La deuxième étape de ce processus général d’incarnation et de rencontre entre la rêverie du sujet et la matière de l’Histoire a en effet lieu dès le second chapitre du roman, lorsque le jeune Observateur pénètre dans la chambre des cartes. Cette rencontre doit trouver sa place ici, en ce qu’elle constitue un prolongement révélateur du voyage vers l’Amirauté, et joue à ce titre le rôle d’un véritable parcours liminaire initiant Aldo, sous un second mode, à la matérialité spatio-temporelle de la guerre en suspens, Les premières journées d’Aldo à la forteresse s’avèrent décevantes car elles opposent au trouble initial qui l’a conduit vers les Syrtes, le déni d’un paysage vacant, clôturé par son horizon indéfini : ‘“’ ‘ Assis sur les créneaux de la forteresse, par une de ces matinées sans rides qui font la beauté de l’automne des Syrtes, je pouvais observer d’un côté la mer vide et le port désert, comme rongé sous le soleil par la lèpre des vasières, et de l’autre Marino chevauchant dans la campagne à la tête de quelque détachement de bergers de louage’ ” 527 . Dans cette scène de vision panoramique, le regard comme frappé de cécité ne trouve rien devant lui que le vide, ou se trouve ramené vers l’intérieur des terres par la silhouette de Marino.
Ce regard désorienté par lequel s’effectue le lien avec le monde, va trouver l’aliment d’un objet fascinant et la ligne directrice d’un vecteur, en se posant sur les cartes de la mer des Syrtes. Il est significatif que la première matérialisation de la terre magnétique passe par le plan multiple d’une collection de cartes maritimes. C’est dire encore une fois le rôle métonymique et médiateur de la mer des Syrtes. Cette intime relation de la mer et de la terre se comprend d’ailleurs d’autant mieux que la ligne frontière entre les deux pays ennemis traverse précisément l’étendue marine : ‘“’ ‘ Plus loin encore, une ligne continue d’un rouge vif : c’était celle qu’on avait depuis longtemps acceptée d’un accord tacite pour ligne frontière, et que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fût’ ” 528 . La suite du passage est encore plus explicite dans la mesure où le narrateur avoue être fasciné ‘“’ ‘ comme un oiseau que stupéfie une ligne tracée devant lui sur sol’ ”. Le lien des eaux et de la terre étant ainsi explicitement fixé, se met en place un double espace : celui de la Seigneurie – ‘“’ ‘ Orsenna et le monde habitable finissaient à cette frontière d’alarme ”’ - et celui du pays mythique, de l’autre côté de la ligne rouge : ‘“’ ‘ Très au-delà, prodigieux d’éloignement derrière cet interdit magique, s’étendaient les espaces inconnus du Farghestan, serrés comme une terre sainte à l’abri du volcan Tängri, ses ports de Rhages et de Trangées, et sa ceinture de villes dont les syllabes obsédantes nouaient en guirlandes leurs anneaux à travers ma mémoire : ’ ‘“’ ‘ Gerrha, Myrphée, Thargala, Urgasonte, Amicto, Salmanoé, Dyrceta ”.’
Cette dialectique du monde habitable 529 et des espaces inconnus qui s’étendent démesurément dans l’au-delà magique de l’étendue géographique, construit l’une des figures majeures de l’imaginaire gracquien. Le monde n’est pas tissé dans la trame d’une seule étendue continue, de valence neutre et donc égale en chacun de ses points. En ce sens, le mot lui-même d’étendue ne convient guère, en raison de son abstraction et de l’uniformité qu’il suggère. Les territoires de Julien Gracq n’admettent pas, comme le font par exemple ceux du poète Jean Follain, une essentialisation de leur espace dans l’unité d’une “ étendue exsangue ” 530 , même s’il est également vrai que le monde de Jean Follain ne se réduit nullement lui-même à l’étendue indifférenciée définie et évoquée par le premier poème de Territoires .
