeté tout autant géographique que symbolique, comme associé à un outre-monde dont il était dit à la page précédente, sous le couvert de plaisanteries rituelles qu’on y accédait par un ‘“’ ‘ voyage au fond des Syrtes ”.’

Le texte ne cesse ici de tisser un rapport d’exclusion progressive entre les signes de l’ailleurs funèbre et ceux de l’appartenance vitale : le banquet est une fête d’adieu, il se caractérise par la mélancolie, le sentiment d’un exil en suspens. Le monde des Syrtes est environné dans l’imagination des convives de syllabes barbares, et bientôt se creuse une brèche excluant Aldo du ‘“’ ‘ cercle joyeux’ ”, également nommé à la phrase suivante, ‘“’ ‘ cette ronde d’amitiés fraîches’ ”.

Aldo est celui qui, sortant du cercle pour un départ vers les lointains inquiétants des Syrtes doit disparaître et se voit prodiguer des encouragements qui ne sont pas sans faire penser aux recommandations angoissées à celui qui a déjà partie liée avec les puissances mortifères. Ici encore, mais de manière infiniment plus voilée que dans Au château d’Argol, passe le souvenir du voyage de Jonathan Harker vers le pays fantomatique de Nosferatu, souvenir que la description d’abord assez enjouée puis nettement plus oppressante de l’itinéraire d’Aldo viendra bientôt intensifier. Mais avant d’en venir à l’itinéraire proprement dit, il convient d’en examiner les motifs.

Initialement, le voyage d’Aldo est en effet relié à un enracinement biographique. Comme Albert avec lequel il partage les mêmes deux premières lettres d’une même syllabe initiale - Allan étant en quelque sorte le prototype autour duquel gravitent tous ces prénoms - Aldo est le dernier rejeton d’un noble et immémorial lignage492. A ce titre, ils ont en commun d’être aux marges extrêmes d’une généalogie dont on peut même supposer qu’elle s’éteindra avec eux. Mais à la différence d’Albert dont les origines sont d’emblée marquées par l’écart et le nomadisme, Aldo est l’enfant d’un ordre intangible constamment associé à la circularité, qu’elle soit celle des saisons ou des relations amicales.

L’enfance d’Aldo se caractérise par ‘“’ ‘ le souvenir d’années tranquilles, de calme et de plénitude, entre le vieux palais de la rue San Domenico et la maison des champs au bord de la Zenta, où nous ramenait chaque été et où j’accompagnais déjà mon père, chevauchant à travers ses terres ou vérifiant les comptes de ses intendants’ ”493. Dès la seconde phrase, le narrateur définit les données essentielles d’un univers équilibré caractérisé par la plénitude, l’ancienneté et la récurrence. Le nouveau s’y ramène à l’ancien dans une succession d’imparfaits qui désignent tour à tour la répétition annuelle des mêmes parcours et la croissance biologique et sociale de l’enfant accompagnant déjà son père, c’est-à-dire se préparant à un avenir écrit d’avance par les générations antérieures. Ce sont justement ces éléments fondateurs qui inspirent le plus fondamentalement la décision future du jeune homme de partir vers une province éloignée, et ceci d’autant plus que cette enfance statique et la jeunesse délétère qui la suit, encadrent une première série de remarques touchant à l’atmosphère d’Orsenna. originairement, la décision d’Aldo est donc une insurrection contre l’Histoire, l’affirmation d’une subjectivité souveraine qui s’écarte du temps social. Or cette pesante matière historique se caractérise paradoxalement par son intemporalité due au suspens du conflit momifié entre les deux pays et à son ancienneté. On pourrait dire de la Seigneurie qu’elle est âgée, au sens où Julien Gracq l’entend du vers baudelairien dans En lisant en écrivant. De fait, le narrateur du Rivage ajoute : ‘“’ ‘ elle est semblable à une personne très vieille et très noble qui s’est retirée du monde ”’ 494.

On comprend mieux dès lors qu’un jeune homme possédant comme Aldo ‘“’ ‘ des dispositions assez naturellement rêveuses’ ”, fasse assez vite l’expérience d’ un ‘“ ennui supérieur ”’ 495. Tel Albert au second chapitre, Aldo est un individu détaché ; il cherche en effet à échapper à l’enracinement familial et national qui pour lui ne représente que la paralysie d’un univers sans devenir. On pense aussi aux promenades impatientes de Gérard dans le prologue d’Un beau ténébreux. Il est certain que dans Le Rivage comme dans Un beau ténébreux, la motivation principale du départ vers l’ailleurs ou tout au moins, dans le cas de Gérard, de la tentation différée de partir, réside dans la déshérence d’une existence privée d’authenticité par sa banalité même, une existence écrasée par l’épaisseur d’un véritable glacis temporel. En partant pour les Syrtes, Aldo rompt en effet avec l’immémorial d’une Histoire figée. Il brise littéralement le cercle des parcours familiaux et des amitiés juvéniles.

Symboliquement et même physiquement dans l’acte du voyage qui le conduit d’Orsenna à l’Amirauté, il trace un vecteur infini qui fait de lui son propre créateur et, en projetant sa conscience fugueuse vers le monde inconnu de la frontière, prépare déjà, sans le savoir la conflagration d’une Histoire neuve. Simultanément et paradoxalement, il va à la rencontre de cet immémorial, ou plus exactement, il se confronte avec sa zone d’incertitude où tout est encore possible. Le voyage d’Aldo est donc le croisement de trois types de l’immémorial, celui de la principauté sclérosée jusque dans sa vie la plus quotidienne par la pétrification du conflit mythique, celui de la ligne frontière où conspirent d’avance les forces aveugles de la transgression, personnifiées par la chambre des cartes et Vanessa, celui des territoires déserts et archaïques où fermentent les désirs anhistoriques sans lesquels l’opération de fascination et de transgression créatrice ne pourrait avoir lieu.

