Aldo et Grange, en dépit de leur position contemplative ne se contentent nullement de subir les circonstances qu’ils vivent, contrairement à ce qu’une lecture rapide du Rivage des Syrtes ou du Balcon en forêt, pourrait laisser croire. Chacun selon un mode spécifique, ces deux personnages illustrent un rapport équivoque à l’historicité qui semble les dominer. Ce rapport qu’on pourrait qualifier de dialectique consiste essentiellement dans une recherche transgressive, l’une destinée à rompre l’ordre établi de la géographie et de l’Histoire, l’autre celui de la vigilance militaire confrontée aux perspectives de la guerre imminente. Les deux personnages cherchent en effet à échapper à la pression étouffante d’une situation et visent un ailleurs incertain. Aldo devient le rêveur acharné du Farghestan invisible, tandis que Grange trouve dans la forêt des Falizes un toit protecteur où la nature joue le rôle de monde magique, d’ailleurs intemporel préservé de la laideur historique.
Ces deux expériences ne sont certes pas similaires et n’entretiennent pas le même lien avec la présence latente de l’Histoire. Elles n’en sont pas moins guidées par un désir d’immanence qui pour chacun prend l’aspect d’une véritable insurrection subjective à partir d’un milieu géographique donné. L’espace-temps devient alors la condition immédiate de possibilité d’une intensification très singulière de la présence au monde où les valeurs du périlleux et du sensible ne cessent de se croiser, pour construire une existence seconde tout entière vouée à la saisie de l’être.
Plus encore que Grange, ou d’une manière plus ardente, Aldo, compte tenu de sa situation devant la mer des Syrtes et de la double fascination qu’exercent sur lui l’appel de l’autre rive et le secret désir de précipiter un événement capable de rénover le temps en sortant Orsenna de son sommeil séculaire, incarne la position du guetteur de l’horizon. C’est bien là en tout cas l’avis de Michel Collot : ‘“’ ‘ Guetter l’horizon : telle une des activités favorites du héros gracquien. C’est le cas, exemplairement d’Aldo l’Observateur, guettant au loin les côtes du Farghestan’ ”633. Il s’agit en effet d’une activité, dans la mesure où le jeune Observateur cherche d’avance à franchir l’intervalle de la mer des Syrtes et combler son regard d’une vision directe de la côte adverse. La mer n’est pas seulement l’espace d’une séparation géographique, elle marque aussi un lieu de temps absenté, celui d’une Histoire qui ne passe pas et rend l’horizon de la vie aussi opaque et vide qu’un indestructible écran. De ce point de vue, tourner les regards du côté du ciel vide, chercher à situer l’image du Farghestan consiste à faire revenir ce qui fait l’objet d’une amnésie volontaire de l’espace et du temps, et dont Marino est à l’Amirauté la personnification parfaite. Figure du père tout puissant et bienveillant, Marino est aussi le gardien d’un interdit majeur qui érotise d’autant plus sûrement son objet dénié. Le désir d’immanence d’Aldo intéresse donc simultanément l’Histoire et la géographie, et toute l’ambivalence de sa quête tient justement à l’entrelacement de ces deux faces historiques et spatiales. On verra d’ailleurs que la seconde tend à se substituer merveilleusement et dangereusement à la première, de sorte que, lorsque l’irréparable est accompli, par l’intermédiaire du voyage du Redoutable, Aldo brusquement réveillé, prend conscience, mais déjà trop tard, des enjeux historiques de son acte.
La fréquentation de la chambre des cartes a révélé au jeune homme la présence d’un autre monde qu’il brûle dès lors d’apercevoir et qui l’isole de la routine de la forteresse. Ainsi, tandis que les jeunes officiers de l’Amirauté se rendent régulièrement à Maremma en quête de délassements mondaines et d’aventures galantes, Aldo préfère demeurer dans la forteresse et se plonger dans la contemplation cartographique qui constitue son unique aliment spirituel et sensoriel.
A cette fascination s’ajoutent les heures passées à regarder l’horizon vide des Syrtes, du haut des remparts de la forteresse : ‘“’ ‘ Je m’asseyais sur la culasse du canon. Mon regard, glissant le long de l’énorme fût de bronze, épousait son jaillissement et sa nudité, prolongeait l’élan figé du métal, se braquait avec lui dans une fixité dure sur l’horizon de mer. Je rivais mes yeux à cette mer vide, où chaque vague, en glissant sans bruit comme une langue, semblait s’obstiner à creuser encore l’absence de toute trace, dans le geste toujours inachevé de l’effacement pur. J’attendais sans me le dire, un signal qui puiserait dans cette attente démesurée la confirmation d’un prodige. Je rêvais d’une voile naissant du vide de la mer. Je cherchais un nom à cette voile désirée. Peut-être l’avais-je déjà trouvé ”’ 634.