Retenons pour l’instant la dialectisation singulière qui organise le monde chez Julien Gracq, entre un ici infranchissable et un ailleurs fascinant. On la rencontrait déjà dans Un beau ténébreux , à propos d’Hoyerswerda, lorsque Gérard évoque ses souvenirs de captivité. Toutefois, le rapport de l’ici et du lointain n’est pas équivalent dans ces deux textes. Le camp de prisonniers depuis lequel Gérard observe la ville d’Hoyerswerda ne mérite guère le nom de ‘“’ ‘ monde habitable’ ”. Il est au contraire par excellence le lieu inhabitable dont l’imagination s’efforce de subvertir les limites, dans l’acte de contempler les lointains. C’est Hoyerswerda qui assume le rôle de la terre habitable, mais la ville aperçue au loin reste une terre magique, inaccessible, visée avec violence par l’imagination qui tente de se représenter le détail concret de son paysage, et rêve à travers elle tout un monde lointain de villes industrielles anglaises et de voies ferrées acrobatiques traversant les montagnes rocheuses.
Dans Le Rivage des Syrtes , le monde d’ici est une terre habitable, celui des ‘“’ ‘ années tranquilles, de calme et de plénitude, entre les vieux palais de la rue San Domenico et la maison des champs au bord de la Zenta, où nous ramenait chaque été ”’ 531 , celui encore des Syrtes tel qu’il se révèle à Aldo le soir de son arrivée, étrangement paisible et familier, seulement troublé par ‘“’ ‘ l’aboiement d’un chien, un remue-ménage et un piaillement de basse-cour ”’ 532 . L’ailleurs n’est rendu perceptible que par l’intermédiaire de la carte maritime, et il apparaît aussitôt, face à la clôture trop familière du monde connu, comme un objet de désir, une “ terre sainte ” inscrivant sa plénitude sacrée au coeur même du monde réel. Le Farghestan, tel que le révèlent effectivement les cartes déroulées par Aldo, n’est pas un lieu purement imaginaire, mais une terre encore inconnue, et donc, comme tout ce qui est inconnu, susceptible d’être atteinte, dévoilée et touchée, au moins du regard, si ce n’est par un pied conquérant. En ce sens, le regard cartographique annonce dès le début du livre, la vision finale du rivage ennemi révélant sa stupéfiante présence aux navigateurs du Redoutable. Bien mieux encore, l’inconnu agrandit le monde réel et lui confère une qualité supérieure, comme en témoignent les termes désignant l’ouverture de l’espace, l’allongement des distances et le surnaturel.
Leur association finit par suggérer, non seulement l’étirement démesuré de l’espace qui s’étend au-delà de la ligne rouge, mais elle permet de conjuguer sur un même plan la transcendance sacrée d’un ailleurs interdit et l’horizontalité infinie de l’immanence. La projection du ‘“’ ‘ très au-delà ”,’ de la ‘“’ ‘ terre sainte’ ” et du ‘“’ ‘ monde habitable ’ ”, sur la surface rectangulaire des cartes, assure précisément cette articulation horizontale ; elle atteste que le fabuleux Farghestan n’est pas une contrée irréelle, mais qu’il développe lui aussi ses territoires dans le monde des existences géographiques. Ainsi, les cartes ne se contentent pas d’éveiller et de fixer le désir d’Aldo dans la présentation d’une image tentatrice, elles affirment la coexistence conflictuelle des terres absolues et du pays familier dans le même plan d’immanence terrestre.
