2) La face de l’autre monde et son envers secret

L’arrivée du Redoutable en vue du Farghestan est l’occasion d’une des scènes capitales du Rivage des Syrtes. La quête d’Aldo s’achève pour ainsi dire au moment où ses yeux contemplent le Tängri et la baie de Rhages. La terre qu’il appelait de ses voeux s’est enfin incarnée et ne tardera pas à lui adresser un signe, sous la forme de trois coups de canon tirés depuis la côte. Cet épisode trace une première forme de relation avec le monde, celle du face-à-face. Les navigateurs demeurent en effet sur leur navire et voient monter de la nuit la figure scintillante de la terre ennemie, oubliant précisément qu’elle est un territoire politique lié à Orsenna par une Histoire séculaire. Il n’est plus alors question de la légende ou du glacis du temps figé, mais d’un monde révélé dans toute la jeunesse de la surprise. Le Farghestan apparaît d’abord sous la forme emblématique de son volcan.

Quelques pages auparavant, celui-ci se manifeste déjà à l’horizon, grâce au panache de sa fumée qui saisit l’équipage de stupeur : le Tängri est en effet théoriquement éteint. Il n’est point besoin d’insister sur le fait que ce regain d’activité confirme tous les signes antérieurs et annonce le conflit imminent dont la transgression d’Aldo précipitera le déclenchement. Il est plus intéressant de remarquer que le franchissement de la ligne rouge inverse les rapports : ‘“’ ‘ derrière cette sinistre avant-garde, de toutes parts, les côtes du Farghestan accouraient à nous’ ”658. De même que la mer était d’avance une terre en devenant une route ‘“’ ‘ pavée de rayons comme un tapis de sacre ”’ 659, la terre ennemie se métamorphose en vague menaçante qui se précipite sur le Redoutable. La terre vient donc à la rencontre des voyageurs, et scelle avec eux, malgré leur volonté, au moins dans une certaine mesure, une sorte de pacte équivoque dont elle seule connaît les clauses. Pourtant, l’approche décisive ne prend pas réellement l’allure d’une confrontation violente. Au-delà de la seule intrigue romanesque, la fin du voyage du Redoutable raconte une expérience inconcevable : l’approche et la première vision extatique d’une terre inconnue. C’est la seule fois dans toute l’oeuvre de Julien Gracq que des personnages font l’expérience de rencontrer et contempler ainsi une terre nouvelle qui s’offre à eux dans la pure évidence de son mystère.

Celle-ci se manifeste d’abord sous une forme inattendue : ‘“’ ‘ (...) tout à coup, une bouffée d’air tiède et très lente déplissa sur nous une odeur à la fois fauve et miellée, comme une senteur d’oasis diluée dans l’air calciné du désert’ ”660. La terre est d’abord parfum, émanation quintessencielle de ses qualités dépliées dans l’air comme une étoffe. Senteur et odeur, elle révèle une nature animale et florale, sauvage et suave, sensuelle et austère. Outre le fait que la terre désirée se manifeste à la manière d’une femme précédée de son parfum, cette épiphanie olfactive porte à l’avant de lui-même le pays qu’elle évoque et signifie. La logique de l’arrière-pays ne gouverne pas ce passage : nulle échappée ne permettra aux navigateurs de voir l’intérieur des terres au-delà de la frange côtière. Mais cela n’est pas nécessaire. Le Farghestan est déjà tout entier contenu par la bouffée d’air parfumé qui parvient aux navigateurs. Il n’y a plus d’arrière monde, car le voyage touche à sa fin, c’est-à-dire la réalité physique et sensorielle d’une terre qui est en elle-même fabuleuse, et dont on pourrait dire que le mystère tient à sa seule existence.

Présenté par son rivage, le Farghestan est par excellence le pays de l’immanence entièrement livrée à la contemplation d’une conscience sensorielle et affective. Tout est donc donné à l’avant, en surface, et même, comme on l’a dit, au-devant de cette surface, grâce à la bouffée parfumée qui accueille les navigateurs. Comme on le constate ici, de même que dans d’autres passages, un imaginaire arabe rayonne et flotte autour du Farghestan, mais sans orientalisme anecdotique, plutôt comme un halo qui communique à sa clarté nébuleuse à ce qu’il touche et le hante aussitôt de sa présence énigmatique.

L’apparition proprement dite relève de la logique théâtrale. Elle est une vision entièrement construite en surface et étirée verticalement jusqu’au ciel. La richesse de cette vision, son étrangeté sensible et stylistique sont si grandes qu’il faut la lire et la parcourir intégralement, afin d’en mieux saisir la singularité exceptionnelle : ‘“’ ‘ Devant nous, à la toucher, semblait-il au mouvement de recul de la tête qui se renversait vers sa cime effrayante, une apparition montait de la mer comme un mur’ ”661. La phrase se construit sur une série de rejet qui exprime le double mouvement ascendant de l’apparition et des têtes levées dans sa direction, ainsi que l’étirement démesuré du volcan vers le ciel. D’emblée, la scène est placée sous les auspices de la vision fantastique : le volcan n’est pas seulement un morceau de terre sortant des eaux, mais une apparition, de sorte que la terre assume ici le rôle de revenant auquel Breton faisait négativement allusion à la fin du Premier Manifeste 662.

Comme on le verra dans la suite de ce passage, cette dimension fantastique n’intervient pas au détriment de la logique de l’immanence et de l’incarnation ; elle ne cesse au contraire de la nourrir de toute sa puissance visionnaire afin de mieux marquer et révéler l’étrangeté radicale de toute terre, lorsque celle-ci apparaît pour la première fois devant le regard fasciné. Logique visionnaire et logique de l’immanence nouent ici leurs exigences faussement contradictoires, et permettent au réel d’advenir comme tel sur le plan du rêve et de la poésie. En ce sens, l’apparition du rivage ennemi propose une expérience véritablement surréaliste de la terre, en ce qu’elle proclame explicitement dans ce passage que le monde authentique est toujours un autre monde. Dans une certaine mesure, on peut même dire que le surgissement du Tängri exprime une véritable recréation du monde, tant elle se manifeste comme une ‘“’ ‘ imprévisible nouveauté’ ”663.

