3) : Voyage dans le domaine d’Arnheim-sur-Meuse

Malgré l’écart considérable qui le sépare d’Albert et d’Aldo, l’aspirant Grange partage avec eux un certain nombre de traits distinctifs qui apparaissent dès l’ouverture d’Un balcon en forêt, à travers le récit d’un autre itinéraire préliminaire. Comme Albert, Grange est déjà en route au moment où commence le roman ; comme Aldo, il se trouve emporté dans un paysage vide en direction d’un avant-poste militaire placé sur une frontière. Son voyage est aussi un aussi un arrachement qui le sépare doublement, de son statut antérieur de civil et de la personnalité sociale théoriquement individuelle qui caractérise cet état, de ses attaches géographiques dont le lecteur apprend plus tard qu’elles sont précisément celles de l’écrivain Julien Gracq, c’est-à-dire les régions de l’ouest et des bords de la Loire. Grange apparaît en premier lieu comme une conscience qui s’arrache à l’être collectif pour retrouver une plénitude d’être dans la relation nomade avec un paysage désert. Une fois encore, le héros gracquien est donc défini par sa relation au monde qu’il est en train de traverser. Bien plus qu’Albert ou Aldo, Grange se réduit au seul mouvement de son parcours vers la maison forte des Falizes dont il ignore même l’existence, à ce moment du récit.

Il n’est à proprement parler qu’un nom précédé par un grade qui n’a guère d’importance dans la hiérarchie militaire. Détaché de la vie civile aux armées, Grange est donc à l’écart, mais il l’est autrement qu’Albert ou même qu’Aldo avec lequel il partage pourtant une fonction militaire. Contrairement à Aldo qui part pour les Syrtes dans un état d’éblouissement et de désir qui auront pour effet de réveiller l’Histoire momentanément endormie sur le rivage des Syrtes, Grange est déjà pris dans la guerre, bien que celle-ci soit encore en suspens. Le personnage de Grange et la relation très particulière qu’il entretient avec le paysage sont donc conditionnés d’emblée par ce contexte ambivalent, comme en témoigne l’état de fausse apesanteur caractérisant le voyage en train. L’aspirant Grange s’y trouve d’emblée dans l’entre-deux constamment équivoque qui définit la tonalité générale du livre. Sujet arraché à la vie ordinaire, il ne doit sa paradoxale liberté de rêveur en voyage qu’à la nécessité historique qui le happe et le conduit irrésistiblement vers son poste, via la petite ville de garnison de Moriarmé.

La première phrase s’ouvre en effet sur une libération : le train ayant dépassé Charleville, cité emblématique de la tristesse depuis Rimbaud, le monde est aussitôt changé. Sa laideur ordinaire fait place à la fascination du val de Meuse envisagé comme lieu magique. Cette purification se communique immédiatement à la conscience et au visage de l’aspirant : ‘“’ ‘ un vent cru (...) lui lavait le visage quand il passait la tête par la portière ”’ 548. Tout le parcours est donc placé sous les auspices de l’enchantement : ‘“’ ‘ le train était vide ; on eût dit qu’il desservait ces solitudes pour le seul plaisir de courir dans le soir frais, entre les versants de forêts jaunes qui mordaient de plus en plus sur le bleu très pur de l’après-midi d’octobre’ ”.

Comme le souligne Bernild Boie, cette ouverture n’est pas sans lien avec un souvenir réel que Julien Gracq fera surgir plus tard en pleine lumière dans les Carnets du grand chemin, et dans lequel il rend brièvement compte de son propre départ vers son bataillon une après-midi d’octobre 1939. Ce souvenir n’alimente pas seulement a priori l’ouverture du Balcon, il vient aussi croiser dans l’existence de Louis Poirier le thème du parcours liminaire si cher à Julien Gracq : ‘“’ ‘ C’était le début de l’après-midi, je marchais seul d’un bon pas, sans bagage, le long d’une petite route montueuse qui sinuait entre champs et boqueteaux sous un soleil d’automne couleur de vin clairet ; au flanc des ravins boisés, on voyait la tranche des quartiers de grès rouges empilés sous l’humus comme des assises de pyramides ”’ 549. Solitude du piéton engagé sur une route d’après-midi, formes pyramidales apparaissant à l’intérieur du paysage, tout vient ici rappeler l’ouverture d’Au château d’Argol et faire de Lucien Poirier une sorte d’Albert de la Drôle de Guerre. La suite du texte reconduit plus directement à l’atmosphère initiale du Balcon : ‘“’ ‘ Je marchais allégrement dans l’air déjà vif, content de ma solitude d’une heure, de la route blanche, des champs verts, du soleil jaune. Gaîment ? Ce serait beaucoup dire : je n’étais pas tellement pressé de voir le bout de ma route. (...) Mais je me sentais délesté, sans amarres, faisant sonner la route à neuf de mes semelles ferrées : une nouvelle donne dans ma vie commençait, à laquelle l’Histoire présidait sèchement, salubrement’ ”.

Sur un mode parfois légèrement ironique, ce passage fait bien plus que laisser apparaître la source biographique de l’ouverture d’Un balcon en forêt : dans l’espace de deux phrases, il synthétise tout le contenu de l’expérience vécue par Grange au cours de son voyage. L’allégresse du voyageur solitaire est précaire, elle ne se prolongera pas plus d’une heure, de même que la fascination de Grange pour la glorieuse lumière de l’après-midi finissante est par avance vouée aux ombres humides de Moriarmé. Le départ est tout à la fois exaltation et volonté de différer le plus longtemps possible ce que chaque pas ou que chaque tour de roue rapproche, si bien que dans le souvenir de Gracq, comme dans le cheminement de Grange, le sentiment de fugue se mêle en permanence à celui d’une menace inéluctable. L’Histoire distribue donc une nouvelle donne de l’existence qu’elle arrache à ses servitudes, mais elle met en balance le risque de la mort. Toutefois, le texte du Balcon répartit autrement les signes en ce qu’il leur confère un sens infiniment plus équivoque qui fait toute la beauté des premières pages et les plonge aussitôt dans une pure atmosphère de songe. Grange n’y est pas seulement le double romanesque de Julien Gracq et de Lucien Poirier. Paraissant davantage fuir Charleville clairement identifiée à “ la laideur du monde ”550, Grange est aussi un fugueur rimbaldien, qui comme le capitaine Varin le remarquera plus tard fait partie des “ gens qui ont choisi leur façon de déserter ”551.

Tel est le sens de l’ouverture du livre : il s’agit moins pour l’aspirant d’aller rejoindre un poste en vue du futur affrontement que d’échapper à tous les Charleville de l’existence en s’abandonnant corps et âme à l’enchantement du paysage dans ce moment particulier, une fin d’après-midi d’automne illuminée par le soleil rasant dont on sait la valeur d’emblème sensible aux yeux de Julien Gracq. La conscience de Grange est donc ici comme prise en pince entre les deux formes de la tyrannie du collectif que Julien Gracq stigmatise dans Pourquoi la littérature respire mal. D’une côté, l’aspirant laisse sur l’arrière le monde des nécessités sociales où l’existence immédiate n’a pas de véritable place ; de l’autre il se trouve malgré lui enveloppé d’avance par l’Histoire. Le sens de sa quête future apparaît déjà comme une tentative désespérée de se glisser entre ces deux réalités, de même que le train le conduit au fond d’une gorge, entre deux hautes falaises, l’obligeant à renverser la tête pour apercevoir le paysage. L’aspirant est donc simultanément entraîné dans un paysage magique et emporté sur les rails de la guerre menaçante.

