4) : Itinéraire en omnibus de Paris-gare du nord à Braye-la-Forêt

Le prélude du Roi Cohetua propose aussi le récit d’un voyage préliminaire de Paris-gare du Nord à Braye la Forêt. Comme dans Un Balcon en forêt, un personnage solitaire traverse des campagnes désertées à bord d’un train très probablement vide. Toutefois, l’ouverture du récit ne commence pas par ce voyage mais par un préambule qui est déjà une sorte de parcours accéléré à rebours dans la mémoire du narrateur et la durée historique de la guerre de 1914, de sorte que le seuil de ce récit consiste en une véritable plongée dans la matière de l’Histoire, revisitée, puis traversée et franchie au cours du voyage en train, sans être pour autant abolie, puisque que le narrateur vivra une étrange soirée et une nuit de prestiges amoureux, placées sous le double signe sonore des canonnades et de la mort probable de l’aviateur Jacques Nueil.

Le statut de journaliste parlementaire de ce voyageur anonyme lui permet en effet de faire coïncider l’expérience individuelle de la guerre et la connaissance objective de ses rouages et de sa signification d’ensemble. Bien que cette ouverture ait en apparence le caractère d’un simple rappel historique destiné à fixer un cadre au récit, de manière assez classique, elle présente toutefois l’intérêt de condenser en peu de lignes une atmosphère particulière, de rendre plausible une expérience très singulière qui en est la résultante, et se présente comme une autre face de la guerre. L’Histoire violente n’est pas seulement un “ orage d’acier ” permettant à de jeunes gens de découvrir une signification héroïque et métaphysique à leur existence combattante. Plus sourdement, elle devient l’occasion d’une transgression sacrificielle où mort et érotisme joignent et renversent l’une dans l’autre leur valeur usuelle.

La raison d’être de cette ouverture tient donc au goût typiquement gracquien pour les situations de basculement historique dans lesquelles montent et s’accumulent les signes énigmatiques. La guerre y apparaît comme un travail cosmique bien plus que comme un événement intéressant seulement les hommes ; quelque chose d’archaïque et de tellurique se manifeste toujours en elle, ce dont témoignent ici les références aux paysages horizontaux, aux sols limoneux ou glaiseux, l’image de la guerre ‘“’ ‘ touillant vaillamment la terre à grandes pelletées’ ”586, ou celle des ‘“’ ‘ rues boueuses de Moscou et de Petrograd’ ”587. Tension, entre-deux hésitant de l’Histoire en suspens, enfouissement du ciel et des esprits dans une attente ‘“’ ‘ peuplée de fatigues pesantes, de rêves prophétiques’ ”588 caractérisent ce rapide parcours de la mémoire historique et fournissent au récit sa charge indispensable de malaise. Quoi que cette ouverture n’exerce pas le même pouvoir de fascination que d’autres seuils dans l’oeuvre de Julien Gracq, elle joue bien le rôle d’un générateur. Elle reflète également, il est vrai sur un mode mineur, la mutation progressive de l’oeuvre de la fiction pure vers une écriture de la déambulation et de la pérégrination biographique déjà commencée avec Lettrines I et Lettrines II.

Comme dans Un balcon en forêt, le voyage ferroviaire est commencé lorsqu’il est mentionné pour la première fois. Toutefois, au lieu de l’imparfait qui déportait vers un lointain déjà indéfini l’origine du voyage, le gérondif ‘“’ ‘ En quittant Paris par la gare du Nord, dans cet après-midi de la Toussaint ’”589, confère un autre rythme à ce départ. Lenteur du train, torpeur, horizon bouché par des voiles d’eaux, paysage de banlieue désolée, vision des cimetières envahis par une triste foule où seuls les mutilés et les infirmières sont identifiables, tout confère à ce parcours la solennité d’une marche funèbre.

L’absence du “ “ je, qui ne reparaîtra qu’au paragraphe suivant, lorsque le train aura enfin dépassé ce paysage urbain et gagné la campagne vide, est à cet égard significative. Même lorsque le convoi parvient à laisser derrière lui les derniers ‘“’ ‘ rappels délavés’ ”590 de cette atmosphère de commémoration militaire, ni le paysage, ni les pensées du narrateur n’échappent à la pesée morose de la guerre. Le train ne se lance pas dans une course pour le plaisir au milieu des forêts glorieuses, loin de la laideur du monde et des villes mesquines, il est seulement un ‘“’ ‘ train de grande banlieue, traînard et désoeuvré ”’ 591. L’ensemble de ce passage s’apparente, plus que tout autre dans l’oeuvre de Julien Gracq, certaines descriptions de Claude Simon, notamment celles sur lesquelles s’ouvre L’Acacia, ou l’évocation des mutilés de l’après-guerre dans Le Tramway. La même boue, les mêmes pluies, les mêmes personnages de militaires en capote et d’infirmières, composent ce tableau d’un monde en dissolution funèbre que n’éclaire de façon sinistre que les couronnes de fleurs mortuaires et les drapeaux tricolores. Jamais la vision de la guerre comme amoncellement de tristesse et de laideur n’aura atteint chez Julien Gracq un tel prosaïsme592.