En effet, cheminant vers le lieu géographique et historique où se concentre secrètement la puissance d’enlisement qui menace, non seulement sa propre existence, mais celle de la Seigneurie tout entière, Aldo conduit la vitalité juvénile à la rencontre de ce qu’il y a de plus vieux dans le vieux monde d’Orsenna, pour finalement lui rendre la plénitude catastrophique de ce qui est vivant. Paradoxalement, l’itinéraire du jeune homme s’avère en effet salvateur, dans la mesure où il vient retirer de son sommeil ce passé par excellence qu’est la guerre suspendue avec le Farghestan et le redynamise au contact de son désir.

Le voyage magique vers l’immémorial et la plongée délibérée ‘“’ ‘ au fond des Syrtes ’” constituent donc le vrai principe rénovateur dont Aldo se fait la conscience agissante. Pour ce qu’il rompt avec le cercle clos des habitudes hérités du lignage et des coutumes de la Seigneurie, le départ d’Aldo est donc un acte d’appropriation de soi. C’est en ce sens que le parcours initial est désigné par le titre même de ce premier chapitre, comme Une prise de commandement. Parallèlement, l’expression “ au fond des Syrtes ” indique admirablement le caractère énigmatique de la matière historique. Celle-ci est un creuset, ou encore un néant actif, un paysage de non-être capable de capturer une conscience pour servir ses desseins inconscients. C’est aussi comme un vide, comparé à à l’entonnoir d’un fourmillon qu’apparaîtra Moriarmé à Grange, au début du Balcon en forêt.Mais l’enjeu sera alors bien différent, le travail de l’aspirant consistant à échapper à l’inéluctable, au lieu que celui d’Aldo est au contraire de le libérer de l’attente.

L’écart fondateur du voyage s’exprime d’abord en termes temporels étroitement associés aux manifestations cosmiques du jour et de la nuit. C’est en effet à l’aube qu’Aldo quitte Orsenna déserte, au lendemain du dernier banquet, marqué par la mélancolie et les pressentiments funestes des anciens compagnons du jeune homme. Au contraire de l’atmosphère pesante et délétère du banquet d’adieu, ce départ matutinal se caractérise d’abord par un sentiment immédiat d’intense plaisir lié à la nouveauté et à la perspective du voyage. C’est donc l’aurore d’une vie nouvelle dont le charme spécifique agit sur la conscience d’Aldo à l’inverse du sentiment de calme solennel qui accompagnait peu auparavant ses ‘“’ ‘ retours dans la nuit tombante’ ”496, au terme de journées de chevauchée fiévreuse, lorsque montait sous son regard ‘“’ ‘ les dômes et les toits d’Orsenna (qui) jaillissaient plus limpides du brouillard ”’.

Cette impression de nouveauté créatrice se manifeste plus clairement encore si l’on songe à lire la phrase liminaire du récit du voyage vers les Syrtes comme une sorte d’écho retourné de l’incipit de Du côté de chez Swann. Le narrateur du Rivage déclare en effet : ‘“’ ‘ Je quittai Orsenna le lendemain de bonne heure, dans la voiture rapide qui portait aux Syrtes le courrier officiel’ ”. On ne saurait naturellement affirmer que l’écrivain Julien Gracq ait délibérément recroisé ici le célèbre, ‘“’ ‘ Longtemps je me suis couché de bonne heure’ ”. Une fois que la lecture l’éveille, la proximité des deux phrases n’en fait pas moins sens, et ceci d’autant plus que, les préférences gracquiennes n’allant pas à Proust, on est tenté de voir dans la première phrase de ce voyage libérateur vers les Syrtes, l’expression sous-jacente, qu’elle soit ou non lucide, d’une sensibilité contradictoire de celle de Proust et du narrateur de La Recherche. On est en tout cas d’autant plus fondé à y voir la manifestation d’une pente spécifique de l’imaginaire gracquien que, comme l’indique Bernild Boie, dans La Forme d’un ville, l’auteur rattache ce passage à un souvenir de jeunesse : ‘“’ ‘ je quittais la France pour la première fois : je me souviens avec une netteté particulière de ce départ ; je m’en suis souvenu quand j’ai écrit le début du Rivage des Syrtes’  497.

L’aurore du voyage d’Aldo est donc doublement celle de la jeunesse et de la première fois. Il faut lire la suite du souvenir personnel de Julien Gracq pour s’en rendre compte et voir comment, le parcours liminaire est bien l’une des figures fondamentales de sa sensibilité subjective et poétique. Lisons le récit du premier voyage hors de France raconté par Julien Gracq dans La Forme d’une ville : ‘“’ ‘ Quand je poussai une dernière fois la porte du jardinet de la rue Haute-Roche, le jour qui se levait avait cette rémission limpide, bénigne, d’après-matines, encore peuplée par le chant des oiseaux qu’évoque toujours pour moi le titre d’un roman d’André Dhôtel que je n’ai pas lu : Les Rues dans l’aurore. Un tramway descendait à vide la route de Rennes, avec le bourdonnement isolé d’une première abeille sur sa ligne de vol. Le vide des rues au petit matin, dont je prenais conscience pour la première fois, me paraissait magique ; il faisait merveilleusement frais et calme, je marchais dans la ville comme on marche dans les allées mouillées d’un jardin, avant que la maisonnée se réveille ”’ 498. Outre que tout ce passage insiste sur le caractère inaugural du petit matin et le cristallise poétiquement dans le titre du roman de Dhôtel, il s’y révèle aussi un élément singulier de l’imaginaire gracquien du voyage : le départ est lui-même un moment préliminaire à l’intérieur du parcours futur qu’il préfigure dans le registre de l’enchantement ; il est comme un voyage d’avant le voyage, un seuil magique qui se franchit en vertu du seul fait de partir et donne immédiatement accès à un univers inédit et rénové. Les perceptions visuelles et auditives y sont intensifiées et deviennent aussitôt les éléments d’une expérience poétique du monde. On songe aussi en lisant une telle page à la conclusion du Roi Cophetua. Toutefois, comme il s’agit en l’occurrence du récit d’une première fois, on trouve dans ce souvenir de jeunesse quelque chose d’une sensualité en alerte, plutôt que comblée, et brusquement libérée des prestiges de la nuit amoureuse par le retour aux clartés familières du monde.