Effectivement, dans ce contexte étrange où tout semble en dehors du cours banal des choses, La ‘“’ ‘ rivière lente’ ”552 et méandreuse bordée par une prairie semblable à une pelouse anglaise, la solitude du paysage inhabité et les forêts éveillent aussitôt le souvenir du Domaine d’Arnheim. Le train ne conduit plus un réserviste appelé sous les drapeaux vers un poste de commandement régimentaire menacé par une offensive inéluctable, mais un lecteur émerveillé qui se rassure et se réjouit de s’éloigner à chaque tournant du monde des hommes et du labeur. Aussi, la belle formule de l’aspirant selon laquelle il s’agit là d’un ‘“’ ‘ train pour le Domaine d’Arnheim ”’, a-t-elle, comme beaucoup d’autres au cours de ce récit, valeur de talisman. Elle sert à endormir fallacieusement l’angoisse en donnant à penser que plus le train s’avance, plus il échappe à la double temporalité de la vie ordinaire et de l’Histoire. Grange peut donc allumer une cigarette et renverser la tête ‘“’ ‘ pour suivre du regard très haut au-dessus de lui la crête des falaises chevelues qui se profilaient en gloire contre le soleil bas’ ”553, il n’est plus dans le monde réel encerclé par le pressentiment de la guerre, mais dans une sorte de pays des songes que des signes inquiétants ne tarderont cependant guère à perturber.

L’onirisme latent de ce passage se manifeste selon plusieurs modalités. C’est tout d’abord l’étrange posture de l’aspirant qui se trouve à la fois dans le compartiment et au-dehors, la tête levée dans la vision renversée des forêts et du ciel. On peut sans doute noter avec Michel Descotes, et ceci bien que Julien Gracq prétende toujours choisir les noms de ses personnages sans nul souci onomastique, que le nom “ Grange ” contient “ deux éléments qui s’opposent phonétiquement et sémantiquement ”554. Selon cette interprétation, “ Gr ” renverrait donc phonétiquement à tout ce qui se rattache à la guerre, et “ ange ” de son côté semblerait indiquer l’aspiration “ à s’élever vers un monde céleste, le Paradis (...) et à rejoindre un univers plus éthéré ”. Quoi qu’il en soit, la vision singulière que l’aspirant obtient du monde en se penchant ainsi contre le ‘“’ ‘ capiton de serge’ ”555 introduit bien l’idée de monde à l’envers qui prédomine dans tout le récit : celui de la maison forte des Falizes suspendue entre ciel et terre et celui de la Drôle de Guerre qui subsitue à l’éclat des combats son long sommeil d’angoisse. A cet égard le capiton pourrait tout aussi bien préfigurer l’intérieur d’un cercueil. La vision en contre-plongée des forêts ‘“’ ‘ profilées en gloire contre le soleil bas’ ” serait alors celle d’un mort en sursis. Peut-être s’agit-il aussi du regard d’un dormeur en train de s’assoupir ou de s’éveiller au monde autonome du rêve. On ne peut en effet lire ce passage sans penser à la conclusion du livre dans laquelle Grange, blessé à la jambe et aux reins parvient à s’échapper de la maison forte et à rejoindre celle de Mona où il s’enferme à double tour avant de se plonger dans le sommeil. Aspiration au monde céleste, vision prémonitoire de la mort, sommeil et rêve, on reconnaît dans ce passage l’ambivalence irréductible qui fait toute la beauté d’Un balcon en forêt.

Cet onirisme se manifeste aussi dans le rapport plus général de l’aspirant au paysage environnant et se révèle inséparable du voyage lui-même, puisqu’il en est tout à la fois l’effet et la substance fondamentale. Le val de Meuse est d’abord présenté en termes neutres qui sont ceux de la description géographique classique : ‘“’ ‘ le train, qui suivait la rivière lente, s’était enfoncé d’abord entre de médiocres épaulements de collines couverts de forêts et d’ajoncs’ ”556. Seul l’étrange nom de “ rivière lente ”, donné à la Meuse, comme s’il s’agissait réellement d’un toponyme, laisse affleurer dans le texte quelque chose de plus que la simple indication du géographe et prépare déjà la conscience du personnage autant que celle du lecteur à l’évocation du Domaine d’Arnheim. D’autres éléments jouent un peu plus loin le même rôle de signe avertisseur et précisent la présence sous-jacente d’un autre registre, sans toutefois rompre la logique réaliste : le train est vide, il semble desservir ces solitudes “ pour le seul plaisir de courir dans le soir frais ”.

C’est finalement la comparaison du ruban de prairie bordant la Meuse, avec une pelouse anglaise qui fait surgir explicitement le thème du domaine enchanté dans la pensée du personnage. La formule employée par Grange : ‘“’ ‘ C’est un train pour le Domaine d’Arnheim ”’ joue donc le rôle d’un saut qualitatif dans la perception du paysage : rassemblant les signes épars qui sans elle seraient demeurés des opérateurs de songe inefficaces, elle transpose aussitôt le site et le voyage dans une tonalité que rien ne pourra désormais plus démentir, ni l’inscription du texte dans une période historique déterminée, ni son enracinement dans le paysage des Ardennes françaises, ni davantage la dimension humaine et sociale qui fait aussi sa réussite littéraire. Que la formule de Grange soit simplement pensée et non pas prononcée à voix haute n’est pas sans importance : il ne s’agit pas simplement d’un détail réaliste qu’on pourrait expliquer par la solitude de l’aspirant, mais bel et bien d’un signe indiquant au lecteur que le récit vient de franchir le seuil d’un univers de songe à rebours de la réalité de l’Histoire qui attend pourtant son heure en aval.

Dès lors le paysage dépouille la pesante matérialité de la vie quotidienne et se libère de toutes orientations précises : ‘“’ ‘ Dans les échappées de vue des gorges affluentes, les lointains feuillus se perdaient derrière le bleu cendré de la fumée de cigare ”’ 557. On pourrait croire que le convoi n’a plus de but, sinon celui de remonter ce val perdu pour le simple plaisir. Les perspectives deviennent des échappées dont les lointains se perdent. Ainsi les lieux eux-mêmes deviennent complices de l’aspirant : les échappées des gorges se rapportent au regard qui s’y dirige, et les lointains sont effacés derrière la fumée du cigare - ce dernier succédant magiquement à la cigarette initiale et lui substituant son luxe un peu voluptueux. On peut aussi penser a contrario que toutes ces modifications n’expriment aucune vraie solidarité du paysage avec le personnage mais simplement la projection d’une aspiration subjective qui cherche dans les lieux et les choses les indices incertain de son attente. Ainsi la fumée du cigare n’est-elle, malgré sa couleur bleue, qu’un faible écran fugitivement interposé entre le voyageur et les lointains. L’ambivalence est telle qu’au moment même où la rêverie atteint son point suprême, l’adjectif “ cendré ” vient discrètement et indirectement rappeler l’idée de mort. Grange a beau s’enfoncer dans une Urwald matricielle et bienveillante, il ne peut empêcher le retour régulier de signes plus obscurs.