Ici, point d’échappée-belle ; d’emblée, le voyage s’enlise dans la déception : ‘“’ ‘ les perspectives de la journée à la campagne que j’avais devant moi me paraissaient de moins en moins engageantes ”’ 593, déclare le narrateur. Contrairement à Grange qui s’abandonne à l’ivresse de l’enchantement et n’a d’yeux que pour les hautes falaises couronnées de forêts éclatantes, Le narrateur du Roi Cophetua détourne son regard du paysage horizontal, incolore et maussade qu’il traverse, et le reporte sur les journaux, retrouvant aussitôt la guerre dans le détail de ses derniers évènements et de ses présages les plus inquiétants. La contradiction entre les deux voyages en train est encore renforcée par une série d’échos entre les deux textes qui les mettent en scène. Tandis que Grange se renversait confortablement contre son siège en fumant un cigare, le narrateur doit ici se rencogner et se pelotonner dans son manteau594. Il ne s’abandonne pas comme Grange au plaisir du rêve éveillé et ne se plaît pas à penser qu’il arrive au Domaine d’Arneim, mais tombe ‘“’ ‘ dans une espèce de somnolence’ ”595 hantée par des représentations imaginaires du chaos révolutionnaire en Russie.

Nul enthousiasme ne vivifie ces représentations hallucinées ; la neige est déjà gâchée par ‘“’ ‘ les pas de millions de bottes lourdes tournant en rond comme dans une caserne en folie ”’ 596, et le motif initial de la boue reparaît avec elles. Ici encore, le Julien Gracq de 1970 fait songer à Claude Simon. L’évocation de la Révolution russe n’a rien de sublime ni d’héroïque ; elle se réduit ici à la vision des bottes décrivant un cercle insensé dans la matière d’une neige abîmée. De la même façon, dans Le Palace, l’état d’esprit désabusé du héros découvrant l’envers de la guerre d’Espagne s’exprimait par d’insistantes images de dégradation matérielle et de piétinement. Ces images sont aussitôt relayées par celles des souvenirs de guerre du narrateur, sous l’influence ‘“’ ‘ d’un détour par les marais de l’Yser’ ”597. Rien ne permet de dire que ce détour fait partie du parcours réel du train ou qu’il est une simple inflexion des pensées désoeuvrées qui se succèdent dans la conscience du narrateur. Il se peut en effet que le détour soit réel, lié à la courbure de la ligne ou motivé par une nécessité militaire. L’association d’idées qui conduit des marais de l’Yser à ‘“’ ‘ l’hiver noir du front qui commençait ”’ 598 indique peut-être un processus entièrement intérieur, le détour se faisant seulement dans la pensée somnolente.

Quoi qu’il en soit, ce cheminement d’Yser à hiver est encore un retour puisqu’il fait resurgir la présence immédiate de la guerre. Cette présence immédiate se manifeste simultanément comme la perspective angoissante des batailles à venir, mais également comme un reflux de la mémoire du narrateur vers son tout proche passé de combattant. Ayant été réformé à la suite d’une blessure et ayant pu reprendre son activité de journaliste parlementaire, ‘“’ ‘ les souvenirs du feu’ ”, pourtant récents, lui paraissent ‘“’ ‘ déjà un autre monde’ ”599, bien qu’une obscure mémoire sensitive s’éveille régulièrement ‘“’ ‘ à chaque retour des pluies d’automne’ ”600. Ainsi, même si les marais de l’Yser ramènent ‘“’ ‘ à l’hiver noir du front’ ”601, le train ne ramène quant à lui ‘“’ ‘ personne au front’ ”602, puisqu’il est vide et que son unique passager est un civil. Voyage vers la lisière du front, détours géographiques ou mentaux, cycle d’obscurs souvenirs saisonniers, coïncident donc pour former le dessin d’un étrange parcours qui annonce toute la suite du récit, à commencer par la cause première de ce voyage de Toussaint.

