Le monde historique est d’abord l’objet d’une approche dans laquelle, les personnages, loin de se fondre purement et simplement à un rôle d’acteurs, manifestent des dispositions individuelles sur le mode de la fuite en avant. Pour chacun d’entre eux, selon un mode qui lui est propre, la confrontation avec la matière de l’Histoire est d’abord un voyage qui desserre l’étau de l’existence ordinaire et offre une occasion à la subjectivité délivrée de ressaisir l’être-au-monde dans une expérience alertée où voisinent les rappels de la temporalité comme ceux de l’immémorial. Ainsi, Aldo est, par son départ, plongé dans un autre monde qui révèle simultanément les strates d’un passé toujours actif, bien qu’endormi, et l’espace atemporel des Syrtes voué à la primitivité des éléments et des passions. De la même manière, Grange accède à une version européenne, et strictement intime, du domaine d’Arnheim, tout en découvrant le paysage-histoire travaillé en profondeur par la menace de la guerre. Le narrateur du Roi Cophetua s’absente peut-être plus que les autres personnages, mais il suit lui aussi une ligne de fuite parallèle à la rumeur et aux signes de la Grande Guerre.
Dans une large mesure, on peut donc dire que la manifestation de l’Historie, bien loin de desservir le fantasme de l’être-au-monde autonome en ouvre la possibilité, en vertu d’une étrange dialectisation du temps, entre urgence du présent et intemporalité de paysages ‘“’ ‘ ressuyés de l’homme’ ”, de sorte que, la condition historique, au moment où elle menace d’enfermer l’homme et de le réduire à l’état d’agent dépassé par les puissances tragiques, devient l’instrument d’une désertion métaphysique, sur laquelle, le personnage de Varin, par exemple, ne se fait guère d’illusion. Ainsi, la plongée dans la matière historique devient une occasion de faire apparaître dans toute sa puissance le sentiment de l’immanence qui contredit l’unidimensionalité reprochée par Julien Gracq aux contemporains qu’il juge sévèrement à ce sujet dans Pourquoi la littérature respire mal. Ce sont les modalités et les significations de cette rencontre avec l’immanence qu’il convient à présent d’analyser. Comme l’écrit Julien Gracq, il ne s’agit pas de congédier purement et simplement l’Histoire, mais de lui donner une consistance romanesque qui ne soit pas exclusive des autres dimensions poétiques et subjectives qui appartiennent aussi en propre à la condition humaine : ‘“’ ‘ Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage des Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil, ’ ‘“’ ‘ l’esprit-de-l’Histoire ”, au sens où on parle d’esprit-de-vin, et à le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination ”’ 631. Or, cette disposition imaginante reconduit inévitablement l’individu à la conscience de l’être-au-monde dans ce qu’il a de plus intuitif, comme le prouve assez les images et les comparaison dont use l’auteur pour qualifier le réveil de l’Histoire : ‘“’ ‘ Quand l’Histoire bande ses ressorts, comme elle fit pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a l’oreille au bord de la mer, à la marée montante, dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s’installe’ ”632.
En lisant en écrivant, op. cit., PII, p.707.
Id., p.708.