A peine a-t-il franchi le seuil imaginaire des forêts enchantées que des fantômes et des présages fatals accourent à sa rencontre : ‘“’ ‘ Pourtant la laideur ne se laissait pas complètement oublier : de temps en temps le train stoppait dans de lépreuses petites gares couleur de minerai de fer (...) contre le bleu de guerre des vitres déjà délavé, des soldats en kaki somnolaient assis à califourchons sur les chariots de la poste ”’. La laideur intervient dans le parcours comme ce qui le tronçonne en l’arrêtant à intervalles irréguliers et marque le retour d’une Histoire en suspens à l’image prosaïque des soldats assis au bord de la voie ferrée. Fragmenté, immobilisé, l’itinéraire de Grange perd aussitôt les qualités fondamentales d’apesanteur et d’euphorie qui assuraient sa fluidité immatérielle. Chacune des stations successives vient corriger l’impression initiale d’échappée belle au milieu d’un monde nu lavé de la présence humaine. A la sensualité vitale de la ‘“’ ‘ forêt drue et noueuse ’” s’oppose un paysage malade, lépreux, ‘“’ ‘ couleur de minerai de fer’ ”, dont les seuls personnages sont des soldats assoupis. Ce qui avait été laissé à l’arrière reparaît avec insistance. Le sentiment de menace latente s’accompagne d’un retour aux repères de la géographie réaliste : ‘“’ ‘ l’oeil désenchanté revenait vers la Meuse’ ”, en même temps que se multiplient les signes de plus en plus explicites : ‘“’ ‘ petites casemates toutes fraîches ’”, ‘“’ ‘ réseaux de barbelés’ ”, ‘“’ ‘ la rouille et la ronce de la guerre ’” qui font proliférer une affligeante végétation militaire.

Comme le laisse deviner le texte à demi mots, ce spectacle est d’autant plus triste qu’il préfigure le très prochain désastre ; sans doute est-ce aussi en ce sens qu’il déshonore ‘“’ ‘ ce canton encore intact de la Gaule chevelue ”’. Ainsi, les singes de l’Histoire à l’oeuvre, sous sa forme militaire, n’ont pas comme dans Le Rivage des Syrtes ce caractère de sédiments civilisationnels qui troublent et enchantent l’esprit d’Aldo, pour ce qu’ils appartiennent de plein droit au paysage qui les contient et les révèle. Ici, au contraire, loin de tout immémorial mythique, la présence concrète de l’élément historique moderne, s’impose à la conscience comme une succession de balises sinistres venant rompre la continuité sensible et spirituelle de l’être-au-monde.

Le voyage de Grange qui avait commencé par une libération placée sous les auspices de l’envol, s’achève par une retombée d’autant plus déprimante. Tous les signes de l’enfouissement s’accumulent alors : l’aspirant descend du train, quittant ainsi le véhicule magique de sa fugue alors que l’ombre ‘“’ ‘ de la falaise énorme éteignait déjà la petite ville ”’. Il n’est pas au domaine d’Arnheim mais à Moriarmé dont le nom seul suffit à dissiper ses illusions. Son itinéraire n’est plus désormais une libre course ‘“’ ‘ entre les versants de forêts jaunes ”’ 558 , mais une démabulation ‘“’ ‘ dans une rue pauvre et grise qui courait à la Meuse’ ”559. L’échappée-belle n’est bientôt plus que le simple transit d’un réserviste rappelé sous les drapeaux par la mobilisation générale et dont un colonel austère peut vérifier l’horaire dans ses documents officiels. Morimaré est un tout autre fond que celui des Syrtes, car la ville ne s’ouvre pas sur l’espace-temps d’une mer et d’une temporalité mythique ; elle n’est qu’une sorte de nasse sans séduction que les préparatifs militaires ont transformée en centre de commandement.

Le voyage liminaire de Grange n’est pour autant pas terminé. De même que dans Au château d’Argol et Le Rivage des Syrtes, l’itinéraire initial du héros se subdivise en deux étapes. Au château d’Argol ménageait une transition entre le cheminement horizontal d’Albert sur la route déserte et l’ascension vers le château par le sentier presque vertical. Le Rivage des Syrtes organisait le voyage d’Aldo en deux journées consécutives unies par une longue nuit de présages et le mouvement ininterrompu d’une course en voiture. Un balcon en forêt propose une autre version de cette subdivision du voyage. A l’instar d’Aldo, Grange effectue bien une prise de commandement, mais alors que le jeune Observateur des forces légères va au-devant des signes les provoque dans la souveraine liberté d’un ange tentateur, l’aspirant se trouve pris au piège avant la première page du livre. S’il a pris place à bord du train, ce n’est nullement de son plein gré mais en réponse à l’ordre de mission de son dépôt, bien qu’il éprouve encore le sentiment de fuir ainsi l’ordre ordinaire du monde.

La nuit passée à Moriarmé n’est pas, comme dans Le Rivage des Syrtes, le prolongement d’un même élan décuplé dans l’ivresse d’une communion presque mystique avec les étoiles et les présages, mais un assoupissement anxieux à l’intérieur d’une chambre que son odeur de pomme pourrie rend suffocante. Elle n’est cependant pas dépourvue de mystère, tendue qu’elle est vers la destination finale du voyageur. Au fur et à mesure que ses pensées dérivent de l’inquiétude vers une certaine sérénité, l’espace immobile deserre son étreinte et la nuit redevient voyage. En ouvrant la fenêtre de sa chambre, l’aspirant ne se contente pas de faire de l’air, il restitue la présence momentanément perdue du monde et efface en retour celle de la petite ville paralysée par l’administration militaire et le spectre de l’Histoire. Cet échange de valeur s’accompagne d’une restauration du principe de verticalité qui prévalait pendant le parcours en train. Grange vient d’être affecté à la maison forte des Hautes-Falizes, autrement dit, quelque part au sommet des “ falaises chevelues ” qu’il pouvait voir se profiler en gloire contre le ciel, quelques heures plus tôt. En reportant la montée aux Falizes jusqu’au lendemain matin, le colonel signifie clairement à Grange que la perte ou la privation de verticalité équivaut à une baisse de vitalité : ‘“’ ‘ Pour aujourd’hui, vous serez en subsistance à la compagnie d’engin ”’ 560. A cet ordre, Grange préfère le court circuit individuel d’une première désertion réglementaire qui préfigure les autres : il ne fuit pas son poste et ses obligations militaires, il choisit sa manière d’obéir. Sans cesse la logique du Balcon en forêt oscillera entre ces deux polarités, soumission aux impératifs militaires qui ne sont qu’un lent acheminement vers la guerre, fugue intérieure multipliant à travers l’espace réel ses sentiers de traverse.

Anticipant son départ, Grange fait ‘“’ ‘ charger sa cantine dans la camionnette qui devait mener aux Falizes ’”, se fait servir des oeufs dans ‘“’ ‘ la rue Basse qui fermait déjà ses volets ”’, et remonte à travers Moriarmé désert se coucher dans un grenier. La restauration des valeurs de verticalité se confirme un peu plus tard lorsqu’il ouvre les fenêtres et souffle sa bougie, et avec elle d’une présence purifiée au monde naturel : ‘“’ ‘ Couché sur le côté, son regard plongeait sur la Meuse ; la lune s’était levée au-dessus de la falaise ”’. Aussitôt, la présence du fleuve occupe le premier plan des sensations. C’est d’abord ‘“’ ‘ seulement le bruit très calme de l’eau qui glissait’ ”. Bientôt, tandis que Grange sent revenir ‘“’ ‘ l’enchantement de l’après-midi’ ”, et pense ‘“’ ‘ que la moitié de la vie allait lui être rendue’ ”, les images du nomadisme remontent à la surface de sa conscience : ‘“’ ‘ et il pensait confusément à d’étroites routes blanches sous la lune, entre les flaques noires des pommiers ronds, aux campements dans les bois pleins de bêtes et de surprises’ ”561. De nouveau, le voyageur et le mouvement sont réunis. La chambre devient barque d’oubli dont le glissement perturbe l’ordre du temps : ‘“’ ‘ demain était déjà très loin’ ”.