Contrairement au cas du Rivage des Syrtes et d’Un balcon en forêt, le voyage liminaire du narrateur et principal personnage du Roi Cophetua n’a de caractère que privé. Bien davantage que celui de Grange, il est donc en principe une véritable échappée-belle au milieu de la guerre à laquelle il n’échappera pourtant que pour mieux s’y replonger sous une forme insolite, par l’intermédiaire de la servante-maîtresse de Jacques Nueil. Pourtant ce n’est nullement ainsi qu’il est vécu par son protagoniste. Qu’il ait justement lieu le jour des morts et ne montre des hommes qu’une foule mélangée d’infirmières et de mutilés visitant des cimetières, annonce sa signification rituelle et initiatique. Ce n’est à vrai dire qu’à la fin du texte, dans l’ultime paragraphe qu’il deviendra une authentique échappée-belle localisée dans l’espace temps réduit d’un dimanche à Braye-la-Forêt. Cette bulle de temps n’apparaîtra d’ailleurs au narrateur que pour ce qu’elle est : une faille à l’intérieur de la substance compacte de la guerre.

Initialement, ce voyage repose sur une invitation qui semble détachée du contexte historique au sein duquel elle fait signe, mais celle-ci n’est explicitement indiquée qu’au terme d’un rappel biographique concernant Jacques Nueil, ou plus exactement, le peu de choses que le narrateur sait de ce très paradoxal ami, de sorte que le motif de ce voyage est doublement encadré par le rappel de la vie collective, à travers l’état civil de Jacques Nueil. Le but du voyage est d’abord limité à cette seule perspective : ‘“’ ‘ Je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil’ ”603 - c’est bien d’un songe qu’il est effectivement question, puisque le narrateur ne reverra nullement l’ami vers lequel il chemine, mais vivra finalement à La Fougeraie une étonnante nuit fantastique604. Au moins théoriquement, l’itinéraire du narrateur est motivé par des retrouvailles amicales, retrouvailles éphémères, puisque les deux protagonistes ne disposent chacun que d’une brève journée. Une autre différence essentielle se manifeste alors entre Un balcon en forêt et Le Roi Cophetua.

Non seulement la durée du séjour à La Fougeraie est circonscrite dans l’espace de quelques heures - alors que Grange passera plusieurs mois aux Falizes avant de trouver refuge dans la maison de Mona, au lendemain de l’invasion allemande - mais il s’agit du rendez-vous de deux voyageurs venant chacun à la rencontre de l’autre avant de repartir séparément. Ici, le voyage liminaire à travers l’épaisse substance de la guerre est en principe un double parcours en miroir dont La Fougeraie et sa mystérieuse habitante constituent le point focal. Toutefois, dans la mesure ou l’un des deux protagonistes manquera le rendez-vous, seul un voyage fantôme répondra donc à celui qu’entreprend le narrateur. Mieux encore, c’est ce voyage apparemment destiné à de simples retrouvailles qui deviendra lui-même un cheminement spectral au séjour des morts, ménagé par les circonstances du conflit.

Cette dimension singulière transparaît déjà dans les indications biographiques concernant Jacques Nueil. A peine vient-il de déclarer que la perspective de revoir son ami est la seule ‘“’ ‘ petite flamme chaude’ ” qui troue ‘“’ ‘ cette humidité de déluge ”’ 605, le narrateur avoue au paragraphe suivant : ‘“’ ‘ Je le connaissais peu’ ”. Non seulement Jacques Nueil est un ami de fraîche date, irrégulièrement rencontré ‘“’ ‘ dans les années qui précédaient la guerre ”’ 606, mais le portrait qui est donné de lui ne permet guère de définir une individualité. Jacques Nueil est un être multiple, changeant, contradictoire, nomade, dont l’existence est un parcours d’insaisissable comète. Son dandysme supérieur l’apparente à Allan, mais sur un mode mineur.