Dans Le Rivage des Syrtes, une même sensualité s’éveille au moment du départ, liée à l’appel du lointain encore inconnu vers lequel le jeune homme est en train de se mettre en route, ainsi qu’au sentiment de laisser derrière soi ce qui fut familier. D’être traversée à cette heure inhabituelle à bord d’une rapide voiture officielle qui se dirige vers les Syrtes, suffit à désorienter la ville natale qui, bien que traversée et laissée en arrière comme un simple point de départ, n’en est pas moins un élément du voyage, appréhendé comme un paysage extérieur, à la limite de l’ailleurs : ‘“’ ‘ Nous glissions au long de rues connues, et déjà étranges de tout ce que leur direction semblait choisir pour moi si fermement dans un lointain encore indéfini ’”499. Loin de ressentir ce départ de manière angoissante, Aldo y puise une impression de légèreté particulière qui relance le thème de la vie nouvelle introduit dès le banquet d’adieu : “ Cet adieu m’était léger : j’étais tout à goûter l’air acide et le plaisir de deux yeux dispos, détachés déjà au milieu de cette somnolence confuse ”. Le voyage du héros est ici redoublé d’un itinéraire du regard, que sa situation passive d’homme assis à l’intérieur d’une voiture et regardant à l’extérieur accentue d’autant plus. Mais ce qui frappe le plus est ici l’association entre les idées de plaisir, de disponibilité et de détachement qui naissent au seuil de ce voyage, et font contraste avec le sommeil de la ville natale. Partir crée donc une conscience spéciale accordée tout entière au mouvement de l’adieu. Il y a là comme une fête intime du moi réveillé et rassemblé par la perception qu’il a de lui-même, par contraste avec l’espace dont il se sépare.

Le même sentiment de renouvellement et de liberté vitale se précise pendant la traversée de la campagne opulente qui entoure Orsenna : ‘“’ ‘ une plénitude calme, une bienvenue de jeunesse pure montaient de ce profond matin. Je buvais comme un vin léger cette fuite douce à travers les campagnes ouvertes’  ” 500 . Tout parle ici d’échappée belle. Dans une certaine mesure, Aldo vit ici une expérience exactement contraire de celle de Grange, pour des raisons symétriques. Tandis que l’un éprouve un sentiment de renouvellement de la conscience d’être au moment où il quitte le coeur paralysé de la vieille capitale, l’autre s’efforce de conjurer la menace de la guerre en faisant visuellement corps avec les paysages du val de Meuse.Il est vrai que le texte du Rivage des Syrtes précise aussitôt après que la présence du pays natal emplit en même temps le coeur d’Aldo d’une sorte d’angoisse. Toutefois, la fuite à travers les campagnes ouvertes offre au jeune homme la jouissance du voyage à l’état pur, c’est-à-dire celle d’un parcours indéfini trouvant son aliment fondamental en lui-même et se concentrant entièrement sur son acte de glisser sans obstacle dans un paysage qui s’ouvre devant lui.

Dans ce moment, le parcours d’Aldo devient une expérience sensuelle de la terre qui sera reprise sur autre mode pendant la nuit magique qui succède au premier jour de voyage et le prolonge de son propre tempo fugace. Le voyage d’Aldo vers les Syrtes initie doublement le jeune Observateur au mystère du rivage invisible qui l’attend au-delà de l’horizon. Dès qu’il a quitté Orsenna, Aldo inspecte le contenu du portefeuille de cuir qu’il a retiré à la Chancellerie de la Seigneurie, la veille de son départ, et se trouve plongé dans l’espace-temps paradoxal d’une hostilité séculaire jamais conclue par une victoire,, une défaite ou un traité de paix, avec un adversaire mal connu : ‘“’ ‘ On sait peu de choses dans la Seigneurie sur le Farghestan, qui fait face aux territoires d’Orsenna par-delà la mer des Syrtes’ ”501.

Le premier contact d’Aldo avec le pays mythique est donc abstrait, flou, essentiellement déterminé par le savoir à demi légendaire de la mémoire collective. Le Farghestan n’est alors qu’un nom. Il n’est pas représenté par une description précise de sa morphologie physique, mais défini sommairement par quelques traits généraux qui tiennent davantage de la fable que de la connaissance rationnelle502. Les invasions continuelles qui ont balayé le Farghestan depuis l’Antiquité ‘“’ ‘ font de sa population un sable mouvant, où chaque vague à peine formée s’est vue recouverte et effacée par une autre, de sa civilisation une mosaïque barbare, où le raffinement extrême de l’Orient côtoie la sauvagerie des nomades ’”.

Si l’on compare cette vision indéterminée et purement fantasmatique du Farghestan, avec le détail précis du paysage qui apparaît finalement devant la proue du Redoutable, on mesure à quel point Le Rivage des Syrtes est effectivement le récit d’une incarnation et d’un voyage vers l’immanence. Contrairement au Château d’Argol qui s’ouvrait par la description minutieuse d’un paysage symbolique, afin de créer un climat poétique surdéterminé par les références au Romantisme noir, et de préparer le processus narratif d’un drame, le Rivage ne propose que l’image confuse, presque irréelle, d’un pays mystérieux qu’Aldo n’aura de cesse d’approcher au plus près, afin d’en contempler face-à-face la beauté sensible. Il est symptomatique que cette première découverte de la substance historique s’effectue dans le moment même où Aldo déploie la jeune subjectivité euphorique d’une conscience libre. Déjà se profile le vecteur de désir et de transgression qui unira plus tard la conscience vivifiée du jeune homme et le rivage invisible du Farghestan. Cette substance se présente d’ailleurs moins comme simple relation abstraite que par l’image topologique des civilisations stratifiées et juxtaposées en une mosaïque barbare.