Ici encore, se montre en filigrane un des traits caractéristiques du voyage liminaire dans Un balcon en forêt. Alors que l’itinéraire d’Aldo consiste à rejoindre et réveiller le temps primordial d’une Histoire oubliée, celui de Grange cherche au contraire à échapper à la contrainte du temps historique et renverse l’ordre de succession du devenir, dans un espace-temps impossible marqué par le choc verbal entre “ demain ” et “ très loin ”, que vient unir non moins bizarrement l’imparfait du verbe être. Cette étrange formule, qui pourrait figurer dans l’univers du conte, dissimule bien plus que l’angoisse conjurée de l’aspirant ; elle peut aussi se lire comme une devise de l’esprit de la Drôle de Guerre, ramenant l’individu Grange au rang de simple atome social fourvoyé dans une temporalité historique qu’il rejette sans espoir. Certes Aldo et Grange visent chacun un arrière-monde du temps, mais cette visée n’a pas la même finalité. Aldo, même s’il ne le sait pas encore clairement, veut réveiller et rajeunir le temps présent dans le feu baptismal d’une origine immémoriale. Grange espère au contraire trouver refuge dans une éternité concrète qui tient tout à la fois de la France médiévale et de la Gaule non encore asservie à Rome, une sorte de hors temps historique replié dans la vriginité d’une nature inviolée.

Quoi qu’il en soit, la transformation de cette nuit d’attente renoue avec l’enchantement de la veille. Le texte le mentionne explicitement . C’est à nouveau le voyage vers Arnheim, dans sa version nocturne. Il se fait cette fois-ci par le moyen plus archaïque, et poétiquement plus fidèle à son modèle littéraire, d’une barque lâchée au fil des eaux. C’est également l’annonce de l’épilogue, ou comme la première tentative d’une fuite quasi définitive qui aura lieu dans les toutes dernières pages du livre, à la faveur de la débâcle. En outre, Cette nuit d’attente entre fleuve et falaises recroise sans pour autant la reproduire, la première nuit d’Aldo à l’Amirauté. Chacun s’endort, fenêtres ouvertes sur un monde inconnu hanté de sons furtifs. Mais si Aldo a l’impression de se glisser dans une quiétude statique anormalement familière, Grange se laisse au contraire entraîner vers un monde resté sauvage où se rejoue, mais sous une forme désormais menacée, semi fictive, la conscience retranchée de la vie immédiate. Mais il est vrai que dans son cas, le voyage liminaire n’a pas encore pris fin.

L’étape ultime de ce voyage est un nouveau parcours qui renouvelle l’espoir d’un détachement au sein monde lavé de la présence humaine. La similitude de cette seconde ouverture avec la première est à cet égard frappante : ‘“’ ‘ Dès qu’on avait dépassé les dernières maisons de Moriarmé, le goudron cessait, tandis qu’on entamait les premiers lacets ”’. Comme dans le cas du voyage de la veille, le mouvement du parcours est déjà commencé lorsque débute la première phrase, donnant ainsi à entendre une seconde fois que l’aspirant ne maîtrise pas réellement le principe de son nomadisme militaire. Les deux phrases inaugurales de ce double parcours sont d’ailleurs construites sur le même modèle. Chacune est appuyée sur une locution conjonctive de temps. Toutefois, la préposition “ dès ” semble indiquer un sentiment de hâte qui n’apparaissait pas la veille, alors que la préposition “ depuis ” permettait au contraire de prendre la mesure d’un détachement serein et rassurant déjà parfaitement accompli lorsque son principal bénéficiaire en prenait peu à peu conscience. On retrouve cependant une même opposition entre l’espace sauvage de la vallée et les maisons signalant à la fois la ville et la “ laideur du monde ” qui lui est associée dans les deux phrases.

La formule est encore ici plus nette : ‘“’ ‘ le goudron cessait, tandis qu’on entamait les premiers lacets ”’. C’est donc une sorte de frontière entre la civilisation et la sauvagerie primitive qui est franchie. La route devient une piste aussitôt associée à cette sauvagerie brutale par excellence qu’est le désert du Sahara. D’épais taillis forment un mur de part et d’autre de l’étroit chemin que remonte Grange, de même que la piste des Syrtes s’enfonçait parmi les joncs. Le passage du goudron à la terre brute, les chaos qui l’accompagnent jouent le même rôle indicateur dans les deux textes. Le chemin des Falizes se distingue à peine du paysage forestier dans lequel il s’engage : il est une simple laie forestière, dont le seul nom suffit à évoquer tout un monde d’animalité secrète : la laie est aussi bien la femelle du sanglier, animal réputé pour frayer ses propres passées au milieu des fourrés, que l’étroite voie tracée de main d’homme au milieu des bois. Le chemin s’enfonce de surcroît dans les taillis comme le train s’était engagé la veille ‘“’ ‘ entre de médiocres épaulements de collines couverts de fougères et d’ajoncs ”’ 562. L’assimilation de la chaussée à un fleuve de pierres vient renforcer le lien avec le paysage initial du val de Meuse, il est vrai sur un mode plus austère. La similitude entre l’ouverture du Balcon et cette seconde journée apparaît encore dans d’autre formes grammaticales : ‘“’ ‘ A chaque virage en épingle à cheveux, la vallée se creusait ”’ 563, répond à ‘“’ ‘ Puis, à chaque coude de la rivière, la vallée s’était creusée ”’ 564. La réapparition du motif de la rivière ne renouvelle cependant pas celui du Domaine d’Arnheim.

Si la montée vers les Falizes éloigne progressivement Grange des brouillards d’en bas et libère une ‘“’ ‘ matinée (...) pleine d’un soleil transparente et fraîche’ ”565, l’aspirant est aussitôt ‘“’ ‘ happé par le silence de ces bois sans oiseaux’ ”, qui semble faire planer une menace insidieuse sur le paysage solitaire. Ainsi, le sentiment de la présence immédiate n’est nullement pur de toute alarme. L’absence des oiseaux trahit une altération des données fondamentales de la nature. Celle-ci présente à la conscience une physionomie austère d’où la vie semble effacée, réverbérant à travers sa matérialité quelque chose de la hantise guerrière qui y circule déjà.

Celle-ci se confirme pendant l’arrêt à l’Eclaterie : la vue plongeante sur les vallées et les forêts ne révèle pas seulement la sauvagerie d’une contrée vide protégée de toute atteinte par ses forêts, ses falaises et les méandres de son fleuve. Moriarmé en occupe le coeur ‘“’ ‘ comme le fourmillion au fond de son entonnoir ”’ 566, et le paysage tout entier devient une carte parfaitement lisible dont la ‘“’ ‘ clarté sèche et militaire’ ”, la ‘“’ ‘ beauté presque géodésique’ ” appelle immédiatement cette réflexion silencieuse de Grange : ‘“’ ‘ ces pays de l’Est sont nés pour la guerre’ ”.Dès lors la valeur du regard s’inverse : les lointains ne se perdent plus derrière le rideau de fumée bleue de la veille ; tout l’espace est donné dans une clarté graphique qui ne laisse plus de place aux illusions. Cette fulgurance panoptique est un motif récurrent dans l’oeuvre de Julien Gracq. Elle est constamment associée à un itinéraire, tout autant symbolique que géographique pour ce qu’elle donne à voir et à comprendre au personnage qui la subit. Albert déjà, terminait son parcours dans le château par une telle expérience visuelle.