Il fait aussi songer à tel jeune snob de Balbec qui se révélera par la suite un écrivain de premier plan. De fait, le moi social de Jacques Nueil dissimule la personnalité secrète d’un compositeur que le narrateur avoue plus mal connaître encore. Si ce portrait fébrile déçoit peut-être un peu, il a tout au moins le mérite de déréaliser Jacques Nueil et de préparer le lecteur à sa présence spectrale. Derrière son apparence conventionnelle de figure hybride empruntant ses principaux traits sociaux à une série de références obligées - mondanité datée, mythe du génie secret caché dans son repère, littérature savante ou populaire, dandysme militaire de la Grande Guerre - le personnage de Jacques Nueil dissimule un maître en fantasmagorie aussi habile que son créateur, l’écrivain réel Julien Gracq, auteur du Roi Cophetua. Peut-être ce portrait “ manqué ” n’est-il qu’un piège, une sorte de miroir aux alouettes des stéréotypes littéraires conçu dans le seul but de rendre plus étrange l’enchantement de la nuit passée à La Fougeraie. On ne saurait nier qu’il sert ici de leurre et conduit le lecteur tout autant que le personnage du narrateur installé dans le train, sur une fausse piste. Comme dans Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt, le voyage liminaire est ambigu. Ce qu’il promet n’est jamais tout à fait ce qu’il finit par offrir, et c’est aussi de cette duplicité qu’il tire sa puissance d’enchantement. En cela même, il est toujours initiatique607.

En outre, l’étrange portrait du dandy sportif d’avant-guerre, dans le nouveau contexte de l’hypothétique rencontre, n’est pas sans faire songer aux déformations révélatrices que le même conflit de 1914-1918 fait subir aux personnages de Marcel Proust dans Le Temps retrouvé. Il est vrai que le propos de Julien Gracq n’est pas pour autant de dépeindre les mutations subjectives et sociales des mondains jetés dans la tourmente de la Grande Guerre, mais à partir de cet événement, d’ouvrir la porte énigmatique d’une expérience intérieure d’un tout autre ordre qui est aussi un acte de transgression baptismale608.

Dès lors, on comprend mieux la raison pour laquelle, le télégramme envoyé par Jacques Nueil au narrateur n’est mentionné qu’avec retard, tout juste après qu’ait été évoquée la personnalité secrète du Nueil, compositeur se retirant régulièrement à La Fougeraie pour travailler son oeuvre, et dont le nom et l’art ne sont évidemment pas sans rappeler le personnage proustien de Vinteuil. Mais ce n’est pas une révélation esthétique et métaphysique en termes de composition du temps et de sa signification intime que Jacques Nueil réserve à son invité.

C’est encore un parcours, celui du texte qui accomplit ainsi son cycle et vient suturer le récit du voyage à lui-même après la dérivation du portrait. En outre, cette inflexion permet de déplacer progressivement le sens de ce voyage, de la simple excursion d’un homme solitaire partant à la campagne le jour de la Toussaint, vers une révélation d’une tout autre nature. L’étrangeté de la courte scène consacrée au télégramme en est le signe. On songe au mystérieux message d’Herminien annonçant son arrivée à Argol en compagnie de Heide609. On pense encore au grand portefeuille de cuir contenant les documents officiels et les instructions secrètes, qu’Aldo inventorie pendant son voyage vers les Syrtes. Le narrateur du Roi Cophueta vient à peine de se rappeler mentalement le contenu précis du télégramme qu’il éprouve le besoin de le sortir de sa poche pour y vérifier une fois encore la date de son rendez-vous. La singularité de cette conduite est efficace puisqu’elle révèle “ je ne sais quelle trace d’un sombre humour ”610.

L’étrangeté de la formule déplace à son tour le registre du récit ; le lecteur y décèle aussitôt un trait d’anormalité inquiétante bien que diffuse, et qui n’est pas sans évoquer, jusque dans son style, la bizarrerie psychologique chère à Edgar Poe. Aussitôt, la curiosité du narrateur se met en mouvement : ‘“’ ‘ Je me demandai s’il vivait seul dans sa secrète villa ”’ 611. Un instant plus tard encore, il constate un changement radical du paysage extérieur : ‘“’ ‘ Le train maintenant roulait entre les arbres, pénétrait dans la traînée de forêts qui borde le Valois, et, malgré la pluie, le déploiement des vieilles futaies royales où la voie se glissait par une tranchée de feuilles me fit respirer plus amplement ”’ 612.

Tout se passe comme si la métamorphose du paysage n’était pas la conséquence nécessaire et naturelle du mouvement continu du train auquel le narrateur avait cessé de prêter attention depuis un moment, mais un effet immédiat de la relecture du télégramme, que solennise l’usage de l’imparfait : désormais, le train n’est plus dans la plaine vide qu’il traversait, mais se retrouve en pleine forêt, sur la lisère d’une région mythique de la littérature romantique, celle des légendes et de telle ou telle ‘“’ ‘ Fille du feu’ ” nervalienne. Simultanément, la référence au Valois équivaut à un éloignement temporel, la persistance du passé immémorial matérialisé par les ‘“’ ‘ vieilles futaies royales’ ”613, effaçant peu à peu la modernité historique du texte. De fait, si la présence battante de la guerre ne cesse ensuite de se manifester à la manière d’une basse profonde, aucun repère anecdotique ne lui restituera son actualité superficielle. Une conscience seconde, reliée à sa seule rumeur peut donc désormais se mettre en place. Le voyage en train, et tout le récit avec lui, sont déjà dans un autre domaine que celui de la chronique de guerre.