Il est inutile d’éclairer la signification si évidemment érotique de l’attitude dans laquelle le héros contemple l’horizon. La relation de ce passage avec le précédent est sans doute plus intéressante. La focalisation nouvelle du regard vers le vide répond effectivement aux séances de contemplation méditative dans la chambre des cartes. De même que les cartes exercent un pouvoir magnétique sur le jeune Observateur, celui-ci cherche à susciter et attirer à lui un signe matériel représentant le rivage invisible du Farghestan. dans les deux cas, la volonté de lisibilité se noue en une contradiction qui donne à la contemplation sa fièvre et son urgence. La carte ne donne à voir que le schéma d’un lieu absent, d’autant plus replié sur sa propre substance que le tracé s’avère précis et que de très nombreux renseignements viennent l’enrichir.
La vue panoramique de l’horizon se confronte aux mêmes difficultés dans le registre de l’espace sensible, de sorte que la présence au monde prend soudain la forme d’une étrange cécité aux yeux ouverts. Aldo se tient devant la côte du Farghestan, cherchant à dépasser visuellement la ligne rouge de la frontière qui figure sur la carte, mais il se heurte donc à l’écran naturel de l’horizon marin. Peu importe que cette invisibilité soit due à des causes naturelles, telles que l’éloignement et la courbure terrestre. La distance et l’opacité que mesurent l’oeil d’Aldo sont celles d’une occultation, comme si un intervalle paradoxal de vide concret venait s’interposer entre les deux rivages. Il en résulte ce face-à-face déconcertant, d’autant plus captivant qu’il est, provisoirement du moins, nécessairement décevant.
Aldo devient alors un lecteur de signes et ses pérégrinations optiques le long de la côte ne tardent pas à produire leur effet. Sa contemplation silencieuse est à elle seule une forme de parcours dont la puissance est telle qu’elle finit par tirer du vide un visiteur inattendu dont la troublante présence annonce dès le début du livre l’apparition de l’Envoyé venu de Rhages, en qui Aldo reconnaîtra ‘“’ ‘ le gardien du bateau de Sagra ”’ 635. Effectivement, c’est en marchant le long du rivage endormi qu’il est témoin du premier signe, comme en réponse à ses après-midi passées dans la chambre des cartes. La scène unit plusieurs motifs emblématiques : celui de la marche nocturne, du retranchement sur une lisière où le héros est seul, et de l’apparition spectrale ne se montrant que pour retourner aussitôt vers un au-delà vide. La situation n’est pas sans évoquer le Romantisme allemand : le personnage couché parmi le sable, roulé dans son manteau et tournant le visage vers l’horizon obscur, la silhouette imperceptible du navire, semblent en effet surgir d’un tableau de Caspar David Friedrich.
L’apparition est d’autant plus troublante qu’elle est très peu spectaculaire, à la limite de l’imperceptible, bien qu’elle soit cependant très proche de son observateur : ‘“’ ‘ C’est alors que je vis glisser devant moi, à peu de distance de la mer, au travers des flaques de lunes, l’ombre à peine distincte d’un petit bâtiment ”’ 636. La phrase fait délibérément jouer le sentiment contradictoire de cette proximité et d’un retrait constant qui met le bâtiment hors de portée : même le regard a peine à le saisir, dissimulé qu’il est derrière le double écran de l’ombre et de la luminosité lunaire. Le glissement silencieux ajoute encore au caractère fantomatique de l’événement. Quant au changement de cap et au départ du navire ‘“’ ‘ franchissant la limite des patrouilles ”’, et piquant ‘“’ ‘ vers le large’ ”637 pour finalement s’évanouir à l’horizon, ils sont autant d’appels lancés à l’observateur de la scène.