A la fin du Rivage des Syrtes, Aldo laisse également planer un long coup d’oeil plongeant sur la ville basse et les campagnes d’Orsenna, tandis qu’il monte vers le palais du Conseil de Surveillance. Mais c’est dans le Balcon que le regard panoramique atteint sa quintessence dans cette parfaite identification du paysage et de sa carte. L’image de l’horizon fluvial et forestier qui se révèle à Grange s’écarte d’autant plus du modèle onirique d’Arnheim qu’elle est aussitôt surchargée de signification fatale. Du point de vue militaire, ce n’est même pas ‘“’ ‘ une très honnête coupure ”’, comme l’aspirant voudrait le croire, mais dans la langue du capitaine Vignaud une véritable ‘“’ ‘ ligne mange-tout’ ”.

Cette épiphanie cartographique et militaire du paysage appelle d’autres remarques. Elle signale d’une façon, particulièrement exemplaire dans l’oeuvre de Julien Gracq, qui comporte d’autres références à l’univers des cartes, combien la projection stylisée du réel sur le plan d’une lisibilité simultanément synthétique et analytique, constitue l’une des formes privilégiées du contact entre la conscience et le monde, point de contact ici dramatisé par la superposition de la géographie et de ce qu’on pourrait appeler le visage historique de la terre. Le géographe qu’est Julien Gracq ne pouvait en effet manquer d’accorder un rôle privilégié aux représentations globales du paysage. Les cartes sont le modèle par excellence de cette saisie panoramique des régions de la terre. Elles offrent au scrutateur l’aliment d’une rêverie qui est d’abord une prise de possession du paysage par celui qui en fouille tout le détail topographique, mais également une forme de voyage mental à travers l’espace-temps. La passion des cartes est d’autant plus forte chez Julien Gracq qu’elle est le prolongement ininterrompu d’une inclination enfantine.

Jean Louis Leutrat renvoie sur ce sujet à un passage très caractéristique de La Forme d’un ville : ‘“’ ‘ Encore aujourd’hui, si je rouvre l’ouvrage, il m’arrive de me laisser entraîner une heure ou deux, fasciné, à regarder, à comparer, à superposer en imagination comme des calques les feuilles roses des plans des villes, qui étaient alors les seules images un peu précises que je me faisais de la France. Mais je n’avais d’yeux alors que pour quelques-unes : si le plan ne comportait pas le tracé en pontillés qui figurait le réseau des tramways électriques, je tournais la page, définitivement inintéressé ”’ 567. La carte est donc le support d’une intense activité imaginaire. Non seulement, elle est représentation de lieux réels qu’elle donne à voir dans leur totalité organique, tels les plans de ville, mais elle est encore l’objet d’une fascination explicite. Dans La Presqu’île, Simon éprouve une même fascination à la lecture de sa carte routière.

Toutefois, l’amateur passionné de cartes qu’est Julien Gracq ne se contente nullement d’une pure contemplation passive. Il construit en effet une représentation mentale à partir des données graphiques d’une ou de plusieurs cartes. L’objet cartographique imaginaire est donc une superposition de plans de ville saisis dans une vision instantanée dont on devine qu’elle n’a aucune finalité pratique, l’essentiel étant finalement de tout tenir sous son regard. La valeur érotique de ce regard est évidente et montre bien que les cartes sont bien, comme nous le supposions à propos de la chambre des cartes du Rivage des Syrtes, les mediums d’images auratiques grâce auxquelles se révèle bien davantage que la simple objectivité abstraite des schémas de paysages. Le hasard faisant bien les choses, ce sont des ‘“’ ‘ feuillets roses’ ” que l’amateur de plans de villes parcourt et superpose tout à loisir, avec la même curiosité souveraine qu’il met à évoquer dans Lettrines ‘“’ ‘ le goût violent qu’on a soudain pour une robe fraîche de femme qui se déplisse avec le premier soleil d’avril ’”. Carte-feuillet scrutée en transparence et robe dépliée comme une carte sont ici comme deux faces de la même préférence. Le sens de cet investissement imaginaire est d’autant plus lisible que le rejet ou l’élection des cartes favorites est indiqué dans les mêmes termes que ceux de la fascination amoureuse, au point que le lecteur inattentif pourrait penser que Julien Gracq ne parle plus de plans de villes, mais bel et bien de femmes. La dimension auratique de ces visions cartographiques est d’ailleurs indirectement confirmée par Michel Murat.

Le motif de ces préférences n’est pas indifférent. Privilégier les plans de villes comportant le tracé des réseaux de tramway montre assez bien s’il le fallait que le regard cartographique de Julien Gracq est constamment actif et que la présence au monde ne se joue pas sous le seul mode de la contemplation. De même, si la découverte de la lisibilité cartographique du paysage vue du virage de l’Eclaterie correspond à un arrêt, elle se produit au cours d’un parcours, et devient elle-même un trajet du regard de l’aspirant médusé par ce qu’il voit. L’auteur, tout comme Simon dans La Presqu’île, désire suivre les tracés de parcours potentiels. Il s’agit donc de visiter et découvrir le monde à l’aide d’un véhicule magique, fût-ce simplement celui de l’imagination. Le tramway, en raison de ses nombreuses lignes, de sa fonction d’explorateur universel des zones urbaines les plus écartées les unes des autres, mais également pour cette autre raison qu’il est sans doute un équivalent électrique de la maison à vapeur de Jules Verne, joue ce rôle dès l’enfance de Lucien Poirier.

Les cartes ont donc joué un rôle d’autant plus grand dans l’imagination gracquienne qu’elles ont effectivement fourni les premières représentations précises de la France. Support de l’imagination voyageuse, elles ne sont donc jamais des catalogues d’images statiques, mais le premier album de la lecture nomade. Elles sont donc à ce titre de vrais objets magiques, comme le confirme explicitement une réponse faite à Jean-Louis Tissier dans un entretien de 1978 : ‘“’ ‘ J’ai gardé ici une sorte de naïveté. La carte est pour moi un objet vraiment magique : en quelques décimètres carrés, on a tout un pays sous la main et sous les yeux. J’ai un peu le sentiment de posséder un terrain ou une région quand je regarde la carte. Chaque année je m’en vais sur la route pour une dizaine de jours, dans une région déterminée, mais un peu au hasard des routes. En déjeunant, je regarde la carte routière. Je trouve cette consultation inépuisable. Les raccourcis, les possiblités dans tous les sens... Cette carte routière, qui n’a pas une grande valeur géographique, est une source de jouissance pour moi. Et puis il y a deux cartes qui m’ont particulièrement marqué : la carte d’état-major au 80 000° et la carte géologique au 80 000° aussi, qui est une sorte de talisman et qui a une beauté très particulière. J’ai quelquefois pensé à tapisser une pièce avec des cartes géologiques de cette espèce et je suis sûr que ce serait splendide. J’ai gardé toujours le plus possible de ces cartes géologiques chez moi. Je les ouvre de temps en temps, pas toujours dans un but scientifique, loin de là. C’est un très bel objet ; oui, un objet magique ”’ 568.