Elle prend par ailleurs la forme d’une narration diffuse qui a su redisposer les faits élémentaires à travers le prisme d’une littérature : ‘“’ ‘ Lorsqu’on lisait les poètes d’Orsenna, on était frappé de voir combien cette guerre avortée, à tout prendre extrêmement banale, et où nul épisode pittoresque ne paraissait propre à mettre en branle l’imagination, tenait dans leurs écrits une place disproportionnée à celle qu’elle occupait dans les manuels d’histoire ”’ 503. Si l’immanence est ici troublée, c’est par la conjonction d’un espace-temps figé où rougeoie mystérieusement la braise d’une guerre jamais achevée entre la Principauté d’Orsenna et son ennemi intime, l’énigmatique Farghestan, et du désir d’un individu fasciné par une ligne frontière d’autant plus intensément tentatrice qu’elle demeure invisible car située en pleine mer. L’Histoire est bien d’abord une rumeur, le glacis d’un ancien passé devenu légendaire à force de demeurer à l’état d’intemporel mort-vivant qui enlise avec lui toute l’existence politique, culturelle, sociale, mais aussi subjective, imaginaire et esthétique des habitants d’Orsenna.

En cela, l’Histoire est donc toujours la concrétion immémoriale d’un temps non dépassé, à l’instar des symptômes dont souffre l’hystérique classique tel que le décrit Freud dans les Cinq leçons sur la psychanalyse, comme en témoigne cette remarque d’Aldo, dans la même page : ‘“’ ‘ Ranimés ainsi subtilement dans les vers des poètes, il était significatif de remarquer que même la langue morte des actes officiels de tous les jours s’employait au mieux de son côté à conserver intactes les cendres de ce cadavre historique ; ainsi on n’avait jamais consenti à la Seigneurie, sous un spécieux prétexte de logique à changer un mot au vocabulaire du véritable temps de guerre : la côte des Syrtes demeurait, pour les bureaux, ’ ‘“’ ‘ le front des Syrtes ” - ’ ‘“’ ‘ flotte des Syrtes ”, les misérables carcasses que j’avais fonction de surveiller – ’ ‘“’ ‘ étapes des Syrtes ”, les misérables bourgades qui jalonnaient de place en place la route du Sud’ ”. A cette névrose civilisationnelle correspond donc une poésie et une langue administrative qui éternisent un état de fait devenu irréel à force de se maintenir, tel un membre fantôme devenu d’autant plus obsessionnel qu’il est indolore. Ce processus tend à impersonnaliser la guerre ancestrale. Le temps historique est donc celui du mythe et de ce non-être collectif qu’est la répétition langagière, tout comme la guerre de Sécession et l’Histoire des Etats du Sud, chez un écrivain aussi différent de Julien Gracq que l’américain William Faulkner, tend à perdre tout contours individuel pour n’être plus que le murmure de l’immémorial transmis de générations en générations504.De l’évocation initiale jusqu’à la confrontation réelle, l’itinéraire spirituel et géographique d’Aldo vers le Farghestan est scandé par un certain nombre d’étapes qui permettent à son désir de cristalliser et de s’objectiver dans une série d’incarnations géographiques.

Le voyage initial qui conduit le jeune homme de la capitale à la forteresse de l’Amirauté, est le premier jalon de ce parcours général vers l’immanence et la substance encore vivante , seulement assoupie de l’Histoire. de façon caractéristique, dès qu’Aldo ouvre le portefeuille et parcourt les instructions secrètes, se remémorant la légende à multiples strates des Syrtes, le paysage, de vierge et offert à la seule conscience euphorique qu’il était, commence à laisser affleurer les singes du temps. Au fur et à mesure qu’Aldo roule vers les Syrtes et se rapproche ainsi géographiquement du Farghestan, le passé de la Seigneurie se matérialise en effet devant lui. Espace substantiel et temporalité archaïque sont même indissociables : ‘“’ ‘ Passés les remparts de la vieille forteresse normande, le souffle du sud devenait déjà sensible à l’amaigrissement progressif de la végétation’  ” 505 . Bientôt, la matière de la route est affectée par cette involution temporelle : ‘“’ ‘ le pavé romain pontait par places au travers de ces routes étroites ”’ 506 , avant de redevenir une simple ‘“’ ‘ piste écorchée et galeuse’  ”, au milieu d’une ‘“’ ‘ mer de joncs serrés et grisâtres’  ” 507 . Le narrateur ajoute même page 566 que ce ‘“’ ‘ feutrage languissant de fin de cauchemar reculait dans les âges, sous cette haleine chaude et mouillée retrouvait les lignes sommaires, le flou indéterminé et le secret d’une prairie des premiers âges, aux hautes herbes d’embuscade’  ”.

Le lien consubstantiel de l’espace et du temps éclate pleinement dans cette dernière phrase, et montre à quel point le voyage vers les Syrtes est aussi un pèlerinage vers le passé. Ce faisant, on voit bien que la plongée spatio-temporelle déborde la seule Histoire et rejoint ici le monde végétal et océanique des origines, dans une fusion angoissante avec une terre matricielle. La mer de joncs appelle aussi la mer réelle qui sépare les deux pays ennemis, comme si Aldo franchissait d’avance la frontière interdite et fendait les flots en direction de Rhages. On passe donc progressivement de l’image d’une ‘“’ ‘ vraie mer morte que personne ne songea plus à traverser ’” à ‘la ’ ‘“’ ‘ mer de joncs serrés et grisâtres’ ”508, avant de découvrir finalement devant la proue du Redoutable, ‘“’ ‘ une route royale ”’ ouverte ‘“’ ‘ sur la mer pavée de rayons comme un tapis de sacre ”’ 509. Cette animation progressive nous fait glisser progressivement de la matière inorganique à la matière glorieuse, le long d’une véritable route maritime, par l’intermédiaire du paysage ambigu, ni mort ni vivant, de la mer de joncs. Mais à la terre équivoque des Syrtes répondra plus tard l’évidence verticale du Tängri, et la morphologie merveilleusement détaillée pour l’oeil, de la côte du Farghestan. Alors, la nuit de la révélation étant enfin venue, la mer deviendra invisible et cédera la place au profil et aux reflets scintillants du rivage désiré.