Ainsi, comme le note finement Michel Collot, ‘“’ ‘ A force de ’ ‘“’ ‘ river ses yeux sur cette étendue vacante, il finit par rêver d’un objet qui réponde à son attente. C’est précisément parce qu’il ne donne rien à voir que l’horizon suscite les mirages de l’imaginaire : au-delà du visible, il ouvre dans un lointain indéfiniment approfondi la perspective du songe ”’ 638. En effet, en cherchant ‘“’ ‘ un nom à cette voile désirée’ ”639, Aldo finit par donner corps à sa rêverie. L’espace-temps bloqué se fend alors et propose au regard la silhouette d’un visiteur venu de l’outre-frontière, démontrant la réalité encore insaisissable comme telle de cet ailleurs qu’est le Farghestan. Une fois encore, l’Histoire se joue du regard et de l’imaginaire, puisque l’Observateur, dans son vaste songe optique, rejoint sans véritablement le savoir les lignes de force d’un processus dont il sera tout à la fois l’agent peu conscient, et la victime tardivement révélée à elle-même. Ce n’est là qu’une façon de dire à quel point les puissances les plus actives et les plus fécondes de la matière historique échappent au réseau des volontés délibérées et des calculs de stratégie pour s’appuyer essentiellement sur la subjectivité irrationnelle et le pervertir à son insu. Plus tard, le monologue de Danielo en dégagera les lois devant un Aldo consterné.
L’étrange visite du petit bâtiment est tout autant un fait qu’un effet de vision projetant un pur fantasme sur la réalité. Elle a pour conséquence le réveil immédiat de l’Amirauté assoupie : c’est d’abord la conversation d’Aldo et Marino ; c’est ensuite la patrouille du Redoutable venant clore le chapitre suivant, de même que l’apparition du petit navire spectral venait achever le précédent chapitre. La discussion est elle-même un parcours en forme de combat verbal qui entraîne peu à peu les personnages dans le sillage du bateau mystérieux. Symboliquement, Aldo franchit déjà le double écran de la limite de la zone de patrouille et de la ligne frontière. Il ose braver les dénégations maladroites de Marino et nomme l’objet de son désir : ‘“’ ‘ Pour la première fois, le regard de Marino me fixa avec un ressentiment et une hostilité marquée, comme un homme auquel on s’est efforcé en vain, jusqu’au dernier moment, d’éviter une bévue.’
‘Je ne vois pas. En pleine mer ? Ce serait absurde.’
‘- Il y a des ports en face de nous. Il y a la côte du Farghestan’ ”640.
Jamais le nom du rivage redouté n’avait jusqu’alors été prononcé par l’un des personnages. On lit ici l’amorce du trajet qui conduira plus tard le Redoutable devant la côte ennemie. Les mots viennent ici relayer les songes éveillés par les cartes qui relayaient elles-mêmes la vieille légende enfouie dans les mémoires. Ce système de relais ne cessera plus dès lors de conduire le voyant aveugle qu’est devenu Aldo jusqu’au bord de l’abîme. Il est par ailleurs singulier que Vanessa apparaisse pour la première fois au cours de cette conversation, au moment même où Marino promet d’envoyer une patrouille. L’allusion permet d’introduire le personnage de l’amante ambiguë, à la fois tentatrice et agent double ; plus fondamentalement, elle noue à l’insu même de Marino les fils des événements comme ceux de l’écriture et trace ainsi sous la trame apparente du texte un cheminement occulte. Encadrée par l’apparition du navire inconnu et celle du petit bâtiment amarré à Sagra qui sont un seul et même vaisseau à son service - comme Aldo l’apprendra plus tard, le jour de l’excursion à Vezzano - Vanessa est le centre et le moteur d’un grand réseau de parcours clandestins qui contribuent à la construction du récit. Le processus des événements qui en aggravent au fur et à mesure la tension dramatique passe constamment par elle, jusqu’au moment où sa présence cesse d’être nécessaire. Il n’est pas étonnant que l’Envoyé paraisse au moment où elle quitte la scène, et qu’il s’agisse précisément de l’un des membres de son équipage. De même la manière dont cet émissaire fait irruption et se matérialise dans les ténèbres n’est pas sans lien avec le surgissement de Vanessa dans la chambre des cartes, dans le chapitre précisément intitulé ‘“’ ‘ Une visite ”’.