On retrouve dans ce passage quelques éléments caractéristiques de l’enchantement gracquien selon sa double composante de séduction et de malaise. D’abord l’apparition de la forêt qui se déploie magiquement autour du train aussitôt que celui-ci y pénètre, comme s’il avait fait jouer quelque mécanisme secret du paysage. C’est également la tranchée de feuilles où se glisse le train, selon le modèle déjà rencontré de la route du Rivage des Syrtes, de la voie ferrée ou du chemin des Falizes dans Un balcon en forêt. Dès lors, il n’est pas étonnant que le silence soit ‘“’ ‘ un peu intiatique ’” et que l’oreille se tende derrière lui ‘“’ ‘ vers un autre bruit’ ”614, celui de la guerre, qui joue ici le rôle d’une permanente rumeur océanique. Au terme de son parcours ferroviaire, le narrateur du Roi Cophetua parvient donc sur une double lisière forestière et militaire qui n’est pas sans rappeler celle du Balcon. Le nom deux fois utilisé dans ces deux textes, de Braye-la-Forêt confirme cette impression.

Une fois de plus, l’itinéraire préliminaire n’est pas encore achevé. Descendu ‘“’ ‘ sur le quai désert de Braye-la Forêt ”’ 615, le narrateur doit en effet se rendre à pied à La Fougeraie dont il ignore la position exacte dans le village, si bien que ce dernier tronçon, ainsi compliqué d’une ultime difficulté, prend l’allure d’une quête ou d’un jeu de piste. Ici encore, les éléments caractéristiques abondent : l’isolement du lieu, son atmosphère désaffectée qui fait directement écho à celle de Kergrit dans La Presqu’île, la mise en relation de la forêt et de la mer, le sentiment d’éveiller sous ses pas ‘“’ ‘ je ne sais quoi d’enseveli’ ”616. L’expression elle-même est un discret signal. Venant de longer les cimetières urbains étoilés par les Parques sinistres de la guerre, le narrateur se dirige maintenant vers un double lieu d’enfouissement, celui du secret de Jacques Nueil, celui de l’étrange cérémonie de substitution érotique qui va se jouer dans la demeure isolée. Ainsi, la visite s’apparente d’avance à une descente au tombeau accompagnée d’un rituel de transgression qui en accentue le caractère funéraire et le sublime dans l’étrange magie noire de cette nuit imprévue.

Jean-Louis Leutrat montre brillamment le lien de ce cérémonial avec les rituels de profanation révélatrice, lorsqu’il analyse le dispositif chromatique mis en oeuvre dans le récit617. Les valeurs du noir et du clair-obscur viennent en effet fondre l’atmosphère doublement funèbre de cette journée des Morts en pleine guerre, et l’obscur dévoilement du secret de Jacques Nueil. Substance historique et expérience fascinée de la conscience prise au piège magique de La Fougeraie.

La récurrence d’éléments familiers au lecteur gracquien n’est pas sans quelques conséquences. Passé le portillon de la gare, le voyageur arrive dans ‘“’ ‘ une ruelle d’herbe et de boue jaune semée de flaques ridées, qui sentait déjà le chemin cavalier ”’ 618. Chemin, vie végétale et animale se confondent aussitôt. Ainsi, ce n’est peut-être pas seulement au sens figuré que la ruelle sent déjà l’allée cavalière - effectivement, le texte ne tarde pas à mentionner ‘“’ ‘ l’odeur trempée, amère et encore verte, des chemins de novembre ”’ 619. L’entrée dans le domaine de la forêt magique libère toujours chez les héros de Julien Gracq, les fonctions assoupies d’une intelligence sensorielle toute intuitive et fulgurante, qui est la seule à savoir discerner et lire les signes.