C’est ainsi que le volcan surgit des eaux et rejoint le ciel à une hauteur formidable, dans un mouvement à nouveau inverse de celui du pic asiatique évoqué par Allan dans Un beau ténébreux. Une fois encore, volcan n’est pas un morceau de lune tombé sur la terre, une manifestation fabuleuse du surnaturel cosmique, mais un monstre marin devenu muraille terrestre, à la manière des îles magiques des Mille et une nuits – on pense par exemple à l’île du chevalier de cuivre évoquée dans le cycle du Portefaix et des Trois Dames 664. Enfin, la vision rapprochée et monstrueuse devient une forme de tact immédiat. Atteindre l’autre rive ne signifie pas seulement la contempler abstraitement, mais l’embrasser des yeux au sens le plus concret, dans une expérience euphorique de la présence au monde. Aldo ne pense pas autrement, lorsqu’il tente vainement, quelques pages auparavant, d’expliquer à Fabrizio les motifs profonds qui le guident ves le Farghestan : ‘“’ ‘ Ce que je voulais n’avait de nom dans aucune langue. Etre plus près. Ne pas restr séparé. Me consumer à cette lumière. Toucher ”’ 665. Faire face prend ici un autre sens que celui auquel on pouvait songer à l’origine. Il ne s’agit pas seulement d’être en face de l’objet, à distance raisonnable de sa forme, dans la position d’un observateur neutre, mais de conduire le face-à-face à la limite où se perd le regard pur, c’est-à-dire celle du toucher et de l’absorption destructrice. Voir n’est pas savoir, mais vivre un état de proximité absolue dans lequel la conscience prend donc le risque d’être anéantie dans l’objet qu’elle vise et qu’elle cherche à atteindre. Tel est le sens de l’émoi qui s’empare des marins du Redoutable lorsqu’ils découvrent le Tängri devant leur navire : ‘“’ ‘ La pluie cessa, le navire s’ébroua dans l’accalmie, s’empluma d’une vapeur légère ; tout à coup, la nuit parut s’entrouvrir sur une lueur ; devant l’étrave, les nuages s’écartèrent à tout vitesse comme un rideau de théâtre.’

‘“’ ‘ Le volcan ! Le volcan ” hurlèrent d’une seule voix trente gorges étranglées, dans le cri qui s’élève d’une collision ou d’une embuscade ”’ 666. L’apparition, en écho de la première manifestation distante depuis l’île de Vezzano, surgit “ tout à coup ” sous la forme d’une lueur, à l’état de pure aura pour se dévoiler dans une attitude menaçante et sublime qui fascine et terrorise les marins. Il y passe sans doute le pressentiment que la traversée ne sera pas sans conséquences, mais l’émotion de l’équipage renvoie à une autre expérience qui est celle de la stupeur devant le monde. La croisière du Redoutable est avant tout un voyage extraordinaire au sens vernien du terme, une expédition de géographie métaphysique, si l’on peut dire, où le désir de parvenir en vue d’un autre monde, n’est pas sans faire songer à celui des explorateurs des romans de Jules Verne, et plus précisément à l’obsession polaire du capitaine Hatteras. Or, c’est précisément en référence au passage dans lequel les héros de ce roman arrivent devant l’île volcanique du pôle, que ces lignes du Rivage des Syrtes sont écrites : “ Tout à coup, le brouillard se fendit comme un rideau déchiré par le vent, et pendant un laps de temps rapide comme l’éclair, on put voir à l’horizon un immense panache de flammes se dresser vers le ciel.

“ Le volcan ! Le volcan !... ”

Ce fut le mot qui s’échappa de toutes les bouches ”667. Cette correspondance ne doit guère étonner si l’on songe à ce que Julien Gracq dit de Jules Verne, et plus particulièrement des Aventures du capitaine Hatteras, dans Lettrines : ‘“’ ‘ C’est mon primitif à moi’ 668. Et nul ne me donnera jamais honte de répéter que Les Aventures du capitaine Hatteras sont un chef-d’oeuvre ”669. Interrogé par Jean-Paul Dekiss au sujet de cette fascination, Julien Gracq précise le sentiment que lui donne encore à 90 ans la lecture de Jules Verne : ‘“’ ‘ C’est une opération féerique, c’est une révélation continue, c’est une chose vierge qui se déroule devant vous et que vous absorbez au fur et à mesure, toujours happé par l’idée de ce qui va suivre. Ce sont Les Mille et une nuits, c’est cela la lecture ”’ 670.

Ce que Julien Gracq dit ici de la lecture pourrait s’appliquer très exactement à l’expérience du voyage, tel qu’il la conçoit, et tout particulièrement à celle de l’équipage du Redoutable. Il est à cet égard significatif que l’auteur évoque Les Mille et une nuits à propos de Jules Verne. Comme nous l’avons vu, outre que le Tängri évoque la montagne de cuivre, la nuit de l’approche du Farghestan, emprunte à l’évidence son univers de fascination à l’imaginaire oriental. On pourrait s’étonner cependant que l’auteur fasse jouer une référence au grand roman polaire de Jules Verne dans un tel contexte. C’est oublier que les Syrtes avaient dès le seuil du roman été qualifiées d’Ultima Thulé du Sud.