Longtemps avant qu’elle soit mentionnée par Marino puis n’apparaisse dans la chambre des cartes, Vanessa a joué dans l’existence d’Aldo un rôle perturbateur qui est peut-être l’une des causes indirectes de son départ pour les Syrtes. Mais ce n’est qu’après coup, lorsque la longue conversation avec Marino s’achève, qu’Aldo en prend conscience : ‘“’ ‘ Le recul que me donnait maintenant mon voyage aux Syrtes me dotait d’une claivoyance plus grande. (...) Vanessa avait été pour moi cette minime fêlure qui donne la profondeur d’un cristal invisible’ ”641. Assurément, c’est Vanessa qui la première initie le futur Observateur au doute et au désir indéfini d’en finir avec Orsenna, superposant le désir de sédition historique à celui de la seule contemplation géographique. Les souvenirs éveillés par le nom de Vanessa expriment ce rôle dans une étrange image qui associe trouble érotique, initiation, feu destructeur et espace maritime infiniment ouvert : ‘“’ ‘ (...) nous demeurions de longues minutes sans rien dire en face de cet océan incendié que Vanessa m’ouvrait de toute parts sur le monde - dans ses yeux passait pour moi le reflet trouble des mers lointaines ”’ 642.
Bien qu’il s’agisse en fait d’un souvenir des heures passées au Selvaggi, l’image de l’océan annonce déjà la longue contemplation de l’horizon, depuis le plateau sommital de Vezzano, au coucher du soleil, comme si le même voyage ne cessait tout au long du livre de se répéter par fragments selon différents modes afin de préparer le grand voyage fondamental qui sera finalement le vrai catalyseur. A chaque étape, la scène transite depuis son état initial de signe prophétique jusqu’à trouver sa véritable incarnation au cours de la croisière du Redoutable. La discussion d’Aldo et Marino joue donc un rôle fondamental car elle sert de relais, à l’insu des protagonistes, entre ces éléments épars et ouvre ainsi la route aux forces inquiétantes qui hantent les Syrtes.
Par ailleurs, le rappel de la scène visionnaire du jardin Selvaggi montre combien la tentation de la transgression historique et son double en forme de désir d’immanence procèdent d’une logique du fantasme. Ce sont encore des images auratiques qui naissent par l’intermédiaire des récits de Vanessa, situation qui ne doit guère surprendre si l’on songe au lien intime que Michel Murat établit entre aura et féminité : ‘“’ ‘ Chez Gracq, le mimétisme narratif, le geste de présentation et le don (...) participent d’une poétique de l’ aura. Ils sont prolongés par un réseau de figures du magnétisme, du volcan, de l’orage, et – pour Marie de Verneuil – par la matérialisation qu’offre la ’ ‘“’ ‘ longue traîne – fabuleusement élégante ”16431. Déjà, dans les phrases précédant cette remarque, Michel Murat notait : ’ ‘“’ ‘ C’est une présence qui nous est montrée ; dans Les Eaux étroites, l’apparition de Marie de Verneuil est scandée par les ’ ‘“’ ‘ voici ” qui attestent de la réalité (...) du lieu ”16442’. Le féminin est donc un principe d’éveil aux images auratiques dont on comprend mieux encore à présent les multiples significations groupées autour d’un noyau de désir.
Vanessa est bien, dans la scène des jardins Selvaggi, une dispensatrice de vision qui présente à l’imagination d’Aldo les perspectives d’un horizon ouvert que le jeune homme prendra à tort pour un chemin de pure et simple immanence, quand il s’agit au contraire d’une voie de catastrophe et de destruction irrémédiable. Auratiques, les images suscitées par Vanessa le sont d’autant plus intensément qu’elles tressent le passé, le présent et le futur pour créer une nouvelle origine dynamique de l’Histoire. Le sujet ensorcelé n’est plus alors qu’un instrument entre les mains de la puissance réveillée de la guerre entre les deux pays. Cette trame de devenir rompt avec le passé, dans la mesure où elle permettra d’en inverser le sens et les conséquences, en faisant des traîtres des héros et en assurant la victoire inéluctable des troupes du Farghestan. Les visions spatiales ouvrent donc aussi le temps, fendent la croûte d’une tradition épuisée, et permettent la circulation d’un air nouveau, air simultanément mortel et vivifiant qui embrase les esprits et leur communique une stupeur sacrée, comme c’est le cas à Maremma. A la rumeur figée du passé devenu légende, répond désormais celle du futur en gestation, notamment dans la prédication de Noël à l’église Saint Damase : ‘“’ ‘ (...) j’adore l’heure de l’angoissant passage, j’adore la Voie ouverte et la porte du matin ”’ 645.