D’une manière générale la logique de ce cheminement est celle du rêve, malgré les précisions d’apparence réaliste qui font de Braye-la-Forêt une zone de villégiatures parisiennes. Si ces indications inscrivent effectivement la petite localité dans un espace et une époque déterminés, la léthargie du village vide et de ses parcs à l’abandon évoque plutôt quelque localité de conte frappée par une malédiction ou par un enchantement. Les métamorphoses du chemin participent également de cette atmosphère onirique, tout se passant comme s’il était doué d’une vie propre et guidait magiquement les pas du narrateur : ‘“’ ‘ Après avoir sinué un moment entre des murs du parcs à l’abandon (...) la venelle campagnarde se transforma de manière inattendue en ruelle villageoise, où le pas, un instant, sonnait entre deux rangées de maisonnettes accolées, endormies derrière leurs contrevents verts sous la courte tuile rousse du Valois ”’ 620.

On voit ici comment Julien Gracq réveille les stéréotypes de la description classique : quoi de plus traditionnel que de dire d’une rue qu’elle sinue ou se transforme. On sait combien cet animisme de la description fait partie des conventions littéraires. Toutefois, dans l’atmosphère d’enchantement qui domine le récit, ces banalités stylistiques retrouvent immédiatement leur puissance d’évocation et le lecteur comprend qu’il ne s’agit désormais plus de description mais bien plutôt d’incantation. Il suffit pour cela de rassembler certains éléments stylistiques et thématiques et de les répartir à l’intérieur du texte où ils jouent aussitôt le rôle de condensateurs. Ainsi en va-t-il dans la phrase citée. L’usage des temps contribue à cet effet global : après le passé simple “ se transforma ”, on serait parfaitement en droit d’attendre : ‘“’ ‘ où le pas, un instant, sonna’ ”, d’autant plus que l’instantanéité de l’action est clairement indiquée ; l’auteur écrit pourtant : ‘“’ ‘ où le pas, un instant sonnait ”’.

Ce léger décalage qui pérennise à l’imparfait l’action qui vient à peine de commencer suffit à faire flotter le sentiment de la réalité, mais il n’est pas tout seul à exercer un tel pouvoir. Préciser que la venelle se transforme ‘“’ ‘ de manière inattendue ”’ réveille le lieu commun descriptif et lui prête une valeur d’étrangeté inhabituelle, la rime intérieure entre venelle et ruelle participant elle-même de cet enchantement de la description et de son objet. La longueur de la phrase, ses sinuosités syntaxiques, et la substitution du mouvement autonome du chemin à celui du marcheur qui est censé le parcourir renforcent encore cette impression. Que le chemin longe des parcs à l’abandon, qu’il traverse un village assoupi lui donne immédiatement la qualité de voie magique conduisant dans au domaine dormant des contes. L’allusion aux ‘“’ ‘ contrevents verts’ ” et à ‘“’ ‘ la courte tuile rousse du Valois ’” plonge aussitôt la scène dans le passé indéfini du songe en convoquant la mémoire de Rousseau et de Nerval.

La fin de ce parcours ne dément pas cette atmosphère. Ainsi, le narrateur égaré précise ‘“’ ‘ il me fallut, pour demander mon chemin, sonner longtemps à la porte d’une de ces maisonnettes ”’ 621, pour ajouter à la phrase suivante : ‘“’ ‘ De nouveau la bourrasque seule me tenait compagnie ’”. L’élision de la scène intermédiaire dans laquelle le narrateur devrait théoriquement se renseigner auprès d’un habitant finalement alerté par son coup de sonnette, apparente d’autant plus le village à un pays de fantômes que rien ne donne la certitude irréfutable qu’une telle scène ait eu lieu. Il n’est pas étonnant que le chemin devienne alors un ‘“’ ‘ dédale de futaies privées’ ”622, ni que le pas du marcheur accordé à cet univers se fasse malgré lui ‘“’ ‘ plus léger et plus long ”’ 623.

L’image du ‘“’ ‘ dédale de futaies privées’ ” rappelle également que le narrateur a franchi une frontière, et que, désormais, si les événements qui vont suivre ont un lien indirect avec la guerre, toute l’aventure prend un caractère nouveau qui n’intéresse plus le jeu des forces collectives, mais l’affaire insolite qui en dérive et en tire les conditions de possibilité de son cérémonial. Mais dans l’épithète “ privées ” joue aussi le signe de l’absence qui n’intéresse plus cette fois que l’univers magique dans lequel le narrateur s’apprête à vivre des heures d’attente et de fascination érotique. Un peu plus loin, de manière symptomatique, la servante venue ouvrir la grille se déplacera à la manière de la Gradiva de Jensen, ‘“’ ‘ l’un de ses pieds touchant le sol à peine par sa pointe ”’ 624.