Une seconde prémonition du Farghestan se produit au cours du voyage initial du jeune Observateur. Brusquement, la plongée spatio-temporelle devient une expérience cosmique : ‘“’ ‘La nuit monta vers l’est (...) la tête renversée sur les coussins, au coeur de l’obscurité, je me plongeai longuement aux constellations calmes, dans une exaltation silencieuse : ses dernières étoiles devaient briller pour nous sur les Syrtes ”’ 510. Le dernier membre de cette phrase dit subtilement la relation du monde sidéral et de la terre énigmatique vers laquelle roule Aldo. C’est au double sens spatial et temporel qu’il faut précisément l’entendre : les plus lointaines étoiles de ce ciel démesuré brillent au-dessus des Syrtes et les désignent d’avance par leur signal céleste ; les dernières étoiles de cette nuit de voyage brilleront sur les Syrtes, car la voiture aura alors déjà atteint la contrée fascinante qui regarde en direction du Farghestan. Cette prémonition cosmique se confirme d’ailleurs lorsque le narrateur écrit : ‘“’ ‘ Sur cette terre engourdie dans un sommeil sans rêves, le brasillement énorme et stupéfiant des étoiles déferlait de partout en l’amenuisant comme une marée, exaspérant l’ouïe jusqu’à un affinement maladif de son crépitement d’étincelles bleues et sèches, comme on tend l’oreille malgré soi à la mer devinée dans l’extrême lointain ”’ 511.

Ce passage ménage une remarquable circulation d’images qui unissent le ciel étoilé, la terre nocturne, le déferlement de la marée et le pressentiment sensible de la mer à l’horizon. La terre stupéfiée par les étoiles devient effectivement sidérale et se dématérialise. Dans le même temps, l’espace s’ouvre démesurément en profondeur et révèle indirectement l’image de la mer des Syrtes dans la comparative “ comme on tend l’oreille malgré soi à la mer devinée ”. Certes, Aldo ne peut encore entendre, et encore moins voir la mer des Syrtes, mais il la pressent grâce à l’hyperacuité auditive dont il est brusquement doué. Dès lors, le mouvement à travers la matière du temps devient aussi conscience par anticipation d’un autre monde. La rumeur des légendes cède désormais la place à celle d’une mer devinée par l’imagination, si bien que la subjectivité accède à des régions nouvelles de sensibilité. Dans une certaine mesure on peut alors parler d’une expérience de présence au monde prophétique, intéressant pour l’heure le seul espace géographique sous lequel sommeillent les virtualités de l’Histoire.

On retrouve ici les perceptions intensifiées jusqu’à devenir une forme de sensibilité cosmique, que Julien Gracq évoquait déjà dans Pour galvaniser l’urbanisme. Les circonstances sont d’ailleurs assez proches, puisque c’est à la faveur de la nuit et d’une fascination des sens et de la conscience par la splendeur de l’infini sidéral, que les jeunes gens de Circeto deviennent capables de percevoir le pivotement de la terre. Ici, la circulation d’images est cependant plus complexe. L’image de la mer devinée dans les lointains est en effet annoncée par celle de la marée qui est elle-même appelée par le déferlement des étoiles envahissant la totalité de l’espace. Tout se passe donc comme si une marée d’étoiles submergeait soudain la terre endormie et emportait les sens alertés vers une mer réelle mais pour l’heure encore invisible, à l’extrême horizon.

Or, la mer des Syrtes n’est qu’un intervalle entre les confins de la Seigneurie et la côte du Farghestan. Elle peut donc tout autant séparer que servir de route entre les deux rivages. Dès lors, elle devient le signe d’une promesse - ‘“’ ‘ je me baignais pour la première fois dans ces nuits du Sud inconnues d’Orsenna, comme dans une eau initiatique. Quelque chose m’était promis ’”512 - et l’annonce du pays fascinateur, jamais nommé comme tel dans ce passage. On a donc l’impression que, d’un côté, la terre usée des Syrtes se laisse submerger par une marée cosmique qui la rend à l’état primordial de substance océanique, et que de l’autre côté, cette mer sidérale annonce le Farghestan. On ne peut en effet lire la formule comparative ‘“’ ‘ comme on tend l’oreille malgré soi à la mer devinée dans l’extrême lointain ’”, sans entendre également, implicitement, ‘“’ ‘ le rivage deviné dans l’extrême lointain’ ” . La mer est alors une préfiguration métonymique de la terre fascinante. Il n’est donc guère étonnant qu’elle se transforme en route pavée de rayons de lumière, lorsque le Redoutable entreprend de franchir la ligne rouge de la frontière. La marée sidérale qui recouvre les Syrtes annonce cette mer glorieuse, et au-delà, dans les ténèbres lumineuses d’une autre nuit, la révélation stupéfiante du Farghestan.

On retrouve cette alliance de la promesse, de l’appel de la mer et du sentiment de parvenir enfin au vrai pays, dans La Presqu’île, lorsque Simon roule en direction de Kergrit : ‘“’ ‘ il voyageait vers la mer comme une journée heureuse vers la promesse du sommeil ”’ 513. On trouve même un peu plus loin cette formule presque proustienne où les éléments du voyage, de la terre et de l’étendue marine se rejoignent et conjuguent l’essence concrète d’un paysage idéal : ‘“’ ‘ Le bout de la route – le pays – la mer’ ”514. Dans Le Rivage des Syrtes, la mer n’est cependant que le chemin conduisant à la terre que le héros désire, comme le prouve après coup l’union inattendue des deux rivages par les armées qui en contournent le tracé.