Voir à perte de vue ce que l’horizon occulte, et que les suggestions de Vanessa font surgir sur le mode imaginaire devient dès lors, la préoccupation centrale du jeune Observateur. C’est dans l’île de Vezzano qu’il accède pour la première fois à ce don de vision infinie, grâce à la présence médiatrice et tentatrice de Vanessa, et découvre à très grande distance la silhouette du Tängri. Dan s En lisant en écrivant , Julien Gracq précise le sens de cette inclination qu’il partage avec le héros du Rivage des Syrtes , en évoquant la figure de Moïse : ‘“’ ‘ une des singularités de la figure de Moïse, dans la Bible, est que le don de clairvoyance semble lié chez lui chaque fois, et comme indissolublement à l’embrassement par le regard de quelque vaste panorama révélateur ”’ 646 .
Cette belle phrase réunit tous les éléments du regard infini et montre combien le désir de vision intéresse d’abord le monde, même si, dans le cas d’Aldo, elle se trouve orientée plus secrètement par l’esprit occulte d’une Histoire sournoise : son pouvoir exprime une forme de lucidité prophétique qui lit dans le paysage vu au loin quelque chose d’un pressentiment indéfini. Pour Aldo, ce pressentiment est d’abord celui d’un renouveau identifié au contact visuel avec la côte du Farghestan, tandis que selon Vanessa, et par la suite Daniel, il vise en réalité le temps. Dans les lignes qui précèdent immédiatement ce passage d’En lisant en écrivant, Julien Gracq précise encore sa position : ‘“’ ‘ le paysage du matin, et plus encore celui du soir, atteignent plus d’une fois à une transparence augurale où, si tout est chemin, tout est aussi pressentiment ”’. Le motif du panorama révélateur mentionné dans ce texte reparaît justement au début de la longue séquence que Julien Gracq consacre aux bonnes routes, dans Les Carnets du grand chemin. L’auteur y définit les perspectives magnétiques qui l’incitent à s’engager dans une route donnée en les comparant aux plis et aux ‘“’ ‘ lumières d’un rideau tout prêt à se lever’ ”647.
L’heure de fin de journée et la lumière rasante qui se répand sur le paysage, participent également à cet accord. La densité de la couleur lui donne une compacité presque matérielle immédiatement associée à l’orageux. dans cette lumière étrange se manifeste secrètement le motif entre tous privilégié de l’embellie. C’est dans Les Eaux étroites que Julien Gracq donne l’analyse la plus complète de ce motif : ‘“’ ‘ S’il y a une constante dans la manière que j’ai de réagir aux accidents de l’ombre et de la lumière qui se distribuent avec caprice tout au long de l’écoulement d’une journée, c’est bien le sentiment de joie et de chaleur, et, davantage encore peut-être, de promesse confuse d’une autre joie encore à venir, qui ne se sépare jamais pour moi de ce que j’appelle, ne trouvant pas d’expression meilleure, l’embellie tardive – l’embellie, par exemple, des longues journées de pluie qui laissent filtrer dans le soir avancé, sous le couvercle enfin soulevé des nuages, un rayon jaune qui semble miraculeux de limpidité ”’ 648.
Le soir, la lumière rasante et la densité orageuse, les composants sont donc les mêmes que dans le texte consacré à la route emblématique des Carnets du grand chemin. La joie spéciale qui en résulte est ensuite précisée minutieusement : ‘“’ ‘ Une impression si distincte de réchauffement (...) n’est pas sans lien avec une image motrice très anciennement empreinte en nous et sans doute de nature religieuse : l’image d’une autre vie pressentie qui ne peut se montrer dans tout son éclat qu’au-delà d’un certain ’ ‘“’ ‘ passage obscur ”, lieu d’exil ou vallée de ténèbres. Peut-être aussi (...) la suggestion optimiste d’une halte possible dans le déclin, et même d’une inversion du cours du temps, est-elle faite à notre sens intime par ce ressourcement, ce rajeunissement du soleil de l’après-midi ”’ 649.