La Fougeraie, isolée typographiquement dans le récit par un nouveau paragraphe, comme elle l’est topologiquement à l’extrémité de Braye-la-Forêt, n’échappe pas à cette règle. Les contradictions qui la caractérisent en sont le signe le plus manifeste. Son parc est le seul de tout Braye ‘“’ ‘ terrasse obturée et sans horizon qui butait contre les arbres de la ravine ”’ évoque ‘“’ ‘ plus vivement encore que les autres l’idée d’une impasse, d’un avant-poste enfoncé comme une écharde dans la forêt confuse ”’ 625. De la même manière, elle est la seule maison habitée, mais plus qu’ailleurs la forêt qui l’entoure fait ‘“’ ‘ penser à ces bêtes domestiques dont le poil se dresse et s’embroussaille au cri d’appel tout proche de leurs frères sauvages ”’ 626, et le tintement de sa sonnette paraît bien davantage traverser le temps que l’espace. ici encore, l’image fait jouer la double face du récit. En effet, si les ‘“’ ‘ bêtes domestiques’ ” fascinées par le ‘“’ ‘ cri d’appel tout proche de leurs frères sauvages’ ”, désigne de toute évidence la jeune femme et sa condition ambiguë de servante-maîtresse, il renvoie encore, mais en filigrane, à la proximité de la guerre, principe de sauvagerie et de mort, et de la villa paisible enfouie sous les arbres de son parc.

L’apparition de la servante et l’entrée dans le parc parachèvent l’envoûtement de ce parcours dont chaque détour, chaque seuil sont une nouvelle étape révélatrice. Non seulement la servante flotte au-dessus du sol comme un fantôme, mais elle surgit devant le voyageur : ‘“’ ‘ Le mouvement de la silhouette que j’avais devant moi ”’ 627. La servante se manifeste donc comme une apparition, une sorte de fantôme, mais elle est aussi d’avance cette paradoxale veuve de guerre qui va s’offrir au narrateur devenu pour une nuit le double de Jacques Nueil. Tout ce passage est en effet construit selon la même logique de l’élision qui fait se succéder les scènes sans nul raccord à la manière d’un film dont le monteur aurait volontairement supprimé certains plans, de sorte que les êtres et les choses n’ont plus à aller et venir à être transportés d’un point à l’autre, mais se trouvent toujours déjà là, surgissant de nulle part ou s’évanouissant à chaque image. C’est ainsi que le narrateur n’a pas à pénétrer à l’intérieur du parc ni davantage à suivre la servante ; il se retrouve soudain près d’elle, en train de marcher dans l’allée : ‘“’ ‘ Le bruit de nos pas côte à côte faisaient seul craquer le gravier mouillé ”’ 628. Un peu plus tard, page 497, il n’a aucun besoin d’entrer dans la maison pour s’y trouver déjà et commencer d’en inspecter l’ameublement et les objets.

Le regard intuitif de la servante, son aptitude à deviner immédiatement la question muette du visiteur, l’inquiétante étrangeté de son pas mordant le gravier et faisant aussitôt penser à quelque séduisant vampire, complètent évidemment ce portrait mystérieux et confirment au lecteur que le voyageur solitaire est peut-être allé plus loin qu’il ne pensait, au-delà des limites spatio-temporelles ordinaires, et ceci d’autant plus, qu’au terme du parcours, la maison de Jacques Nueil se trouve clairement identifiée à un vaisseau-fantôme. Mais le plus surprenant dans ce passage est peut-être la réponse spontanée de la jeune femme à la question informulée du narrateur : ‘“’ ‘ Oui, M. Nueil vous attend cet après-midi. Mais il n’est pas encore arrivé’ ”629.

Une telle formule n’a, semble-t-il, rien d’anormal. Elle exprime simplement l’idée suivante dans le registre le plus courant de langue parlée : ‘“’ ‘ Oui, c’est bien aujourd’hui que M. Nueil vous a fixé rendez-vous ici, mais il n’est pas encore arrivé ”’. Toutefois, selon le principe d’ambivalence qui soutend ce passage, elle peut aussi se lire ainsi : ‘“’ ‘ Oui M. Nueil est là, il vous attend, mais il n’est pas encore arrivé ”’. C’est bien de cela qu’il s’agit précisément, à plus d’un titre, comme la suite du récit le confirmera. Seuls les fantômes peuvent ainsi transgresser le principe de non contradiction et occuper deux positions contradictoires dans l’espace-temps. Mais d’un autre côté, si Nueil n’est pas encore arrivé au sens ordinaire du terme et ne viendra finalement pas, l’itinéraire du narrateur en est aussitôt affecté : il ne s’agit effectivement plus d’un cheminement se dirigeant à la rencontre de l’ami, perdu de vue depuis le début de la guerre, mais d’un parcours aveugle vers le vide, à moins que le chemin secret ne le conduise à son insu vers un tout autre rendez-vous avec la mystérieuse servante-maîtresse de La Fougeraie, comme le récit le révélera ensuite.