C’est bien pourquoi l’ailleurs n’est pas un outre-monde mais le ‘“’ ‘ très au-delà’ ” qui se caractérise d’abord par son éloignement. La notion d’au-delà perd ici sa dimension verticale pour désigner des valeurs d’horizontalité, de démesure des distances, au sens presque mathématique du terme, et signifier ainsi la projection infinie du monde, simultanément en dedans et hors de lui-même. Le “ très au-delà ” désigne d’autant mieux ses propriétés si particulières qu’il s’ouvre sur une multiplicité d’espaces concrets composant ensemble cette ‘“’ ‘ terre sainte’ ” qu’est le pays ennemi. On passe donc du “ très au-delà ”, au ‘“’ ‘ prodigieux éloignement’ ”, avant de parvenir aux “ espaces inconnus du Farghestan ”, qui se serrent ‘“’ ‘ à l’ombre du volcan Tängri ’ ”,et cristallisent dans les noms d’une ‘“’ ‘ ceinture de villes’ ”. Franchir la ligne rouge, ce n’est pas s’aventurer et se perdre dans un vide abstrait semblable aux espaces infinis de Pascal, mais atteindre cet autre rivage substantiel, ce pays par excellence qu’est le Farghestan. On voit donc se construire un trajet qui déploie sur la carte une série de mesures d’espace, animées par un double mouvement d’élan dilaté et de resserrement “ à l’ombre du volcan Tängri ”.
D’emblée, la terre interdite offre une image d’elle-même et alimente le désir de l’Observateur. Une fois encore, elle se manifeste dans une image auratique, trompeuse et fascinante dont la trame ne se noue pas cette fois en un voile lumineux mais à travers l’étendue ‘“’ ‘ en nappes blanches (des) terres stériles des Syrtes, piquées des mouchetures de leurs rares fermes isolées, bordées de la délicate guipure des flèches et des lagunes ”’ 533 , pour se redoubler plus loin dans la guirlande des noms de villes. Cette image est auratique en ce sens qu’elle tend un voile sur lequel vient s’inscrire la rêverie d’Aldo, et s’ouvrir l’image d’un avenir en forme de tentation. Il est en effet révélateur qu’Aldo, dès ce moment, rêve d’un moyen de franchir la ligne rouge de la frontière interdite : ‘“’ ‘ sans que je voulusse me l’avouer, j’étais prêt à douer de prodiges concrets ce passage périlleux, à m‘imaginer une crevasse dans la mer, un signe avertisseur, un passage de la mer Rouge’ ”. On ne saurait parler plus clairement : pour Aldo, le Farghestan tel que le lui révèlent les cartes de la mer des Syrtes, est une terre promise, au double sens métaphysique et géographique du terme.
La manifestation cartographique du Farghestan culmine dans l’évocation des villes et de leurs noms. L’ordre géographique d’un autre territoire révèle alors sa structure : un volcan protecteur et emblématique, des ports, une ceinture de villes dont les noms évoquent au lecteur tout un orient antique fabuleux. Michel Murat interprète ces noms imaginaires comme autant de d’allusions cryptées qui forment ensemble une constellation poétique : ‘“’ ‘ Pour Thargala, c’est Galgala de Booz endormi (’ ‘“’ ‘ les souffles de la nuit flottaient sur Galgala ”) ; si Myrphée ravive le souvenir de Morphée et Amicto celui de la ’ ‘“’ ‘ Fille d’Enfer, l’Erinye Alecto, Salmanoé évoque les rois assyriens de la Bible (Salmanasar, etc.), dont la cruauté s’adoucit de la désinence féminine – oé (comme Arsinoé, Méroé, etc.) et de l’ombre de Salammbô. Dyrceta enfin serait une soeur orientale de la ’ ‘“’ ‘ Circeto des hautes glaces ” interprétée par Gracq comme toponyme ”’ 534 .