Ainsi, la face de la terre métamorphosée par le rayon lumineux de l’embellie devient-elle promesse, ou plus exactement pressentiment métaphysique immédiatement reçu au plan émotionnel. Le voyage terrestre atteint alors une portée symbolique qui donne au phénomène une valeur presque spirituelle, bien que la joie ressentie se tienne toujours en deçà d’une quelconque conviction religieuse. Comme le note justement l’auteur, l’embellie s’adresse ‘“’ ‘ à notre sens intime’ ”, et si son surgissement appelle les références religieuses mentionnées par le texte, elle rencontre et incarne aussi, à l’échelle de la subjectivité gracquienne, l’esthétique et la métaphysique surréaliste : brusquement, le rajeunissement du jour, l’inversion du temps changent la vie et le monde. L’embellie manifeste à la surface des choses ce ‘“’ ‘ point de l’esprit’ ” auquel les pôles opposés ‘“’ ‘ cessent d’être perçus contradictoirement ’”. Gracq note en effet immédiatement à la suite des lignes citées précédemment : ‘“’ ‘ je ne doute guère en tout cas qu’une mémoire en nous plus haute, sensibilisée de nature à d’autres signaux que ceux du code de la route, se porte garante de la réalité de ces promesses vagues et en même temps véhémentes que nous font à chaque instant l’heure, le temps, et la saison ”’. Cette métaphysique du paysage ouvre donc à d’autres perspectives que celles du seul horizon sensible, bien que l’expérience tienne d’abord à un état particulier du monde qui entre en résonance avec l’esprit du voyageur.
Dans la scène de l’île de Vezzano, c’est bien une telle embellie imprévue qui ouvre soudainement l’horizon et le regard d’Aldo. Nous avons déjà montré comment la visite à Vezzano permet de donner corps aux suggestions des cartes maritimes contemplées dans les profondeurs de la forteresse. Il faut maintenant revenir à ce passage pour en dégager la signification seconde, plus profonde, en ce qu’elle place devant le regard d’Aldo une étrange figure d’espace-temps où brille sur le mode géographique le double appel du désir d’immanence et de la nécessité historique en marche. C’est d’abord par le relais du regard de Vanessa qu’Aldo porte les yeux dans la direction du volcan encore invisible : ‘“’ ‘ Elle était assise sur une roche éclatée et fixait les yeux sur l’horizon : on eût dit que sur ce récif écarté soudain elle prenait une veille, pareille à ces silhouettes endeuillées qui, du haut d’un promontoire, guettent interminablement le retour d’une voile ”’ 650. Lovée dans une attitude qui n’est pas sans rappeler celle de Mina guettant le retour de son mari dans le Nosferatu de Murnau, Vanessa ne montre plus sa face au jeune homme mais devient l’indicateur de sa vision. La résonance entre “ roche éclatée ” et “ récif écarté ” souligne en filigrane le sens de l’opération de dévoilement qui va maintenant se jouer. Car c’est bien d’un écart de conduite et de regard qu’il s’agit, d’un éclatement de l’espace du pouvoir de l’appréhender dans ses détails les plus lointains, et, au-delà de cet éclatement minéral, de celui de la guerre bientôt rallumée par le voyage du Redoutable.
Le trajet du regard se poursuit donc vers les limites de l’horizon : ‘“’ ‘ Mes yeux suivaient malgré moi la direction de son regard. Une clarté vive s’attardait sur le ressaut de collines qui crevait le manteau des brumes. En face de nous, l’horizon de mer bordait une bande plus pâle et étonnamment transparente dans le crépuscule bleuté, pareille à une de ces échappées ensoleillées qui se creusent au ras de l’eau sous le dôme des vapeurs et annoncent la fin d’un orage ”’ 651. L’image est bien celle d’une embellie et correspond parfaitement à la conception personnelle que Julien Gracq donne de ce phénomène. Mais le sens du temps et des pressentiments est inversé, dans la mesure où, loin de correspondre à la fin d’un orage, l’apparition qui se prépare annonce au contraire la tempête de la guerre, par une subtile inversion de la logique affective des pressentiments. L’horizon demeure encore désert jusqu’au moment où, dans la phrase suivante, Aldo distingue un ‘“’ ‘ très petit nuage blanc en forme de cône, qui semblait flotter au ras de l’horizon dans la lumière diminuée, et dont l’isolement insolite dans cette soirée claire et la forme lourde s’associèrent aussitôt dans mon esprit à l’idée d’une menace lointaine et à l’appréhension d’un orage montant sur la mer ”’.