A l’aurore initiale du départ hors du temps figé d’Orsenna répond donc cette seconde aurore paradoxale qu’est la nuit étoilée sur la steppe. Elle est une aurore intérieure au sens où elle est une révélation fascinée du dépaysement. Le sentiment du voyage à l’état pur y subit un saut qualitatif qui le transfigure littéralement en une expérience cosmique. Il n’y a plus que la route ‘“’ ‘ dans l’absence de tout repère visible ”’ 515, les ténèbres d’une ‘“’ ‘ terre engourdie dans un sommeil sans rêve’ ”516, et l’immensité sidérale. De l’aveu même d’Aldo, cette nuit constitue le moment fondamental du voyage vers les Syrtes, car elle est la césure qui décuple la durée du parcours et assure le passage d’un seuil. Vécue comme une nuit de promesse et de dévoilement, elle donne un sentiment de désancrage si absolu qu’elle est à l’origine d’une sorte de conscience seconde prenant d’abord la forme d’un étourdissement pour devenir un ravissement. La prescience cénesthésique de la mer des Syrtes qui intervient alors donne à cette nuit une véritable dimension auratique. Le passé n’est plus un écrasant terreau de langage, de coutumes et de mémoire ; il se projette au contraire en avant de lui-même et devient une promesse encore évasive à laquelle correspond l’état d’allègement spirituel et physique d’Aldo. Ce qui fait ainsi retour n’est déjà plus, mais de manière encore secrète, une origine ancestrale. C’est au contraire une nouvelle origine créée par la puissance du songe au cours d’un voyage. Passé, futur et présent coïncident donc dans un même devenir mobile ouvert vers son propre aval, sans qu’aient surgies les formes inquiétantes qui accompagneront par la suite les pérégrinations d’Aldo.

Ce qui se vit ici annonce notamment le moment où, de manière maladive et délicieuse, Aldo se penchera sur les cartes de l’Amirauté et dirigera son attente vers les côtes invisibles du Farghestan. Quoi qu’étant séparé encore de son but par une seconde journée de voyage, Aldo est déjà magnétisé par la présence latente de la mer des Syrtes, happé d’avance dans la surveillance exaltée de son horizon vide et de son rivage énigmatique. Dès lors, le voyage nocturne est détaché de son assise terrestre et se poursuit à travers la matière fluide du cosmos, et prend toute sa valeur baptismale. La conscience d’Aldo atteint certes son degré d’éveil le plus élevé mais le pressentiment de la promesse et de la révélation demeure indéfini et suspendu.

Plongé dans la nuit, le jeune homme entre nécessairement ‘“’ ‘ sans éclaircissement aucun dans une intimité presque angoissante ”’, et attend le matin, ‘“’ ‘ offert déjà de tous mes yeux aveugles, comme on s’avance les yeux bandés vers le lieu de la révélation ’”.

Comme toute révélation, celle-ci est aveuglante et tire en partie son mystère d’une surconcentration de ce qu’elle donne à lire, communiquant cet état à la substance même de la phrase qui en énonce le chiffrage. La cécité symbolique d’Aldo correspond tout d’abord à une impossibilité momentanée de voir le paysage autour de lui. Elle se redouble dans l’image de l’initié aux yeux bandés pour associer dans le même mot l’occultation du regard, mais aussi sa tension désirante vers l’objet de sa quête, ainsi que la tension de l’arc prêt à décocher sa flèche, de sorte que surgit en filigrane la figure d’un Eros à demi conscient lancé à travers le ciel vers le point lui-même provisoirement aveugle d’un étrange dévoilement. La dimension initiatique et érotique de cette nuit de course à travers l’espace vide est d’autant plus fondamentale, qu’outre le rite de passage qu’elle assure - écho antithétique de la nuit du banquet d’adieu - elle annonce secrètement le second voyage nocturne effectué en compagnie de Vanessa.

L’art subtil de Julien Gracq apporte à l’attente angoissée du matin qui viendra délivrer le jeune homme de cette cécité sidérale, la réponse d’une aurore bouchée sur le morne horizon “  d’une plaine déserte ”. Le dernier temps du voyage est ainsi placé sous le signe du vide diffus. Le paysage est caractérisé quant à lui par le resserrement du regard et par un étirement démesuré de la durée. Contrairement à la journée précédente qu’animent quantité de changements dans la matière des lieux traversés et les pensées d’Aldo, cette ultime étape est vouée à la pluie et à ‘“’ ‘ l’impression de suspens insolite que communiquaient ses écarts inégaux’ ”517. Il en résulte une sorte d’enfouissement dans les heures, qu’accompagne la plongée dans l’univers brumeux de la plaine d’ajoncs et finit par donner accès au no man’s land fantomatique de l’Amirauté.

Le voyage vers les Syrtes est inséparable d’une transformation progressive du paysage, mais celui-ci n’a pas exactement le même rôle de condensateur d’une atmosphère dramatique renvoyant à une action purement intérieure. Certes, il peut manifester des présages, comme au cours de la nuit de révélation indéfinie, encore que ce soit alors moins le paysage lui-même qui joue ce rôle que l’ouverture cosmique de la nuit et la manière dont elle devient le matériau conducteur du voyage. Il n’en reste pas moins que le paysage parcouru par Aldo est d’abord conçu selon le principe d’une géographie précise, bien qu’imaginaire. Julien Gracq crée un véritable pays qui n’a rien à voir avec la Bretagne fantasmagorique d’Au château d’Argol. Comme l’indique Bernild Boie, ‘“’ ‘ la géographie imaginaire du roman dessine un espace dans lequel l’Italie descend jusqu’à la hauteur de l’Afrique du Nord et s’avance jusqu’en face du Proche-Orient. la Méditerranée y est bordée par des marais bretons et ses vagues se brisent contre les falaises de craie de la mer du Nord’ ”518. Outre le fait que ces remarques permettent de mieux comprendre encore les raisons pour lesquelles Aldo voit dans les Syrtes le bord mythique de la Principauté, elles témoignent également de la clarté avec laquelle l’imaginaire géographique de Julien Gracq construit l’espace de la Seigneurie d’Orsenna.