On ne saurait sans doute être plus explicite. A l’instar de Simon dans La Presqu’île, Julien Gracq aime lire des cartes routières à l’heure du déjeuner. Cet aliment cartographique relaye, prolonge et préfigure les inflexions des longs itinéraires nomades de ce voyageur solitaire. Les cartes ont de surcroît une valeur purement esthétique. Dans Un balcon en forêt, l’aspirant a beau frémir devant ce que lui révèle l’apparition cartographique du paysage, il n’en est pas moins sensible à sa beauté sévère. L’expérience ne se rapporte pas seulement à ce qu’elle signifie de menaces, elle s’ouvre encore de l’intérieur pour devenir une émotion esthétique. Le paysage calligraphique se donne littéralement à voir comme une systématique parfaite, d’autant plus parfaite qu’elle est porteuse d’un destin latent. Dans le cas de Julien Gracq, le rêve souvent caressé de tapisser une pièce de cartes géologiques, en raison de leur seule beauté apparente l’écrivain à certains créateurs contemporains qui associent l’exploration des formes à celle du monde et de ses représentations géographiques. Nous y reviendrons. La carte est en tout cas un talisman, un objet de fascination magique auquel l’auteur revient souvent, tout autant que certains des personnages de ses récits.

Mais l’apparition cartographique du paysage de Moriarmé ne se signale pas à l’attention pour cette seule raison. Il ne s’agit pas en effet d’une véritable carte, mais au contraire d’un véritable lieu que sa découverte par la vision panoramique en contre-plongée métamorphose, purifie, jusqu’à révéler une vocation historique de ce qui ne semblait que géographique. Cette révélation se produit à la fine pointe du regard alerté de l’aspirant, de telle sorte qu’elle apparaît comme une forme très singulière de la présence au monde. Celle-ci n’est plus seulement une stase du regard rêvant le monde par des moyens sensibles, mais une levée de temps à travers l’espace. La vue de Moriarmé devient donc une émanation de la substance historique elle-même, et fait coïncider un immémorial militaire avec une situation présente, celle de la drôle de guerre et de l’invasion à venir. Comme toutes les images auratiques, elle dialectise des valeurs et fonde des origines. Ainsi, le paysage n’est pas seulement un lieu, possédant une certaine physionomie purement géographique ; il possède une vocation en raison de sa morphologie et de sa situation géographique au voisinage d’une frontière. La matière du paysage le prédispose en effet de toute éternité, c’est-à-dire depuis la base de son inactualité naturelle, à une éventuelle assomption historique que la conscience de Grange ne peut manquer de reconnaître, exactement comme un mystique voit le divin dans l’épiphanie d’un phénomène ou un fidèle lit l’inspiration prophétique sur le visage d’un orateur.

La vue de Moriarmé est par excellence ce que Julien Gracq nomme un ‘“’ ‘ paysage-histoire’ ”, montrant par là que l’historicité n’est pas tant une affaire d’engagement collectif qu’une matière du monde oeuvrée par les hommes et reconnaissable par tout regard qui se porte sur elle avec attention. Dans son entretien avec Jean-Louis Tissier, Julien Gracq propose une première définition de ce type de paysage : ‘“’ ‘ L’Ardenne, c’est un paysage-histoire. Ce que j’appelle un paysage-histoire, la Vendée en donne un très bon exemple. Avant la Révolution, il n’a pas d’existence, pas même de nom : c’est une région de confins(...) On ne le décrit pas : c’est une région sans routes, sans villes, qui n’intéresse personne, qui n’a pas de physionomie autonome. Et puis intervient l’insurrection de 93 qui correspond géologiquement (...) au pourtour du Massif armoricain, limite qui est restée (...) très longtemps une limite sur le plan politique. Cet événement historique a donné une unité distinctive à un paysage qui n’était pas perçu. Il a été le lieu de la guerre des haies (...) Tout ce pays semble après-coup machiné pour une insurrection rurale’ ”569.

Ces remarques initiales permettent de mieux comprendre la stupeur de Grange devant la vue de Moriarmé. En effet, le paysage-histoire n’est pas d’emblée ce qu’il manifestera. Comme le dit si justement Julien Gracq, il ne se révèle qu’après-coup, c’est-à-dire par un effet retard dû à l’événement qui permet de le qualifier et de lui assigner une signification. D’amorphe et innomé qu’il était, le paysage trouve un point d’origine temporel qui rejaillit sur lui pour le définir de toute éternité. On pourrait presque dire qu’il s’agit là à l’échelle géographique d’un destin auratique, porté par la conscience historique qui détache une région du monde de son anonymat et de son intemporalité pour lui prêter une puissance spécifique. Cette puissance spécifique, une fois qu’elle est acquise, donne le sentiment que ce paysage a toujours été disposé selon la logique des événements qui ont permis sa manifestation dans la trame du temps humain, et donné à ces mêmes événements, bien plus qu’un théâtre, une scène neutre et interchangeable, mais une matière spécifique sans laquelle ils n’auraient jamais trouvé leur consistance spécifique, comme par exemple celle qui fait associer la révolte des Chouans et ‘“’ ‘ les chemins creux, les champs-forteresses, entourés de haies vives, les landes où les gens s’égaillent et disparaissent ”’ 570.

La suite de l’entretien avec Jean-Louis Tissier confirme pleinement cette impression. Julien Gracq y analyse finement la dialectique de l’espace-temps réversible sur laquelle prend appui la conscience : ‘“’ ‘ Ce que je veux dire en parlant de paysage-histoire, c’est qu’il s’agit de pays dont les traits expressifs ne sont apparus vraiment qu’à la faveur d’un événement historique (...) et c’est le fait d’une confluence où l’histoire et la géographie se mêlent d’une façon exceptionnellement étroite. Un coup de baguette de l’histoire fait naître un paysage ”’ 571. Revenant au cas des Ardennes, l’auteur poursuit : ‘“’ ‘ Pour l’Ardenne, c’est un pays très beau, assez sombre (cela frappe les visiteurs, même César qui n’était pas sentimental, dans le Commentaire de la guerre des Gaules, il dit que ’ ‘“’ ‘ la forêt est sombre et pleine de terreurs ”). C’est un pays sombre parce que c’est le pays de la catastrophe militaire : trois fois de suite, cela a été un lieu de désastres : en 1870 à Sedan, en 1914 où le Plan 17 s’est effondré dans les Ardennes, et en 40, où la percée de la Meuse à Sedan, Monthermé, Dinant, a décidé de la campagne Cela donne un élément dramatique’ ”572. Dans les Carnets du grand chemin, l’auteur revient une dernière fois sur la notion de paysage –histoire et requalifie une nouvelle fois les raisons qui situent le massif des Ardennes dans cette catégorie : ‘“’ ‘ L’Ardenne est pour moi un de ces paysages-histoire : elle ne parlerait pas, quand je la revois et la traverse, aussi fort qu’elle le fait à mon imagination, si, à la seule image de la forêt d’Hercynie sans chemins et sans limites que nous avons conservée chez nous, elle ne superposait celle de la forêt de Teutobourg, inquiétante à force de silence, par trois fois grosse des légions d’Arminius ”’ 573. Le paysage-histoire n’est donc pas seulement, comme l’exemple de la Vendée pourrait le laisser supposer, la résultante d’un seul événement. Il est plutôt le produit d’une sédimentation dans la mémoire collective et individuelle, autour de la nodosité d’un ou de plusieurs faits marquants. Ainsi, le paysage des Ardenne apparaît comme un palimpseste d’épisodes remarquables qui nourrissent l’imaginaire et se reportent a posteriori sur lui pour lui prêter une forme d’inquiétante étrangeté particulière. Ce n’est pas celle du monde pur offrant à l’esprit l’image de sa présence énigmatique, sous la forme d’une angoisse métaphysique, mais celle d’un monde oeuvré par l’action des hommes à laquelle est venue s’ajouter un travail de la littérature, Commentaire de César, récit de l’anéantissement de Varus, dans les Annales de Tacite, double réécriture des lieux par les catastrophes modernes et leur analyse militaire.