Julien Gracq dément cependant cette lecture trop systématique et trop soucieuse de donner des clés historiques et littéraires. L’auteur du Rivage affirme avoir choisi les noms propres des villes du Farghestan selon des critères “ de nature purement vocale ” et ajoute à leur sujet : ‘“’ ‘ Pas de signification symbolique – du moins pour moi, car le lecteur en trouve parfois une. Mais beaucoup de souci pour la cohérence entre les sonorités. Je me souviens qu’en cherchant des noms géographiques pour le Farghestan, dans Le Rivage des Syrtes, je pensais aux guerres de Jugurtha, dans Salluste. Il fallait que ces noms fassent famille entre eux’ ” 535 . L’argument de Gracq est intéressant, car il substitue à l’intention symbolique le souci d’une cohérence qui donne aux villes du Farghestan une identité commune. Il s’agit bien de trouver ‘“’ ‘ des noms géographiques’ ”, c’est-à-dire d’évoquer un pays, fût-il purement imaginaire – c’est-à-dire un ensemble de territoires et une civilisation vivant sur ces territoires. Les noms de villes prolongent et achèvent l’évocation cartographique du Farghestan car ils manifestent dans leur substance sonore les qualités concrètes d’un monde réel, provisoirement hors de portée. Ils sont à la fois les substituts et l’épiphanie poétique du Farghestan.
Effectivement, tout comme le rêveur proustien imagine par exemple ‘“’ ‘ Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe’ ”, ou encore ‘“’ ‘ Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien’ ”, ou même ‘“’ ‘ Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronne par une tour de beurre’ ” 536 ; Aldo vise et rêve la terre merveilleuse du Farghestan dans les noms des villes qui la ceinturent. Il se distingue cependant du narrateur de la Recherch e sur plusieurs points. La rêverie d’Aldo demeure suspendue aux noms qui exercent sur lui un pouvoir obsédant et tentateur, sans cependant faire naître des représentations cénesthésiques précises. La réalité sensible de ces villes flotte seulement à l’état latent dans leurs syllabes. Les noms ne manifestent cependant pas moins le désir d’une terre doublement dérobée par les distances et l’interdit qui pèse sur elle. Aldo se contente donc de déployer une tresse de mots dont la substance sonore reste ainsi en suspens et paraît d’autant plus étrange et fabuleuse. La suite des sept cités nommées devient alors l’équivalent d’une invocation magique prononcée dans une langue énigmatique qui est à la fois celle du Farghestan et du désir. Aldo se distingue également du narrateur proustien en ce que la découverte du pays réel ne vient pas contredire les croyances immédiates du rêveur de mots, mais les confirme et surpasse leur promesse, lorsque les passagers du Redoutable découvrent soudain devant eux la côte fabuleuse et la ville de Rhages.
Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs , le narrateur voit soudain s’effondrer toutes les représentations qu’il avait formées de Balbec et de sa cathédrale, lorsqu’à la place du clocher idéal ‘“’ ‘ recevant à sa base la dernière écume des vagues soulevées’ ”, il découvre un clocher réel se dressant ‘“’ ‘ sur une place où était l’embranchement de deux lignes de tramways, en face d’un café qui portait, écrit en lettres d’or, le mot Billard ”’ 537 . Un peu plus loin, le narrateur, analysant les raisons et la signification de sa déception, déclare : ‘“’ ‘ mais pour Balbec, dès que j’y étais entré, ç’avait été comme si j’avais entrouvert un nom, qu’il eût fallu tenir hermétiquement clos et où, profitant de l’issue que je leur avais imprudemment offerte en chassant toutes les images qui vivaient là, un tramway, un café, les gens qui passaient sur la place, la succursale du comptoir d’escompte, irrésistiblement poussés par une pression externe et une force pneumatique, s’étaient engouffrés à l’intérieur des syllabes, qui, refermées sur eux, les laissaient maintenant encadrer le porche de l’église persane et ne cesserait plus de les contenir ”’ 538 . Le dilemme du narrateur proustien provient donc de la contradiction entre réalité et langage. Le nom ouvert laisse l’image de la ville réelle l’envahir et prendre la place de la ville idéale soudain dépossédée de ses qualités quintessencielles. Au lieu de confirmer et de d’achever la promesse du nom, le réel le dénature et le reconvertit. Comme le laisse entendre le narrateur lorsqu’il regrette de ne pas avoir maintenu la clôture hermétique du nom de Balbec, le désir du rêveur de noms ne vise pas l’immanence, mais lui substitue une essence nécessairement illusoire.