André Pieyre de Mandiargues souligne avec raison la parenté du Roi Cophetua avec Au château d’Argol, dans un article du Monde en date du 16 mai 1970. La double substitution qui met provisoirement la servante à la place de Jacques Nueil, avant de céder ce même rôle au narrateur, pour la durée d’une nuit initiatique, rappelle à l’évidence le jeu d’échange triangulaire entre Herminien, Heide et Albert. Ainsi, ce qui est au départ un itinéraire à travers la substance boueuse de la guerre, un jour de Toussaint particulièrement désolant, devient bel et bien une fantasmagorie de désir et de mort dont les figures obéissent à des logiques de songe et de fascination détachées de toute Histoire. Tout se passe donc comme si, l’événement historique n’était jamais pour Julien Gracq qu’une matière de fermentation d’où se lèvent des formes, des êtres et des actes et des expériences qui n’intéressent en rien l’aventure collective des hommes, mais permettait au contraire un surcroît d’autonomie paradoxale où la présence au monde redevient toujours celle d’un sujet placé devant l’énigme de l’être. c’est en ce sens que les récits où intervient la substance historique disent à la fois la hantise d’un événement désiré ou repoussé, et la tentative de sceller à nouveau les ‘“’ ‘ noces rompues’ ”630 de l’homme avec le monde.

Notes
586.

Le roi Cophetua, PII, p.489.

587.

Id., p.490.

588.

Ibid., p.491.

589.

Ibid., p.491.

590.

Ibid., p.491.

591.

Ibid., p.491.

592.

Cependant, ce spectacle est aperçu depuis le train : comme Grange, le narrateur quitte le monde gris de la laideur plutôt qu’il n’y pénètre.

593.

Le Roi Cophetua, op. cit., p.491.

594.

La différence entre Grange et ce narrateur tient donc à l’esprit du voyage plus qu’à la situation fondamentale, tous deux se préparant à vivre une sorte de désertion au beau milieu du cylcone guerrier.

595.

Le Roi Cophetua, op. cit., p.492.

596.

Id., p.492.

597.

Ibid., p.492.

598.

Ibid., p.122.

599.

Ibid., p.492.

600.

Ibid., p.492.

601.

Ibid., p.492.

602.

Ibid., p.492.

603.

Ibid., p.492.

604.

L’intervention de la servante-maîtresse correspond sur un tout autre mode à celui de Mona et souligne le lien des femmes avec la mort, dans un monde parallèle à celui de la guerre.

605.

Le Roi Cophetua, op.cit., p.492.

606.

Id., p.492.

607.

Comme tout personnage gracquien, Jacques Nueil n’a donc pas de véritable personnalité sociale. Sa biographie d’avant-guerre ne lui correspond finalement pas dans la mesure où il s’efface dans l’être spectral, “mis à nu” par les circonstances et devient l’occasion de la troublante soirée. Son inconsistance le désigne comme intercesseur par défaut du rite ténébreux de la servante.

608.

Ce n’est évidemment pas sans raison que le motif du Roi Pêcheur, déjà présent dans Au château d’Argol reparaît ici.

609.

Mais le message est ici celui d’un mort, tandis que celui d’Herminien annonce l’irruption d’un principe de désir et de transgression dont l’oeuvre fatale ne s’accomplira que plus tard.

610.

Ibid., p.493.

611.

Ibid., p.493.

612.

Ibid., p.493-494.

613.

Ibid., p.493.

614.

Ibid., p.493.

615.

Ibid., p.494

616.

Ibid., p.495.

617.

Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, op. cit.

618.

Le Roi Cophetua, op. cit., p.494.

619.

Id., p.494.

620.

Ibid., p.494-495.

621.

Ibid., p.495.

622.

Ibid., p.495.

623.

Ibid., p.495.

624.

Ibid., p.496.

625.

Ibid., p.495.

626.

Ibid., p.496.

627.

Ibid., p.496.

628.

Ibid., p.496.

629.

Ibid., p.496

630.

Pourquoi la littérature respire mal, op. cit., PII, p.879.