Dès lors, on comprend mieux le sens du voyage du Redoutable et de cette arrivée en vue du Farghestan. Aldo apparaît bel et bien ainsi dans la figure d’un explorateur bien plutôt qu’un aventurier militaire cherchant à défier l’ordre établi de l’Historie afin d’agir sur lui en profondeur de façon délibérée et planifiée. Ce que Julien Gracq dit du capitaine Hatteras dans son entretien avec Jean-Paul Dekiss, pourrait parfaitement s’appliquer au jeune Observateur : ‘“’ ‘ Je ne vois pas du tout le capitaine Hatteras comme un dictateur politique. Non, je le vois plutôt comme un illuminé mystique qui est possédé par une passion de la découverte... une passion qui est dévorante parce qu’il lui faut s’incorporer pratiquement à sa découverte qui est le pôle Nord. La preuve c’est qu’il va essayer de se jeter dans le volcan qui abrite le pôle Nord ”’ 671. Tel est bien le désir d’Aldo lorsqu’il parle de toucher et de se brûler à la lumière du rivage auquel il aspire, de ne pas rester séparé. Fabrizio l’entend bien ainsi, qui lui déclare : ‘“’ ‘ C’est une tentative de suicide, et je devais t’avertir ”46720. En effet, à la fin du chapitre, c’est une véritable fureur sacrée qui conduit Aldo à faire diriger le Redoutable droit vers la côte : ’ ‘“’ ‘ Droit dessus ! Plus près ! ” lui murmurai-je à l’oreille ”’ 673. Cette pulsion se confirme à la page suivante, dans laquelle reparaît le motif du désir de voir et de toucher : ‘“’ ‘ Une minute, une minute encore où tiennent des siècles, voir et toucher sa faim, se fondre dans cette approche éblouissante, se brûler à cette lumière sortie de la mer ”’ 674.

Mais entre-temps, le regard magnétisé aura vécu l’instant unique d’une rencontre où toutes les valeurs cénesthésiques viendront jouer de manière polyphonique : ‘“’ ‘ La lune brillait maintenant dans tout son éclat. Sur la droite, la forêt de lumière de Rhages frangeait d’un scintillement immobile l’eau dormante. Devant nous, pareil au paquebot illuminé qui mâte son arrière à la verticale avant de sombrer, se suspendait au-dessus de la mer vers des hauteurs de rêve un morceau de planète soulevée comme un couvercle, une banlieue verticale, criblée, étagée, piquetée jusqu’à une dispersion et une fixité d’étoile de buissons de feux et de girandoles de lumière’ ”675. La longueur et la complexité syntaxique de la phrase, sa richesse lexicale sont à la mesure de l’évènement que constitue le surgissement du volcan. En effet, l’étirement des rejets et la mise en attente du sens, qui en résulte, leur répartition de part et d’autre de la principale forme verbale “ se suspendait ”, perturbent la lecture et tendent à disperser la signification du texte, à l’image des lumières étagées sur les pentes du volcan.

Le paysage vertical ne cesse de se métamorphoser, de se contredire et d’osciller sous les yeux du lecteur, comme ceux des navigateurs qui le découvrent. Tantôt le volcan est un paquebot qui se soulève avant de sombrer, tantôt une pure entité onirique qui se suspend au-dessus de la mer, sans qu’on sache comment, ni par quelle puissance, tantôt encore un morceau de planète soulevé, tantôt enfin une banlieue verticale dont la forme se pulvérise en autant d’atomes effervescents et lumineux. C’est au point que le lecteur ne sait plus si la banlieue évoquée à la fin de la phrase, est réelle ou métaphorique, surtout s’il se souvient que quelques pages auparavant, le Tängri vu à très grande distance semble être en éruption. Il n’en est pas moins un morceau de planète, et nous retrouvons ici l’expression favorite qu’utilise Julien Gracq lorsqu’il veut faire surgir l’image de la terre dans l’un de ses fragments. Il n’en reste pas moins que l’absence presque totale de verbes confère à cette suite de syntagmes en apposition une singulière autonomie, aux limites du sens et du non-sens, de la description et de la poésie pure, comme si l’écriture suivait et exprimait ici la seule logique du regard bouleversé.

Tout se passe en effet comme si le trajet du sens transcrivait celui des yeux des navigateurs fascinés par la révélation chaotique du volcan, incapable d’en épuiser l’espace et le contenu, ni davantage de les rassembler dans une belle totalité simple. La syntaxe expérimente donc l’émotion et l’incertitude de la vision directe que sidère, au double sens du terme, la forme jamais aperçue de la terre inconnue qui surgit subitement des vagues. L’écriture devient alors une formulation phénoménologique, en laquelle la naissance de la vision intègre aussi bien l’imaginaire poétique que la seule perception sensible. Maurice Merleau-Ponty n’affirme –t-il d’ailleurs pas que le tableau adresse ‘“’ ‘ au regard pour qu’il les épouse, les traces de la vision du dedans, à la vision ce qui la tapisse intérieurement, la texture imaginaire du réel’ ”676 ?

Cette vision première pourrait toutefois rester à l’état de dispersion pure et volatiliser définitivement le ‘“’ ‘ morceau de planète’ ” qu’elle vient de rencontrer. Il n’en est pourtant rien comme le montre immédiatement la suite de ce texte : ‘“’ ‘ Comme les feux d’une façade qui se fût reflétée paisiblement, mais à hauteur de nuage, sur la chaussée luisante, et si près, semblait-il, si distinctes dans l’air lavé qu’on croyait sentir l’odeur des jardins nocturnes et la fraîcheur vernissée de leurs routes humides, les lumières des avenues, des villas, des palais, des carrefours, enfin plus clairsemés, les feux des bourgades vertigineusement accrochées à leurs pentes de lave, montaient dans la nuit criblée par paliers, par falaises, par balcons sur la mer phosphorescente, jusqu’à une ligne horizontale de brumes flottantes qui jaunissait et brouillait les dernières lueurs, et parfois en laissait reparaître une, plus haute encore et presque improbable comme reparaît dans le champ de la lunette un alpiniste un moment caché par un épaulement de glacier ”’ 677.