Une nouvelle inversion des impressions visuelles et affectives réveille l’image de l’orage, mais elle ne la situe que sur le seul plan atmosphérique, et non celui du devenir. D’autre part, la silhouette du Tängri n’est encore qu’une vapeur, un voile nuageux faisant écho à la voile désirée par Aldo, comme à celle qui est évoquée quelques lignes plus haut. Mais cette première manifestation ne suffit pas à dessiller les yeux du jeune homme. A sa dénégation, Vanessa oppose donc le mouvement de son propre regard retourné vers lui : ‘“’ ‘ ’ ‘“’ ‘ Tu as vu ” ? me dit-elle en retournant vers moi ses yeux grands ouverts dans le noir’ ”652. C’est alors seulement qu’Aldo aperçoit le volcan : ‘“’ ‘ D’un seul coup, comme une eau lentement saturée, le ciel de jour avait viré au ciel lunaire ; l’horizon devenait une muraille laiteuse et opaque qui tournait au violet au-dessus de la mer encore faiblement miroitante. Traversé d’un pressentiment brusque, je reportai alors mes yeux vers le singulier nuage. Alors je vis. Une montagne sortait de la mer, maintenant distinctement visible sur le fond assombri de ciel’ ”653.
Il semble dans ce passage que l’image du volcan soit moins saisie que reflétée dans le vide noir du regard, ou que, s’engouffrant dans ce vide, Aldo parvienne enfin à traverser la distance, par le seul élan de ses propres yeux. Simultanément, la nuit paraît surgir des prunelles de Vanessa, et le vide qui se creuse en elle permet l’ouverture d’une faille spatiale. Cependant, cette faille se manifeste en premier lieu comme un écran, ‘“’ ‘ une muraille laiteuse et opaque’ ”. Une fois de plus, c’est à la levée d’une image auratique, semblable à celles qui se manifestaient dans le manoir d’Argol, que nous assistons, par l’intermédiaire du récit d’Aldo. Cette image correspond en tout point à la définition de l’aura que propose Michel Murat, puisque la jeune femme en est l’évocatrice et que la silhouette du volcan se manifeste à la surface du ciel, comme à son appel, dans un véritable phénomène de manifestation magique qui donne présence à l’invisible. Le volcan sort littéralement de la mer, bien davantage qu’il ne devient visible par les seuls moyens d’une acuité visuelle accrue, tel un monstre des profondeurs.
Ce Léviathan tellurique fait alors l’objet d’une perception étonnamment détaillée : ‘“’ ‘ Un cône blanc et neigeux, flottant comme un lever de lune au-dessus d’un léger voile mauve qui le décollait de l’horizon, pareil (...) à ces phares diamantés qui se lèvent au seuil des mers glaciales’ ”654. Le texte se poursuit alors en accentuant le décollement de la montagne qui devient semblable à une étoile en suspens au-dessus de la mer : ‘“’ ‘ Son lever d’astre sur l’horizon ne parlait pas de la terre, mais plutôt du soleil de minuit, de la révolution d’une orbite calme qui l’eût ramené à l’heure dite des profondeurs lavées à l’affleurement fatidique de la mer. Il était là. Sa lumière froide rayonnait comme une source de silence, comme une virginité déserte et étoilée ’”. Le trajet spatial du Tängri suit ici une direction exactement inverse de celui du ‘“’ ‘ pic asiatique’ ” décrit par Allan dans le Beau ténébreux. Il n’est pas un morceau de lune tombé sur la terre, mais un fragment du globe détaché de sa base et mis en apesanteur au-dessus de l’eau. Nocturne, le volcan sublimé en étoile indique l’imminence des temps où basculera l’ordre ancien, même s’il apparaît pour l’instant comme l’objet d’une tentation géographique qui ne tardera pas à prendre corps dans le voyage du Redoutable.
Cette secrète relation avec le temps se manifeste dans l’image du retour cyclique du phénomène céleste. En lui se révèle donc de manière indéchiffrée le pressentiment d’une loi fatale, intéressant l’Histoire, mais aussi inflexible que celles de la nature, dont Danielo donnera plus tard la clé. A la révolution régulière de l’orbite astrale correspond celle du cours de choses, le mot de révolution désignant aussi, bien évidemment celui qui est en usage dans la science historique. Cependant, l’auteur lui rend ici son sens premier, et l’on devine que le devenir brutal qui doit en effet révolutionner, au sens cette fois courant du terme, l’ordre immobile de la Principauté, s’inscrit dans une trame de devenir dialectisé qui replace les mêmes objets, les mêmes figures dans une situation du passé, pour mieux la subvertir. Si, comme on le précisera par la suite, la conception de l’Histoire que Julien Gracq exprime dans Le Rivage des Syrtes dérive de sa lecture de Spengler, elle correspond aussi, curieusement, à certaines des thèses de Benjamin, en ce sens qu’elle ne se manifeste pas comme un historicisme confiant dans les promesses d’une nécessité irréductible, faisant de l’idée de Révolution un terme positif mettant fin au mouvement de l’Histoire, mais comme un mouvement tramant le passé dans le présent pour en faire surgir perpétuellement de nouvelles formes. La dialectique du déclin et du renouveau n’a donc pas le sens, ni d’une restauration, ni d’une pure assomption rédemptrice, comme le prouvent assez les sentiments d’Aldo dans les dernières pages du roman.