Le paysage-histoire de Moriarmé, nom fictif du Monthermé ardennais, est donc un paysage écrit, sur lequel jouent les récits et les projections imaginaires, à commencer par celles que Julien Gracq lui-même dirige vers lui : ‘“’ ‘ C’est un pays qui m’a frappé. C’est un pays qui est pour moi légendaire, fabuleux, féerique’ ”574. Ce que voit donc l’aspirant, lorsqu’il découvre la vue cartographique de l’Eclaterie est justement ce paysage écrit, travaillé par le dépôt des époques, des guerres, des textes et des rumeurs, qui remonte en une nouvelle figure du temps pour mieux révéler sa nature profonde de signal et de piège. Le malaise qu’éprouve alors l’aspirant, et qu’il retrouve ensuite intact, chaque fois que descendant chez le capitaine Varin il retrouve la sombre perspective de la guerre proche, n’est que la traduction affective en lui de ce paysage d’inquiétante étrangeté militaire.

Dénaturé, renaturé par l’Histoire, le lieu produit une image spectrale qui est celle d’une stratification malsaine de faits et de dires, de sorte que le val de Meuse et son coude de Moriarmé deviennent les opérateurs d’un véritable malaise civilisationnel. Image fantôme, image symptôme, il devient alors la représentation topologique d’une défaite annoncée. Car le paysage-histoire ne se contente pas d’être fidèle à une origine indéterminée : ‘“’ ‘ Ces paysages de l’Est sont nés pour la guerre, pensa Grange ”’ 575. Il s’origine à nouveau dans chaque circonstance historique nouvelle, réactualisant sa vieille disposition immémoriale. Sa brusque lisibilité le tire du terreau des réminiscences et des légendes pour le projeter à nouveau dans le devenir historique en gestation.

La particularité ultime du paysage-histoire gracquien est enfin sa paradoxale vacuité. L’homme n’y est pas présent, si ce n’est comme spectre anonyme devenu objet de légendes, à l’image des légions de Varus, ou ici diorama montrant des maisons, des rues et une place. Intemporel, il est aussi desserti de l’humanité familière et ne présente par exemple aucun piéton, fût-il réduit à l’état de silhouette minuscule. Entre nature et historicité, il n’assigne de place, externe, qu’au seul regard qui le contemple et le découvre dans sa vérité nue. D’autres écrivains contemporains évoquent également des lieux qui relèvent de la notion gracquienne de paysage-histoire, comme par exemple Claude Simon.

Ainsi, au début de chapitre VII du Vent, l’évocation du paysage des Corbières devient l’occasion d’une réminiscence historique : ‘“’ ‘(...) parcourant avec ma moto les routes et les chemins de la région sur les chapelles romanes qui parsèment les collines caillouteuses et grises, bâties ou plutôt surgies comme une excroissance du sol, près d’un torrent jalonnant de loin en loin la fantomatique théorie de pèlerins et de pillards morts, de moines, de hordes migratrices qui foulèrent ces mêmes collines pelées, (...) le même rivage plat le long duquel (...) courent maintenant les cars de la Compagnie du littoral, s’arrêtant dans les villages pour laisser monter et descendre quelques paysans à têtes craquelées de Hittites, de Latins, de Wisigoths ou d’Arabes : échantillons laissés par chaque passage de peuple, chaque invasion, retenus pour ainsi dire par la terre (ou les femmes ce qui est la même chose), prélevés par elle (ou par elles)s ”’ 576.

Contrairement à Julien Gracq, Claude Simon établit une continuité torrentueuse entre la terre, dans son aspect géographique le plus élémentaire, les bâtiments et les foules humaines métissées socialement et ethniquement. Ce sont elles les véritables sédiments qui font du paysage le topos d’une Histoire en écoulement perpétuel. Il n’y a pas de vocation du lieu, pas d’élection par un haut fait, mais une succession de vagues de migrations qui déferlent sur le sol et se laissent capter par lui au point de donner naissance à des générations aux visages terreux, qui semblent tout autant que les chapelles des nodosités surgies du sol. Il n’y a plus à proprement parler de paysage, mais plutôt des territoires-histoire, des peuples-histoire où sol et matériau humain ne sont que deux modalités d’une même réalité substantielle. Il n’ y a d’ailleurs plus réellement d’Histoire, au sens usuel du terme, puisque les vagues de migrations et de métissages sont presque de simples processus biologiques.

Telle n’est pas la vision gracquienne du paysage-histoire. Celui-ci n’exprime pas la coulée des générations, mais se rapporte presque toujours à l’idée de disparition de l’élément humain. Plus qu’un paradoxal lieu d’absence, le paysage-histoire apparaît en effet comme une machine à effacer la présence des acteurs qui s’y aventurent. C’est par exemple le cas du paysage vendéen dont les ‘“’ ‘ champs-forteresses permettent au combattants de disparaître comme par enchantement après le combat ou de se fondre dans la nature – à l’image des Chouans décrits par Balzac que Julien Gracq cite précisément dans ce passage. De la même manière, le paysage des Ardennes est un lieu d’engloutissement. La forêt est ’ ‘“’ ‘ trois frois grosse des légions d’Arminius ”’, elle est le lieu où les batailles décisives de 1870, 1914 et 1940 ont sombré dans la catastrophe. Le capitaine Vignaud déclare enfin à Grange : ‘“’ ‘ J’appelle ça une ligne mange-tout’ ”577.

Cette capacité d’absorption est pourtant celle sur laquelle l’aspirant compte pour se prémunir de la menace de la guerre et de ses signes, par une curieuse inversion de valeurs. Qu’est-ce à dire ? Le paysage-histoire gracquien n’a, de toute évidence, pas la prosaïque et rugueuse simplicité des territoires de migration et de métissage séculaire qu’évoque Claude Simon. Infiniment plus mystérieux, il n’est pas pour autant moins “ réel ”, si ce mot ambigu peut ici avoir un sens. La solitude du regardeur qu’est Grange devant le paysage cartographique de Moriarmé peut s’expliquer de plusieurs manières. D’une part, le paysage vidé de l’homme renvoie évidemment à l’idée de défaite, à celle de cimetière. D’autre part, l’Histoire elle-même relève d’une sorte de “ légende des siècles ” filtrant de la matière des lieux. Si elle s’origine à nouveau, et origine avec elle les paysages qu’elle affecte, dans chaque situation inédite, elle finit par se confondre avec le monde sur lequel elle imprime sa marque, non pour exprimer des nécessités biologiques de l’espèce humaine, à peine sublimées dans le rythme des civilisations et des peuples en déplacement, mais pour cette raison plus fondamentale encore, que selon le modèle poétique de la “ plante humaine ”, Julien Gracq ne sépare pas radicalement les sujets conscients du monde où ils agissent.

Ce n’est pas que la terre soit une sorte de matrice accouchant et absorbant successivement les générations qu’elle produit et dont elle se nourrit, comme chez Claude Simon, mais plutôt que l’homme a beau faire, il est toujours relié de manière sensitive à la nature qui existait avant lui et existera encore après sa disparition. L’impersonnalité singulière du paysage-histoire tient à cet effacement, ou encore à ce passage au second plan des individus qui sont moins des acteurs volontaires qu’ils ne profitent d’un contexte naturel dans des circonstances favorables pour lui prêter une identité spécifique. Le paysage-histoire est un dévorateur d’hommes, qu’il provoque leur perte, ou qu’il les tienne sous sa fascination à demi admirative, à demi craintive, comme c’est le cas de Grange. Il est bien davantage porteur de l’événement qui le révèle que des êtres par l’intermédiaire desquels s’effectue cette révélation.