Brusquement la vision concrète se reforme, mais elle n’accomplit pas cette nouvelle métamorphose sans incertitude. Elle passe au contraire par une nouvelle oscillation dont le pivot est la comparaison ‘“’ ‘ Comme les feux d’une façade qui se fût reflétée paisiblement, mais à hauteur de nuage’ ”. On comprend ensuite, lorsque ce nouveau rejet atteint son point d’équilibre que l’écriture rassemble soudain la vision disséminée des ‘“’ ‘ buissons de feux’ ” et des ‘“’ ‘ girandoles de lumière’ ”, pour former la figure d’un paysage de maisons et de bourgades accrochées au flanc du volcan. L’image de la façade réunit donc cet ensemble et prépare l’apparition des édifices, des routes et des jardins. Pourtant, le premier membre de la phrase laisse dangereusement basculer le sens. L’incertitude du texte, et du regard qu’il signifie, s’exprime d’abord dans l’image des reflets qui vient dédoubler de l’intérieur l’image proposée au lecteur. Une seconde oscillation se produit lorsque la logique du reflet est inversée vers le haut, au point d’atteindre une ‘“’ ‘ hauteur de nuage’ ” qui rappelle l’élévation démesurée de la ‘“’ ‘ cime effrayante’ ” et le ‘“’ ‘ paquebot illuminé qui mâte son arrière à la verticale ”’.

Cette perturbation vertigineuse s’ouvre alors sur une série de notations concrètes qui se caractérisent par leur évidence familière, ‘“’ ‘ la chaussée luisante’ ”, les ‘“’ ‘ jardins nocturnes’ ”, les ‘“’ ‘ routes humides’ ”, ‘“’ ‘ les lumières des avenues, des villas, des palais, des carrefours ”’. Subitement surgit donc un univers tangible alliant l’étrangeté propre au paysage inconnu et la quiétude ordinaire des lieux et des choses. L’apparition du Farghestan pourrait donner lieu à l’une de ces descriptions pittoresques qui alimentent les récits des voyageurs orientalistes du XIX° siècle. On sait que l’arrivée en bateau et la vision panoramique d’une ville orientale rythmée de minarets et de coupoles est une scène obligée de la littérature. Mais ici rien de tel n’est montré. On éprouve plutôt le sentiment que se libère soudain, pour les sens alertés des visiteurs secrets, la présence émouvante d’un monde sensible qui pourrait bien être le leur, et qui demeure pourtant comme en réserve, à la manière d’un dormeur dont l’intimité mystérieuse est entièrement manifeste, sans jamais rien céder d’elle-même. Aldo et ses compagnons trouvent effectivement sous leurs yeux un autre monde tissé de qualités familières. Le Farghestan n’est pas seulement une monstrueuse vision d’apocalypse, mais une terre humaine et sensuelle qui leur adresse des signes678.

C’est pourquoi, dans la distance se joue une étrange relation cénesthésique dont le regard et “ l’air lavé ” sont les conducteurs. Les qualités matérielles du paysage entrent soudain dans une relation de proximité immédiate avec le regard des navigateurs. L’odeur nocturne des jardins et “ la fraîcheur vernissée ” de leurs routes humides ” franchissent l’espace et révèlent distinctement leur détail. Certes le texte précise qu’il s’agit d’une croyance, mais on se souvient qu’une bouffée d’air tiède avait déjà porté jusqu’au navire le parfum mystérieux du Farghestan, bien avant l’apparition de la côte. La croyance actuelle est donc autant une impression cénesthésique qu’une authentique perception magique grâce à laquelle l’oeil décuple ses pouvoirs en leur adjoignant ceux des autres sens. Sans doute y a-t-il dans cette étrange faculté quelque chose d’une folie miraculeuse où se mêlent l’exaltation des voyageurs, leur incrédulité, leur désir et leur triomphe.

On pourrait parfaitement lui appliquer ce que Merleau-Ponty écrit de la peinture : ‘“’ ‘ le monde du peintre est un monde visible, (...) un monde presque fou puisqu’il est complet n’étant cependant que partiel. La peinture réveille, porte à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c’est avoir à distance, et que la peinture étend cette bizarre possession à tous les aspects de l’Etre, qui doivent de quelque façon se faire visibles pour entrer en elle’ ”679. C’est ainsi qu’une fraîcheur vernissée où des parfums peuvent se révéler à la conscience par l’intermédiaire de la vision ; c’est ainsi encore qu’ils se communiquent à l’esprit du lecteur, grâce à cette vision seconde qu’est l’écriture. Dès lors, il ne s’agit plus de “ phénoménologie irrévélée, ”, selon l’expression de Michel Murat, mais au contraire d’une phénoménologie poétique en actes.

La fin du passage retrouve l’élan onirique initial en redressant soudain la vision sur le plan vertical “ des bourgades vertigineuses ” et de la succession de paliers, falaises et balcons qui conduisent l’oeil vers le sommet du volcan. L’image de la lunette permettant de suivre à distance le trajet d’un alpiniste mérite d’être remarqué. En effet, si le paysage perd à nouveau son assise réelle, sa description n’est cependant pas moins finement détaillée et régulièrement rythmée par le jeu des occultations et des apparitions qui l’organise. L’image de la lunette et de l’alpiniste est à cet égard révélatrice. Elle indique que le regard envoie des délégués, de véritables personnages visuels qui parcourent au loin le paysage du volcan, comme si, tout en restant à bord du Redoutable les navigateurs mettaient ainsi symboliquement pied-à-terre. Ainsi, le face-à-face se subvertit dans une relation de possession virtuelle.

On voit maintenant toute l’importance de ce passage magnifique. Sa dimension visionnaire, bien loin d’entrer en contradiction avec la logique de l’immanence et de la présence immédiate, sert au contraire à mieux caractériser le surgissement halluciné du monde devant les yeux des navigateurs. La terre assume soudain pour Aldo et ses compagnons cette qualité de présence paradoxale qui est une forme de proximité réservée, un contact différé, une approche retenue. Le face-à-face est donc ici une tentative d’outrepasser ses propres règles, dont on sait qu’elle se solde par un tir au canon dont les échos répercutés viennent brusquement superposer la voix réveillée de l’Histoire à la folle tentative de se fondre dans une pure expérience d’immanence anéantissante. Quoi qu’ils fassent et désirent, les personnages ne peuvent outrepasser la ligne rouge d’une distance limite au-delà de laquelle commence un tout autre rapport. Ils restent donc à bord de leur navire, sur la mer des Syrtes, devant la terre qu’ils découvrent et vers laquelle ils se précipitent en vain.