Par ailleurs, la figure du volcan, évoqué comme un spectre, montre quels sont les pouvoirs auratiques de Vanessa et quel en est finalement le noyau central. La ‘“’ ‘ virginité déserte et étoilée’ ” du volcan renvoie naturellement à la passion froide de la jeune femme et à son attente de l’événement qui doit rendre sa puissance à sa maison dévalorisée. La silhouette du Tängri devient alors, plus qu’une simple manifestation géographique assistée par les phénomènes atmosphériques du soir, une véritable présence qui regarde en direction de l’île, et à travers elle, de la Principauté.
Nous retrouvons ainsi la logique du regard dialectique évoquée par Georges Didi-Huberman, selon laquelle nous sommes regardés par ce que nous voyons. Le voile de l’horizon devient alors ‘“’ ‘ le subjectile d’une représentation’ ”655. Il permet à Vanessa, et plus sourdement à Aldo de ‘“’ ‘ se sentir regardé par la perte’ ”656. Perte non encore compensée de la renommée et de la position politique dans le cas de Vanessa, perte désirée consciemment de l’équilibre actuel des forces gouvernant momentanément la Principauté, toujours par la jeune femme qui aspire à faire perdre à son compagnon sa virginité symbolique en l’entraînant dans une voie sans recours, perte enfin de l’étouffant ordre des choses qui oppresse Aldo et lui fait vaguement désirer quelque événement salvateur, sans qu’il en reconnaisse déjà la forme et la portée fatale. Comme le dit le psychanalyste Pierre Fédida, ‘“’ ‘ le deuil met le monde en mouvement ”’ 657, mais ici, le deuil et le sentiment de la perte prennent une forme étrange dans la mesure où justement ils n’intéressent pas seulement l’amont mais aussi l’aval, et se dessinent sous la forme d’un désir où la volonté d’immanence et le cycle énigmatique des nécessités historiques s’entrelacent étroitement.
Michel Collot, Les guetteurs de l’horizon, in Julien Gracq 2, un écrivain modnerne, rencontres de Cerisy, (24-29 août 1991), Lettres Modernes, Paris, 1994, p.109.
Le Rivage des Syrtes, op.cit., PI, p.581.
Id., p.752.
Ibid., p.586.
Ibid., p.586.
Michel Collot, Les guetteurs de l’Horizon, op. cit., p.110.
Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.581.
Id., p.590.
Ibid., p.599.
Ibid., p.597.
Michel Murat, Julien Gracq, op. cit., p.104.
Id., p.103. Philippe Berthier emploie quant à lui la belle expression de “Femmes flammes” qui renvoie elle aussi à la dimension irradiante de la figure auratique féminine. Philippe Berthier, Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, op. cit., p.203.
Ibid., p.711.
En lisant en écrivant, PII, p.616-617.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.970.
Les Eaux étroites, p.544-545.
Id., p.545.
Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.685.
Id., p.685.
Ibid., p.685.
Ibid., p.685-686.
Ibid., p.686. l’apparition du volcan et sa comparaison avec un phare “ des mers glaciales ” l’apparente au mont Hatteras de Jules Verne : “ A cinq heures du matin, le 11 juillet, le vent s’apaisa ; la houle tomba peu à peu ; le ciel reprit sa clarté polaire, et, à moins de trois milles, la terre s’offrit dans toute sa splendeur. Ce continent nouveau n’était qu’une île, ou plutôt un volcan dressé comme un phare au pôle boréal du monde ”. Les aventures du capitaine Hatteras, Hachette, Paris, 1966, p.575. Cette analogie se renouvellera plus tard au moment où les navigateurs du Redoutable parviendront à la hauteur du Tängri.
Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p.58.
Id., p..58.
Pierre Fédida, L’absence, op. cit., p.138.