Il ne s’agit pas tant de l’opposition manifeste entre la physionomie désolée des steppes du sud et les campagnes opulentes du nord, que de la manière dont le voyage s’inscrit dans un véritable espace-temps où se condense la matière historique. On pourrait dire de ce voyage ce qu’écrit Gilles Deleuze à propos de Visconti dans L’Image-Temps : “ au début de “ Sandra ”, quand l’héroïne retourne à sa maison natale, et s’arrête pour acheter le fichu noir dont elle couvrira sa tête, et la galette qu’elle mangera comme une nourriture magique, elle ne parcourt pas de l’espace, elle s’enfonce dans le temps ”519 ce que confirme le trajet en voiture du générique, conduisant l’héroïne, depuis la Suisse moderne par d’élégantes autoroutes de béton, jusqu’à l’austère cité étrusque de Volterra penchée au milieu de plateaux archaïques, au-dessus d’un abîme menaçant. Une différence toutefois distingue le voyage d’Aldo de celui de Sandra : l’espace n’y est pas simplement un indicateur temporel, il vaut également pour lui-même, la géographie étant ici aussi fondamentale que l’Histoire dont elle n’est à vrai dire qu’une incarnation. L’expression de ‘“’ ‘ voyage au fond des Syrtes ’” prend ainsi tout son sens.

Cette plongée dans une temporalité, si primitive qu’elle en devient donc bien anhistorique, indique l’entrée à l’intérieur d’un monde sauvage accordé à l’imaginaire des grandes invasions barbares, un monde de la civilisation à rebours où la nature brute remonte à l’état presque pur, les fermes, et plus encore les tours comparées à des phares, donnant l’impression d’être des îlots perdus sur un océan libre. Il n’est alors pas surprenant qu’apparaissent ‘“’ ‘ d’immenses troupeaux de nuages ”,’ auxquelles répondent les ’troupeaux de buffles à peine domestiqués ”520. L’impression se confirme encore dans un contexte encore plus dépouillé, celui de la mer de joncs : ‘“’ ‘ Ce feutrage languissant de fin de cauchemar reculait dans les âges’ ”521, l’allitération entre âge et feutrage laissant imaginer que le recul dans le temps se fait jusqu’à l’âge primitif du feu, tout en faisant aussi planer la menace dissimulée dans la brume du feu guerrier qui ne demande qu’à se rallumer sur les Syrtes.

La chaussée suivie par la voiture devient alors ‘“’ ‘ une piste écorchée et galeuse, rongée de larges plaques malsaines d’une herbe maigre ”’, qui ressemble ‘“’ ‘ à une tranchée basse’ ” et parait ‘“’ ‘ taillée à angles vifs dans une mer de joncs serrés et grisâtres, dont l’oeil balayait la surface jusqu’à l’écoeurement, et dont les détours continuels de la route paraissaient murer à chaque instant les issues ”’ 522. Ce n’est qu’au terme du voyage que ‘“’ ‘ la piste soudain redevint route’ ”, tandis que l’Amirauté fantomatique surgit du brouillard. C’est donc bien d’une plongée qu’il s’agit ici, et non pas d’un simple voyage terrestre. Au fur et à mesure qu’elle se rapproche des Syrtes, la route est donc désorientée, au double sens spatial et temporel. D’une part, elle se perd en longues sinuosités labyrinthiques dans le paysage indifférencié qu’elle traverse pour aboutir finalement devant une sorte de château spectral sorti du néant, lui aussi, comme le château de Nosferatu ; circule d’autre part dans une immémoriale contrée déserte que rien d’humain ne semble avoir marquée.

Le terme du voyage voit surgir la silhouette brumeuse de l’Amirauté et la figure du capitaine Marino qui lui est associée, comme celle d’un débonnaire et mystérieux gardien tutélaire, semblable aux gardiens du sommeil veillant jusqu’à l’aurore de l’épigraphe tirée de Parsifal qu’on trouvera par la suite au seuil d’Un balcon en forêt. L’Amirauté peut alors apparaître aux yeux surpris du jeune Observateur : ‘“’ ‘ Ainsi surgie des brumes fantomatiques de ce désert d’herbes, au bord d’une mer vide, c’était un lieu singulier que cette Amirauté’ ”523. Comme le château d’Argol le fait envers Albert, elle semble elle-même venir à la rencontre d’Aldo dont elle attend la venue, en la personne de Marino.