Le “ plus près ” a beau faire reculer ses limites, il ne peut aller au-delà d’une certaine région frontalière. C’est en ce sens que l’expérience du face-à-face est et n’est pas un “ être avec le monde ” qui exige d’autres règles et d’autres modes de la conscience. Peut-être est-ce pour cela qu’Aldo cherche si follement à précipiter le Redoutable contre la côte en un geste de possession érotique qui n’a pas exactement le sens d’une action militaire réfléchie.

Avant d’en venir à cette seconde forme d’expérience du monde, il n’est peut-être pas inutile de méditer un instant sur le sens du titre donné par Julien Gracq à son roman. On verra peut-être apparaître un angle inattendu du face-à-face énigmatique d’Aldo avec le Farghestan. Il semble naturel de penser que le titre du roman désigne le rivage géographiquement identifié dans le récit comme l’avancée extrême de la Seigneurie d’Orsenna, cette province “ perdue aux confins du Sud ” qui est, selon le narrateur, ‘“’ ‘ comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna’ ”. On peut pourtant se demander jusqu’à quel point la côte du Farghestan n’est pas aussi, ou plutôt, le véritable rivage des Syrtes, celui que vise tout le roman, la terre fabuleuse et cependant plus authentique dont Aldo attend fiévreusement qu’elle le délivre et libère avec lui le sang figé de son pays.

Ce n’est là qu’une supposition, mais certains signes peuvent l’étayer, notamment le double lien de la famille Aldobrandi avec Rhages, mais davantage encore les incessantes circulations d’agents clandestins venus du Farghestan, ainsi que le rappel systématique de traits, de vêtements et d’accents qui évoquent en eux le Sud mythique de l’autre rivage, comme si “ les confins du Sud ” dessinés par la côte des Syrtes n’étaient que la ligne frontière de ce vrai Sud qu’est le Farghestan. Si le rivage de l’Amirauté est étrangement désigné comme “ l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna, c’est peut-être pour cette raison très secrète qu’il est en réalité la frange la plus septentrionale du Farghestan. Quoi qu’il en soit, le lecteur ne doit jamais oublier le mystérieux contournement de la mer des Syrtes par les armées du Farghestan, à la fin du roman. Si un tel contournement est possible, c’est bien que les deux rivages communiquent par une jointure terrestre, et que leur distance relative peut soudain s’annuler. En réalité, le rivage des Syrtes s’étend sans doute des deux côtés, celui du regard qui observe et désire le face-à-face, celui de la terre inconnue qui l’attire à elle pour mieux venir à lui et se saisir de lui.

Le désir fondamental d’Aldo n’est donc pas tant de susciter de nouvelles conditions d’existence que de répondre à une impérieuse et irrationnelle sollicitation, celle de bousculer, moins un ordre établi qu’une léthargie collective et de régénérer ainsi un monde qui n’a plus d’autre substance et plus d’autre sang que son passé. Il s’agit moins, comme nous l’avons vu, d’une volonté politique que d’un désir d’immanence, d’une pulsion comparable à celle des découvreurs de terres nouvelles qui espèrent revitaliser et élargir les territoires du vieux monde connu en visitant les rivages fabuleux de royaumes incertains.

Aldo n’a pourtant rien d’un conquérant, mais à travers lui monte le souvenir de tous les aventuriers qui ont fait l’Histoire en transgressant les limites de l’ici, au risque consenti et secrètement suicidaire d’ouvrir la route à d’éventuels bouleversements catastrophiques. Les voyageurs comme Vasco de Gama ou Christophe Colomb, les marchands comme Mahomet ou Marco Polo, les conquérants comme Alexandre ou César se profilent subrepticement derrière le personnage du jeune Observateur et révèlent qu’ils ne sont pas seulement des hommes animés par toutes les passions et tous les intérêts que nous leur connaissons, mais aussi de grands imaginatifs en quête de mondes insolites, c’est-à-dire de manière d’être inédites dans la texture de l’espace-temps, fût-ce au prix du meurtre, de l’asservissement d’autrui ou de leur propre destruction.

Cependant, ni Julien Gracq, ni son héros qui est aussi le narrateur du Rivage des Syrtes, ne font l’apologie naïve des migrations dominatrices et de la pure force irrationnelle, même s’il en constate la réalité680. L’auteur et son narrateur relisant a posteriori le chemin conduisant vers un désastre, se contentent de montrer par l’expérience que l’Histoire n’est pas seulement faite de plans, de projets et de décisions, mais qu’elle comporte pour le meilleur et pour le pire ce qu’André Breton appellerait ‘“’ ‘ un infracassable noyau de nuit’ ”, tant il est vrai que l’homme est aussi à son insu, là même où il se pense rationnel et pragmatique, un animal métaphysique constamment travaillé par l’irréductible tourment de se justifier en projetant au-delà de toutes les frontières successives qu’il n’invente que pour mieux les violer, la marque horrible et merveilleuse de son esprit anxieux.

Il ne fait pas non plus de doute, que Le Rivage des Syrtes, écrit au cours des années 1950, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, dans le vieux continent désorienté que Max Ernst nommait si justement par le titre d’une de ses grandes toiles d’après guerre ‘“’ ‘ l’Europe après la pluie’ ”, reprend et médite à sa manière singulière la célèbre formule de Paul Valéry : ‘“’ ‘ Nous savons désormais que nous autres civilisations sommes mortelles ”’. Le roman de Julien Gracq exprime de toute évidence bien plus que la seule courbe individuelle du désir d’Aldo, fût-elle assistée et orientée par le double jeu de Vanessa. Le piège du désir d’immanence, celui du désir de revanche dissimulent l’aveugle puissance d’une Histoire qui se réveille, ainsi que le précise l’auteur dans En lisant en écrivant : ‘“’ ‘ C’est cette remise en route de l’Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer, qui m’occupait l’esprit quand j’ai projeté ce livre ”’ 681.