En outre, Julien Gracq montre que l’Histoire n’est pas simplement, comme la version simonienne des territoires-histoire et de leurs torrents de peuples résurgents l’affirme, un processus prosaïque intéressant la possession du sol, des biens, des femmes, la reproduction et la transmission. L’Histoire est aussi un travail du rêve, une oeuvre de l’imaginaire, que celui-ci projette sur le monde des figures de féerie ou de cauchemar. Dans la suite du récit, le personnage de Mona, mi-elfe, mi-vampire, personnifie cette double tendance déjà active dans la relation du voyage liminaire vers les Falizes. Dans le cas particulier de Grange, il est vrai, la perception de l’Histoire prend la forme d’une résistance contre l’évidence du péril, mais elle est aussi l’instrument d’une expérience de l’immanence qui ne se ferait pas sans elle, car c’est précisément sur fond de monde alerté puis soumis aux forces de la guerre que l’aspirant peut ouvrir le réel et s’introduire dans la faille d’un monde immémorial restauré dans sa toute sa plénitude.

D’une manière générale, la montée aux Falizes ne cesse donc de proposer des signes ambivalents au regard attentif de Grange. Au fur et à mesure que se poursuit la montée, le paysage gagne en sauvagerie animale au point où les layons qui fuient à travers les arbres sont explicitement comparés à des passées de bête. La piste principale évoque quant à elle l’univers atemporel des bois magiques : elle est en effet jalonnée de silhouettes étranges qui sont tour à tour celle d’un personnage en pèlerine ou d’un sapin détachant sa masse sombre sur un fond plus clair. Comme le note Bernhild Boie ‘“’ ‘ la rencontre possible qui s’annonce ici, c’est d’abord celle de Mona, (...), mais aussi, par un effet de contrepoint si caractéristique du récit, celle des chars ennemis surgis de la forêt’ ”578. Un peu plus loin, Grange aperçoit ‘“’ ‘ une auge de pierre enterrée au bord du chemin ’” dont le mince filet d’eau ajoute ‘“’ ‘ au silence de forêt de conte ”’ 579. Il y a là comme une borne marquant le seuil d’un domaine féerique où se défont les attaches ordinaires, dont on verra par la suite qu’il ne doit justement son caractère d’enchantement, de paysage de conte, qu’à son inscription dans l’atmosphère angoissante de l’attaque en suspens. Le monde rêvé du recours contre la guerre apparaîtra bien alors, ainsi qu’on le verra bientôt, comme l’une des faces de cette rêverie d’intemporalité et d’immanence, suscitée par le contact entre la conscience inquiète et la matérialité diffuse de l’Histoire accumulant ses réserves d’énergie destructrice aux avant-postes de la frontière.

La question de Grange : ‘“’ ‘ Où me mène-t-on’ ” ? et la façon dont son esprit continue de flotter ‘“’ ‘ dans un calme plaisant’ ”580 en dépit des calculs kilométriques indiquant la proximité de la frontière, achèvent de déporter l’itinéraire dans le registre de la pérégrination magique. Il n’est pas étonnant que l’aspirant renoue alors avec les désirs de la veille. De même qu’il se plaisait à croire que le train vide parcourait la vallée ‘“’ ‘ pour le seul plaisir de courir dans le soir frais, entre les versants des forêts jaunes ”’ 581, il ne souhaite à présent ‘“’ ‘ que continuer à rouler dans la matinée calme, entre ces fourrés mouillés qui sentaient la bauge et le champignon frais’ ”582. Le voyage y retrouve sa forme pure, celle d’un glissement indéfini sans origine ni but, dans l’intimité d’une nature sauvage et rajeunie. Ainsi débarrassé de toute espèce de pesanteur il est est une fugue heureuse d’ascendance rimbaldienne.

Une fois de plus l’échappée-belle est pourtant contrariée. Le chemin conduit quelque part, dans une sorte de no man’s land, au double sens du terme. Le grincement de ressorts de la camionnette, la bifurcation à gauche rappellent discrètement le motif de la menace latente, tandis qu’au fond de la ‘“’ ‘ trouée herbue’ ”583 qui sert de dernière voie d’accès, Grange aperçoit enfin la maison forte, non désignée ici selon son appellation militaire, mais seulement du point du vue de la surprise que son apparition provoque chez l’aspirant. Le long parcours s’achève par la coïncidence de deux mondes étrangers venus à la rencontre l’un de l’autre : celui du réserviste rêveur, rappelé sous les drapeaux par la déclaration de guerre, et celui de cette aberrante maison où se conjuguent les deux faces de magie et de cauchemar créées par la guerre : ‘“’ ‘ une sorte de chalet savoyard emmêlé dans les branches, tombé comme un aérolithe au milieu de ces fourrés perdus’ ”584.

Si la comparaison de la maison forte avec un aérolithe réactive en filigrane la référence à Edgar Poe par le relais d’un allusion discrète à Mallarmé, elle inaugure aussi le motif récurrent des catastrophes cosmiques et du bombardement. Les fourrés des Falizes ont beau être perdus dans la solitude toute relative des Ardennes, ils ne pourront pas échapper à l’irruption d’étranges visiteurs “ Vous êtes chez vous ”585, a-t-elle une valeur équivoque. Le chez-soi prétendu est bien plutôt un avant-poste périlleux que sa solitude enchantée rend d’autant plus vulnérable. Faux point d’arrivée, il est tout au contraire le seuil d’un autre itinéraire plus intérieur, prenant la forme d’un combat passif contre l’inéluctable. Une fois encore, le parcours liminaire n’est qu’un acheminement conduisant le héros gracquien sur la lisière d’un autre monde où l’essentiel va se jouer. L’essentiel, c’est-à-dire le conflit dialectique et révélateur de la substance historique et du monde sans âge auquel aspire Grange, selon la vocation symbolique de son grade.

Notes
548.

Un balcon en forêt, op. cit., PII, p.3.

549.

Carnets du grand chemin, op. cit., p.1019.

550.

Un balcon en forêt, op. cit., p.3.

551.

Id., p.74.

552.

Ibid., p.3.

553.

Ibid., p.4

554.

Michel Descotes, Un balcon en forêt, Collection Parcours de lecture, Bertrand Lacoste, Paris, 1991, p.33.

555.

Un balcon en forêt, op. cit., p.4.

556.

Id., p.3.

557.

Ibid., p.4.

558.

Ibid., p.3.

559.

Ibid., p.4.

560.

Ibid., p.6.

561.

Ibid., p.7.

562.

Ibid., p.3.

563.

Ibid., p.7.

564.

Ibid., p.3.

565.

Ibid., p.7.

566.

Ibid., p.8.

567.

La Forme d’une ville, op. cit., p.780.

568.

Entretien avec Jean-Louis Tissier, PII, p.1206.

569.

Id., p.1202.

570.

Ibid., p.1202.

571.

Ibid., p.1202-1203.

572.

Ibid., p.1203.

573.

Carnets du grand chemin, op. cit., p.989.

574.

Entretien avec Gilbert Ernst, 12 juillet 1971, station régionale Inter-Lorraine Chmapagne-Ardenne.

575.

Un balcon en forêt, op. cit., p.8.

576.

Le vent, tentative de restitution d’un retable baroque, Minuit, Paris, 1975, p.103.

577.

Un balcon en forêt, op. cit., p.8.

578.

Note 2 de la page 8, p.1315.

579.

Un balcon en forêt, op. cit., p.9.

580.

Id., p.9.

581.

Ibid., p.4

582.

Ibid., p.9.

583.

Ibid., p.9.

584.

Ibid., p.9.

585.

Ibid., p.9.