La promenade sur le chemin de ronde noyé de pluie et délabré confirme, s’il le fallait, cette impression et ajoute le sentiment que le terme du voyage est réellement le fond des Syrtes, une sorte de lieu inexistant, à peine esquissé devant les pas d’Aldo, et aussitôt évanoui derrière lui. Contrairement à la visite du château d’Argol, l’entrée dans l’Amirauté n’enlève pas le héros au milieu du ciel, ni ne fait surgir de mystérieux message annonciateur d’événements insolites ; elle s’achève dans une atmosphère d’engourdissement où flotte toutefois quelque chose d’une inquiétante étrangeté qui tient à la réunion d’éléments contradictoires qui caractérise l’atmosphère de la forteresse : la solennité des ‘“’ ‘ bastions de légende’ ”, qui effarouche la vie familière, ‘“’ ‘ les voûtes aux échos inquiétants’ ”, sous lesquelles ‘“’ ‘ la conversation s’engageait mal’ ”524. L’impression est telle que la première soirée devient un véritable cheminement de l’esprit vers l’univers improbable de la forteresse : toute une série de termes jalonnent ce parcours intérieur et imprègnent progressivement le texte d’une aura singulière : ‘“’ ‘ légende ”, ’ ‘“’ ‘ songes ”, ’ ‘“’ ‘ éclairage théâtral’ ”525, bizarre impression ‘“’ ‘ d’irréel ”, ’ ‘“’ ‘ léger étourdissement’ ”526, que vient en quelque sorte conclure et signer la formule d’incrédulité volontairement familière d’Aldo devant la familière et d’autant plus radicale étrangeté de l’Amirauté : ‘“’ ‘ je me pinçai le bras : j’étais bien aux Syrtes’ ”. Le voyage s’achève donc comme il a commencé, par un dîner d’apparat ; de même que les sinuements de la route à travers la mer de joncs conduisaient à autant d’impasses, le premier parcours dans l’Amirauté se finit dans la chambre d’une maison basse, qui cependant donne sur la mer, en direction de la côte invisible et non-mentionnée du Farghestan, et, ‘“’ ‘ dans l’obscurité revenue’ ”, aboutit à la chambre close du sommeil.

Nul doute qu’il y a là comme la marque imperceptible d’une volonté secrète, émanant sans doute de Marino, de conduire Aldo, non dans la pleine lumière révélatrice entrevue pendant la nuit du voyage, mais dans le pesant sommeil d’une nuit sans mémoire et sans risque. Toutefois, la chambre du sommeil donnera, dès le seuil du second chapitre, sur une autre pièce où attend le secret des Syrtes, La Chambre des cartes.

Notes
488.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., PI, p.556.

489.

Pour ces deux citations, id., p.558.

490.

Ibid., p.558

491.

Ibid., p.559.

492.

S’ils sont chacun les points terminaux d’un lignage ces trois personnages sont aussi les individus par lesquels s’ouvre et s’accomplit un lien nouveau et purement personnel avec le monde, comme l’indique la lettre capitale “ A ” de leur prénom. C’est une autre façon de marquer le caractère particulier du héros gracquien dont les aventures visent non un tissu de relations sociales mais une présence au monde. La fête d’adieu donnée par Aldo en offre un exemple particulièrement significatif.

493.

Ibid., p.555.

494.

Ibid., p.555.

495.

Ibid., p.556.

496.

Ibid., p.556.

497.

La Forme d’une ville, PII, p.869.

498.

Id., p.870.

499.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.559.

500.

Id., p.563.

501.

Ibid., p.560.

502.

A cet égard, la représentation qu’Aldo se fait du Farghestan, ressemble beaucoup au sentiment qu’éprouve le lecteur de La Route. Dans Le Rivage des Syrtes, le sentiment d’irréalité fabuleuse vient essentiellement des rumeurs et des légendes qui circulent à Orsenna. Dans La Route, cette impression est communiquée par l’usage systématique des toponymes presque abstraits, désignés par des majuscules : Le Royaume, Le Perré, La Montagne, etc. Il est également vrai que les paysages de La Route puisent une grande partie de leur mystère dans la situation historique qui sert de toile de fond au récit.

503.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.562.

504.

L’ouverture d’Absalon! Absalon ! offre un exemple saisissant de cette rumeur, cette non-voix traversant les êtres : “(...) et le Quentin Compson qui était trop jeune pour mériter d’être un fantôme, mais qui, néanmoins, se trouvait forcé d’ne être un, puisque comme elle, il était né et avait grandi dans le Sud ténébreux – les deux Quentin qui se parlaient à présent l’un à l’autre, dans le long silence d’outre-humanité, en un muet langage”. William Faulkner, Absalon ! Absalon ! , trad. R-N Raimbault, Collection l’Imaginaire, Gallimard, Paris, 1982, p.9. Toute la différence tient évidemment à l’attitude des personnages. Le héros de Faulkner, dont le nom de Compson, dit symboliquement la maladie de langueur qui affecte les enfants du Sud doit reconstruire et reparcourir le récit des origines pour se délivrer de l’héritage historique pesant sur lui. Le héros de Julien Gracq, dont le nom de famille Aldobrandi indique au contraire l’énergie et le désir de surrection, doit rompre avec le verbe immémorial en brisant l’interdit de la frontière.

505.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.564.

506.

Id., p.565.

507.

Dans La Route, le narrateur décrit également la structure matérielle du Perré, selon le modèle des voies romaines, et souligne minutieusement le travail destructeur du temps : “ Elle était si ancienne que, depuis sa construction, la configuration même du terrain avait dû changer insensiblement : par endroits, le soubassement de la chaussée dominait maintenant d’assez haut en talus les prairies des vallées, montrant à nu tout un hérissonnage de blocs – ailleurs, le dallage submergé plongeait sur d’assez grandes distances et se perdait sous les terres rapportées ”, La Route, PII, p.406. La description de la face de la terre se concentre ainsi sur les chemins et les routes qui la sillonnent et font partie de sa chair. Cette matérialité rudimentaire fait songer à la physionomie primitive des grands paysages nus des plateaux du Massif Central, qui sont longuement évoqués dans les Carnets du grand chemin.

508.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.566.

509.

Ibid., p.736.

510.

Ibid., p.564.

511.

Ibid., p.565.

512.

Ibid., p.565.

513.

La Presqu’île, PII, p.441.

514.

Id., p.451.

515.

Le rivage des Syrtes, op. cit., PII, p.564.

516.

Id., p.565.

517.

Ibid., p.566.

518.

Note 2 de la page 558, p.1367.

519.

Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Minuit, Paris, 1985, p.55.

520.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.564.

521.

Id., p.566.

522.

Ibid., p.565.

523.

Ibid., p.567.

524.

Ibid., p.568.

525.

Ibid., p.568.

526.

Ibid., p.569.