Car Aldo, en cédant à la tentation et en franchissant la l’invisible ligne rouge de la frontière interdite ne réactive pas seulement une très vieille guerre ensablée dans le but de réveiller les forces vives d’Orsenna ; traître par excès de zèle onirique, il précipite la Principauté affaiblie par plusieurs siècles d’existence grégaire, sur la pente de son propre anéantissement. Les mobiles d’Aldo sont en effet confus et laissent finalement apercevoir une autre face que la visite de l’Envoyé, peu après le retour de son expédition, permettra de discerner plus directement que tout ce qui précédait. Si l’ensemble du récit laisse constamment pressentir une sourde menace, celle-ci ne prend véritablement forme qu’avec l’apparition de ce visiteur séduisant et cruel, qui tient Aldo sous sa fascination tout en l’effrayant et en le révoltant.

Mais l’Envoyé lui-même ne fait que proposer une figure du trouble et ne livre pas la clé de l’acte et des processus auxquels Aldo vient d’aveuglément confier ses désirs. La fin du roman en dévoile les arcanes les plus obscurs d’une façon saisissante en proposant une inquiétante incarnation de l’essence ultime du pouvoir et de l’Histoire. Aldo n’agit en effet qu’à titre personnel. Sa désobéissance fait donc de lui un ennemi intérieur de la Principauté que les autorités devraient traiter avec la plus extrême rigueur. Pourtant, il apparaît vite que son geste de transgression le dépasse au point de lui conférer un tout autre statut.

Il l’apprend d’abord des lèvres de Vanessa Aldobrandi qui lui révèle que les traîtres et les transfuges ‘“’ ‘ sont les poètes de l’événement’ ”682, c’est-à-dire les médium subjectifs et impersonnels par lesquels une tendance latente invente l’énergie de sa nécessité. Vanessa fait en effet apparaître à Aldo combien, une fois l’acte irrémédiable accompli, la personne de son agent compte peu : ‘“’ ‘ Non, Aldo. Quelqu’un est allé là-bas. Parce qu’il n’y avait pas d’autre issue. Parce que c’était l’heure. Parce qu’il fallait que quelqu’un y aille ”’ 683. Comment comprendre cette affirmation ? On pourrait aisément y lire une version nouvelle de la philosophie de l’histoire hegelienne et de la théorie du grand homme rejeté comme une cosse vide une fois que s’est accomplie par lui la logique qui l’a façonné et poussé à agir. Le sens des paroles de Vanessa est pourtant plus ambigu, plus complexe que la métaphysique de l’Esprit du grand penseur allemand.

Car Vanessa n’est pas non plus une spectatrice innocente, mais une manipulatrice, l’héritière d’une lignée de grands traîtres qui cherche à venger l’infamie de ses ancêtres en créant les conditions d’une catastrophe définitive. C’est elle qui répand la nouvelle de la transgression et fait croire qu’Aldo a été attaqué en mer, là où cependant il n’avait nul droit de s’aventurer, contraignant ainsi les plus hautes autorités d’Orsenna à refuser tout apaisement avec le Farghestan. La logique de la nécessité trans-individuelle est donc un prétexte a posteriori, une ruse, non de la raison, mais du désir. D’autre part, la pulsion fondamentale qui anime les personnages n’est en aucun cas celle d’un accomplissement, mais bien plutôt d’une destruction du tissu délétère de la Principauté, même si, chez Vanessa comme Aldo, cette pulsion néantisante se confond avec une exaltation sauvagement juvénile, dans un cas délibérément meurtrière, dans l’autre naïvement héroïque.

Ce que Julien Gracq laisse apparaître ici n’est donc pas la réalisation de l’Esprit de l’Histoire se jouant des passions humaines pour mieux triompher, mais le travail conjugué de la lucidité sadique, de l’ivresse démiurgique, et de la rêverie d’immanence poussée à son paroxysme irresponsable et merveilleux. Plus secrètement, l’auteur nous montre comment une civilisation étranglée dans ses valeurs et ses modes d’existence ancestraux n’a d’autre issue que de commettre l’irréparable par le moyen de l’un de ses fils. Il ne s’agit pas tant alors de raison dans l’Histoire que de ce qu’on pourrait appeler la phase ultime d’une décadence. Or, ce n’est pas tant la philosophie de Hegel que celle de Spengler qui sous-tend partiellement, sans en être la source initiale, la poétique de l’Histoire à l’oeuvre dans Le Rivage des Syrtes : ‘“’ ‘ J’ai dû lire le Déclin de l’Occident vers 1946 ou 47, sans doute au moment où j’écrivais Le Rivage des Syrtes (...) Je crois que la lecture de Spengler, qui a été pour moi passionnante, (je considère d’ailleurs Spengler comme un poète de l’Histoire plutôt qu’un philosophe) a autorisé pour moi et un peu légitimé l’accent que je mettais depuis longtemps sur certaines périodes de l’Histoire qui me parlent plus que d’autres : je veux dire les périodes de décadence : celles où une civilisation s’endort et se meurt toute seule – sans avoir besoin de chocs extérieurs – on pourrait dire de vieillesse’ ”684.

Ce que Julien Gracq retient donc de Spengler, n’est pas d’ordre théorique, mais poétique. Comme le précise Bernhild Boie dans sa Notice du Rivage des Syrtes : ‘“’ ‘ (...) Spengler a intéressé Gracq (...) uniquement par la force suggestive de cette immense composition – ’ ‘“’ ‘ orchestration ” dit Gracq - où règnent l’analogie et l’image et où s’entrecroisent la mémoire des cultures, l’analyse des civilisations et l’anticipation prophétique. Au reste, il est significatif que Gracq, toutes les fois qu’il parle de Spengler, prenne la peine de séparer la Philosophie de l’Histoire ( dont il conteste les théories) de l’esprit historique qui s’en dégage et correspond à sa sensibilité’ ”685. Le fait est par exemple qu’Aldo n’agit jamais dans le but de restaurer un ordre initial dégradé. La Principauté de la haute époque héroïque ne le fascine pas davantage que sa forme contemporaine dévitalisée. Comme tous les personnages de Julien Gracq, il est l’être d’un pur devenir qui n’a finalement ni loi ni norme transcendante pour guider ses pas.