Il n’en va pas de même dans Le Rivage des Syrtes. Si Aldo ne détaille pas un quelconque contenu quintessenciel des noms de villes, c’est que ces derniers ne sont que des points d’appel jetés dans le langage, et exigent le contact effectif avec la réalité qu’ils représentent. On comprend donc que l’instant dans lequel se révèle par l’intermédiaire de ces noms, la présence du Farghestan, et à travers lui, de l’Histoire encore bloquée, la conscience désireuse d’un autre monde projette ses propres motifs d’action, sans se douter encore qu’ils s’entrelaceront si profondément au réveil du temps collectif. C’est en ce sens que se dessine déjà la dialectique du désir d’immanence et de la nécessité historique dont Aldo deviendra l’agent et la victime.
Par ailleurs, les cartes maritimes jouent donc ici sur le plan des images un rôle en tout point comparable à celui de la séductrice qui prend l’amant au piège de son mystère et l’attire lentement à elle dans une étreinte morbide. Aldo entretient précisément avec elles une relation de dépendance somnambulique : ‘“’ ‘ Debout, penché sur la table, les deux mains appuyées à plat sur la carte, je demeurais là parfois des heures, englué dans une immobilité’ ‘hypnotique d’où ne me tirait même pas le fourmillement de mes paumes ”’ 539. Ainsi, derrière les anneaux obsédants des noms noués en guirlande, se dissimule effectivement une puissance magnétique obscure qui suscite à la fois l’extase du regardeur et sa paralysie. Icônes ambivalentes d’une terre théoriquement inaccessible, les cartes font à la fois penser à des robes d’apparat et à la toile d’une araignée. Les mouchetures représentant les fermes isolées, ‘“’ ‘ la délicate guipure des flèches et des lagunes’ ”, la ‘“’ ‘ ligne pontillée noire’ ” symbolisant la limite des patrouilles, la ligne frontière rouge vif qui traverse le vide, la ceinture des cités du Farghestan groupées autour de leur volcan tutélaire, sont autant de motifs imperceptibles qui autorisent une telle lecture. L’expression lire entre les lignes renoue ici avec son origine, dans la mesure où rien n’est dit de manière explicite : le lecteur doit apercevoir derrière la trame superficielle du texte le véritable sens de ce qui serait autrement une simple description objectiviste, à peine teintée des perceptions du narrateur.
Qu’elle soit donc un vêtement nuptial ou une toile d’araignée, la carte ne s’en construit pas moins sur le principe d’un arrière-monde à demi révélé. Elle n’est nullement comme on pourrait le croire un panoptique à la surface duquel l’observateur peut faire glisser un oeil panoramique afin d’en dégager une connaissance claire et distincte. Elle n’est pas véritablement “ l’oeil monde ” dont parle la philosophe Christine Bucci-Glucksmann, dans L’oeil cartographique de l’art 540. Comme les déshabillés dans lesquels le corps féminin se met en gloire, la carte, ici, laisse seulement entrevoir la forme insaisissable d’un rivage étranger. Sa relation métonymique avec la terre qu’elle représente est telle qu’elle accapare entièrement l’attention d’Aldo, à l’exclusion de toute autre préoccupation. La carte ne donne à voir que le schéma d’un lieu absent, d’autant plus replié sur sa propre substance que le tracé s’avère précis et que de très nombreux renseignements viennent l’enrichir. Plus tard, la vue panoramique de l’horizon se heurtera aux mêmes difficultés dans le registre de l’espace sensible. Aldo se tiendra devant la côte du Farghestan, cherchant à dépasser visuellement la ligne rouge de la frontière qui figure sur la carte, mais il se heurtera à l’écran naturel de l’horizon marin.