C’est ici qu’intervient le vrai sens des relations de Julien Gracq avec les lectures philosophiques qui ont pu accompagner la rédaction du Rivage des Syrtes. Bernhild Boie l’exprime clairement après avoir signalé la distance théorique de Julien Gracq vis-à-vis de la pensée de Spengler : ‘“’ ‘ Précautions d’historien, certes, mais aussi mise en garde contre la tentation d’une lecture trop théorique ou trop philosophique de son oeuvre ”’. ce n’est en effet pas par hasard que Julien Gracq parle de Spengler comme d’un poète de l’Histoire, tandis que Vanessa évoque de son côté ‘“’ ‘ les poètes de l’événement ”’. Il est certain que l’Histoire prend une dimension très particulière, qui relève beaucoup plus du double jeu poétique du songe et de l’existence subjective que d’une pure logique rationnelle.

Ni réellement hegelienne, ni véritablement spenglerienne, la conception gracquienne de l’Histoire est plus obscure et plus fascinante, même si elle admet bien une forme de nécessité, comme prouvent les paroles de Vanessa – plus tard celles de Danielo – ou encore les propos de l’auteur lui-même, dans son entretien avec Jean Roudaut : ‘“’ ‘ (...) c’est l’histoire dont la pente est pour moi par moments presque celle d’une poésie. (...) j’avais en vue une espèce d’esprit-de–l’histoire, détaché de toute localisation, de toute chronologie précise ”’ 686. Le “ e ” et le “ h ” en minuscules montrent assez bien ici, que Julien Gracq ne croit par exemple guère à quelque rationalité supérieure guidant l’apparente obscurité chaotique de l’Histoire vers son terme.

Il s’agit plutôt de saisir la germination des forces historiques qui se mettent en mouvement dans un certain état, une certaine situation, et produisent une nécessité de fait plutôt que de pure logique spéculative. En un certain sens, on peut dire que la matière de l’Histoire est saisie elle aussi du point de vue de l’immanence, c’est-à-dire au niveau des motivations sourdes de la conscience imaginante et affective. On pourrait même dire qu’il y a là une phénoménologie gracquienne de l’Histoire qui tisse subtilement l’impersonnel de la nécessité et sa manifestation par le moyen d’une subjectivité. De même l’idée de décadence ne renvoie donc pas non plus à celle d’une nécessaire restauration.

Ainsi, terrassé par sa responsabilité, Aldo n’en est pas moins ‘“’ ‘ une force qui va ’”, l’homme d’une route fabuleuse tracée devant lui sur la mer au moment du franchissement fatal. Il ne s’agit pas pour lui d’invoquer les mannes des ancêtres, comme le prouve assez son aversion envers les cultes militaires célébrés au cimetière de l’Amirauté. Si en l’occurrence on veut aussi parler de décadence, il faudra de même bannir les significations ordinaires de ce mot et ne lui associer que l’idée d’agonie d’une forme de civilisation dont plus rien de neuf ne saurait surgir.

C’est bien cette conception particulière de la notion de décadence qui s’incarne dans le discours du vieux Danielo, véritable maître occulte de la Principauté. Celui-ci, bien loin de désavouer l’expédition d’Aldo lui reconnaît une valeur supérieure à toute considération politique ordinaire. L’exercice du pouvoir n’est rien devant la tentation de l’acte irréparable qui devient une nécessité plus essentielle, car il rend possible et accompagne le processus de dissolution finale : ‘“’ ‘ Un Etat ne meurt pas, ce n’est qu’une forme qui se défait. Un faisceau qui se dénoue. Et il vient un moment où ce qui a été lié aspire à se délier, et la forme trop précise à rentrer dans l’indistinction. Et quand l’heure est venue, j’appelle cela une chose désirable et bonne. Cela s’appelle mourir de sa bonne mort ”’ 687 . C’est ici, sans doute que le texte du Rivage des Syrtes se réfère le plus à la thématique spenglerienne de la décadence. L’image des âges de la vie appliquée à l’Etat vient en effet du Déclin de l’Occident : ‘“’ ‘ Chaque culture traverse les phases évolutives de l’homme en particulier. Chacune a son enfance, sa jeunesse, sa maturité et sa vieillesse ”’ 688 .

Si donc les paroles de Danielo peuvent sembler révoltantes et inhumaines, elles ne plongent pas moins, à la manière d’un flambeau de lumière noire, dans le repli le plus intime de la substance historique. Echappant à l’action civile, aux luttes d’influence et d’intérêts qui constituent l’ordinaire de ‘“’ ‘ la bataille d’hommes’ ”, l’Histoire devient un processus impersonnel que ne guide nulle autre logique que celle des organismes en proie à la génération et à la corruption. Certes elle passe par les mains des hommes, mais elle déborde infiniment les gestes de la volonté consciente maîtresse de ses choix. Ce que Danielo montre ainsi à Aldo n’est pas seulement l’envers d’une Histoire contemporaine particulière, mais le dessous de toute Histoire lorsqu’un certain seuil de dégradation par inertie est atteint.

C’est de pulsion de mort qu’il s’agit alors et non plus de politique au sens courant du terme. Ce qui meurt n’est pas une forme sociale condamnée par le progrès de la raison et des lumières ou quelque autre espèce de nécessité dialectique incarnant une loi trans-historique, mais un organisme dont s’est depuis longtemps perdue la force. Ainsi, le personnage de Danielo est moins, comme on pourrait le penser au premier abord, une figure de la perversité politique qu’un métaphysicien de la substance historique, accueillant et approuvant l’inéluctable avec une sorte de sérénité d’autant plus déconcertante que ce personnage n’a rien d’un criminel ou d’un apologiste des grands génocides, et pour inquiétant qu’il soit n’a donc rien de commun avec les idéologues tyranniques et les conducteurs de peuples dont le vingtième siècle a si souvent subi l’action et la domination redoutables.