Peu importe que cette invisibilité soit due à des causes naturelles, telles que l’éloignement et la courbure terrestre. La distance et l’opacité que mesureront alors l’oeil d’Aldo seront celles d’une occultation, comme si un intervalle paradoxal de vide concret devait toujours s’interposer entre les deux rivages. Il en résultera ce face-à-face déconcertant, d’autant plus captivant qu’il est, provisoirement du moins, nécessairement décevant.
La carte est donc promesse d’un monde qu’elle ne suffit pas à donner, car, selon une formule particulièrement heureuse d’Italo Calvino, elle est une “ connaissance de l’inexploré ”541, c’est-à-dire une pure représentation de ce qui n’est pas encore saisi par le regard. Pour que le pacte s’accomplisse, l’intervention d’une médiatrice est nécessaire. Il est en effet significatif que la première apparition concrète de Vanessa ait précisément lieu dans la chambre des cartes, au milieu de l’obscurité. Il s’agit bien d’ailleurs d’une véritable apparition digne des grands romans gothiques ou du cinéma fantastique, également chers à Julien Gracq : ‘“’ ‘ Je me retournai tout d’une pièce et sursautai en froissant ma joue contre une robe de femme. Un rire léger et musical éclata dans le noir (...). Je crispai les mains sur la robe, et relevai les yeux vers le visage noyé dans l’ombre. Vanessa était devant moi ”’ 542. Un peu plus loin, le narrateur ajoute : ‘“’ ‘ Dans le fouillis poussiéreux de la pièce, la carnation égale de ses bras et de sa gorge suggérait à l’oeil une matière extraordinairement précieuse, radiante, comme la robe blanche d’une femme dans la nuit d’un jardin’ ”. La substance de la robe et celle du corps ne cessent de s’échanger, de même que la carte était précédemment, mais secrètement, la robe dissimulant le corps absent du Farghestan. Tissée d’étoffe et de chair mélangées, née en terre d’Orsenna, mais apatride et destinée par son lignage aux trahisons suprêmes, Vanessa parait donc surgir de l’obsurité même de la chambre des cartes pour matérialiser la tentation qu’elles exerçaient jusqu’à présent. Elle est tout à la fois comme une allégorie du Farghestan offrant ses formes énigmatiques à la contemplation d’Aldo, et l’artisan fondamental du complot contre le sommeil et la tranquillité de la Principauté.
C’est elle encore qui conduira clandestinement Aldo sur l’île de Vezzano, ancien port d’attache des pirates du Farghestan. Une précision du narrateur souligne à cet égard le rapport de continuité qui relie Vanessa aux cartes. La jeune femme vient de déclarer qu’elle veut emmener Aldo à Vezzano : ‘“’ ‘ Le nom éveillait en moi des souvenirs tout proches, et je sentis un mouvement de curiosité. Dans mon esprit se levait l’image d’un point noir piqué isolément sur la nappe bleue où j’avais si souvent vogué en esprit dans la chambre des cartes ”’ 543. L’itinéraire mental rendu possible et nécessaire par la lecture très régulières des cartes finit par s’incarner sous le haut commandement de Vanessa. C’est ainsi que le ‘“’ ‘ point noir piqué sur la carte’ ” où ‘“’ ‘ ne s’accrochait pas davantage pour moi un souvenir ou un paysage qu’au clou de lumière d’une étoile’ ”, peut, grâce à Vanessa, se matérialiser dans la vision d’une ‘“’ ‘ sorte d’iceberg rocheux’ ”, qui tient tout à la fois de la cuirasse blanche et du “ voilier sous ses tours de toile ”544. L’île de Vezzano surgit ‘“’ ‘ du miroitement des lointains de mer ”’ 545 comme une apparition, préparant secrètement l’apparition future du Tängri et de la côte du Farghestan sous le regard d’Aldo.
L’essentiel est que le paysage abstrait des cartes devienne un lieu réel qu’Aldo peut parcourir sans restriction. La fonction médiatrice et tentatrice de Vanessa s’exprime alors dans l’une de ses plus claires figures. Peu avant l’excursion, Aldo se souvient en effet du calcul de la position de l’île de Vezzano sur la carte des Syrtes : ‘“’ ‘ Si l’on piquait la pointe d’un compas à l’emplacement de Rhages, Vezzano était, de tous les ponts du territoire d’Orsenna, celui qui s’inscrivait dans le cercle de rayon le plus court ”’ 546. Cette connaissance purement géométrique va trouver sa confirmation spectaculaire dans l’ordre du sensible, lorsqu’à la fin de la journée, Vanessa conduit son amant sur le sommet de l’île et lui révèle littéralement l’autre côté de l’horizon, d’abord en s’arrangeant pour lui faire voir, sans rien lui dire, un mince nuage énigmatique au ras de l’horizon, puis au moment où il veut redescendre, en le forçant, cette fois explicitement, à regarder ce qui s’offre à ses yeux : ‘“’ ‘ Traversé d’un pressentiment brusque, je reportai alors mes yeux vers le singulier nuage. Et tout à coup, je vis. Une montagne sortait de la mer, maintenant distinctement visible sur le fond assombri du ciel ”65471’.
L’île de Vezzano, en dépit de son allure d’iceberg n’était donc qu’un avant-poste, comme un signal préparatoire, car la nouvelle montagne qui monte sur l’horizon crépusculaire offre au regard une pureté cristalline inégalée et réverbère une clarté prophétique qu’aucune image cartographique n’avait jusqu’à présent su révéler. C’est encore Vanessa qui nomme l’apparition qu’elle semble avoir elle-même convoquée à sa place, comme si elle la créait ou construisait à cet instant la seule carte authentique, celle que révèle le paysage lui-même lorsqu’il devient son propre signe : ‘“’ ‘ C’est le Tängri, dit Vanessa sans tourner la tête. Elle parlait comme pour elle-même, et je doutai de nouveau qu’elle eût conscience que je fusse là’ ”. Dès lors, la géographie calligraphique des cartes et la rêverie qui l’accompagnent deviendront inutile. De la même manière, la présence au monde cessera d’être une pure observation de l’espace pour devenir un déplacement, apporter un contour sensible à la côte du Farghestan, et simultanément rendre à l’Histoire toute sa puissance vivante et destructrice.
Ibid., p.571-572.
Ibid., p.577.
La seconde partie de Liberté grande s’intitule La terre habitable. Certains poèmes, comme par exemple Aubrac, évoquent la libre errance de personnages pour qui la terre et la mer finissent d’ailleurs par se confondre : “ nous marcherons ainsi que sur la mer vers le phare de lave noire par la terre nue ”, Liberté grande, op. cit., p.323. Cette terre océanique est également associée à l’image du “ phare de lave noire ”, qui rappelle l’origine volcanique des plateaux de l’Aubrac. Dans Le Rivage des Syrtes, un volcan, le Tängri, surgit presque littéralement de la mer, sous les yeux des navigateurs, et annonce la côte du Farghestan.
Jean Follain, Exister, suivi de Territoires, Collection Poésie, Gallimard, Paris, 1969, p.93.
Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.555.
Id., p.569.
Ibid., p.577.
Michel Murat, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, t.I, op. cit., p.64.
Le Magazine Littéraire, décembre 1981, p.17.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Collection Folio, Gallimard, Paris, 1954, p.441.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., p.227.
Id., p.229.
Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.577.
Christine Buci-Gluscksmann, L’oeil cartographique de l’art, op. cit. Voir les analyses de la carte comme projection du regard panoptique, au chapitre I, L’oeil-monde ou le fantasme d’Icare, p.13-48.
Italo Calvino, Le voyageur dans la carte, Collection de sable, Collection Points, Seuil, Paris, 1986, p.37.
Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.619.
Ibid., p.677.
Pour ces deux citations, Ibid., p.680-681.
Ibid., p.680.
Ibid., p.677-678.
Ibid., p.685-686.