Il est même dans une large mesure, leur parfait opposé, car il n’agit jamais au nom d’un idéal ethnique, nationaliste ou révolutionnaire, mais, trahissant les intérêts immédiats sur lesquels il est censé veiller, il s’élève obscurément sur un autre plan qui fait de lui contemplateur dans le moment même de la décision. Un court fragment de Lettrines permet d’éclairer cette conception si particulière du devenir des organismes historiques. Julien Gracq y analyse la disparition de l’esclavage sous sa forme antique dans l’Europe médiévale, pour constater qu’elle ne doit rien à un projet, une prise de conscience humaniste ou une volonté de réforme exprimant le progrès moral, mais à l’usure et à l’ensablement d’une certaine forme sociale dont l’acte de décès demeure indéfini, insituable précisément dans le temps689.

L’Histoire, telle que la comprend ici Julien Gracq, est un fleuve sans origine ni fin dont la masse épaisse et les courants forment des noeuds d’où émergent des figures tandis que d’autres se dissolvent, ce qui ne signifie pas pour autant que l’homme ne puisse pas légitimement tenter de créer les conditions de ce qu’Aristote appelle le bien vivre, ni que l’auteur du Rivage des Syrtes ne soit pas conscient de la valeur irremplaçable de la civilisation démocratique. On ne peut concevoir cette méditation sur l’Histoire si l’on n’accepte pas la tension dialectique, ni hegelienne, ni davantage marxiste ou marxienne, qui l’habite et qui autorise à se placer simultanément à deux niveaux : celui des aspirations morales et politiques de la modernité occidentale, celui de la lucidité contemplative devant “ la bouche d’ombre ” du temps historique.

Notes
658.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.738.

659.

Id., p.736.

660.

Ibid., p.742.

661.

Ibid., p.743.

662.

“ La terre drapée de sa verdure me fait aussi peu d’effet qu’un revenant ”. André Breton, Premier Manifeste du Surréalisme, p.346, OEuvres complètes, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1988, p.346.

663.

L’expression est de Bergson qui noue en elle une double définition : celle de l’art et celle de la liberté. En traversant la mer des Syrtes, Aldo est en effet artiste du devenir. Il crée un nouvel ordre du monde en ouvrant la matière opaque de l’espace-temps figé et affirme la souveraine autonomie d’une subjectivité libre en actes.

664.

L’île du chevalier de cuivre attire les navires, à la manière d’un aimant naturel, et provoque leur perdition. Voir les 13° et 14° Nuits du cycle. Les Mille et Une Nuits, tome III,, Collection Folio Classique, Paris, , p74-78.

665.

Le rivage des Syrtes, op. cit., p.740.

666.

Id., p.743.

667.

Les Aventures du capitaine Hatteras, op. cit., p.439.

668.

Philippe Berthier commente ainsi cette formule : “(...) il y a dans cette confidence (...) quelque chose de très intime et de fondateur ; chronologiquement, J. Verne a éte (...) le premier des “seuls intercesseurs et éveilleurs” de l’imaginaire gracquien”. Philippe Berthier, Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, op. cit., p.193.

669.

Lettrines, op. cit., PII, p.37. La fascination est telle que le capitaine Hatteras est mentionné deux autres fois dans les volumes des Lettrines, à l’occasion d’expériences dont nous reparlerons, celle que l’auteur intitule La nuit des ivrognes, celle de l’approche du Groenland et du détroit de Davis, au cours du voyage vers l’Amérique. A chaque fois, la référence au fascinant personnage d’Hatteras, accompagne le sentiment que le songe se déverse dans le réel et le reconfigure selon ses propres lois d’émerveillement. Comme nous l’avons vu dans la première partie, le souvenir d’Hatteras est déjà présent dans Un beau ténébreux, par un jeu de croisement inversé entre l’hivernage vernien et celui des personnages groupés autour d’Allan à l’Hôtel des Vagues.

670.

Entretien avec Jean-Paul Dekiss, Revue Jules Verne n°10, décembre 2000, p.22.

671.

Id., p.38.

672.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.742.

673.

Id., p.744.

674.

Ibid., p.745.

675.

Ibid., p.743.

676.

Maurice Merleau-Ponty, L’Oeil et l’Esprit, Collection Folio Essais, Gallimard, Paris 1964, p.24

677.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.743-744.

678.

Un seul roman moderne présente une scène presque similaire d’arrivée en vue d’un port brusquement tiré des ténèbres par un jaillissement de lumières. Il s’agit de Cléa, ultime volume du Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrel. La scène intéresse la ville d’Alexandrie illuminée par les lueurs des projecteurs de la DCA, au cours d’une alerte. Il est d’ailleurs étrange que cette splendide scène de manifestation d’une ville surgissant des ténèbres sous les yeux d’un voyageur en bateau, se produise sur fond de guerre : “ Et, comme en réponse à ce cri, des lumières commencèrent à jaillir de toutes parts, sporadiquement au début, puis, en rubans, en bandes, en carrés de cristal. Le port dessinait tout à coup ses contours avec une parfaite netteté(...) Je ne m’étais pas douté que nous fussion si près, ni que la ville pût être si belle sous les orgies d’une guerre. Elle s’était mise à enfler, à se déployer comme quelque mystique rose des ténèbres, et le bombardement l’accompagnait dans ce dépliement et inondait l’esprit ”. Lawrence Durrel, Cléa, trad. Roger Giroud, Collection Biblio, Le Livre de Poche, 1960, p.32.

679.

Maurice Merleau-Ponty, L’Oeil et l’Esprit, op. cit., p.26-27.

680.

Bernhild Boie, dans sa Notice au Rivage des Syrtes, conforte en effet l’interprétation que nous avons donnée du voyage d’Aldo, lorsqu’elle écrit : “Quand Aldo mène le Redoutable jusqu’au volcan, il obéit tout d’abord à un rêve intime, à une tentation, à une fascination. Ce qui le guide, le happe et ne le lâche plus, c’est l’apparition à la fois merveilleuse et angoissante d’un haut lieu, d’un “au-delà fabuleux” dont l’image revient dans tous les tomans”. Bernhild Boie, Notice du Rivage des Syrtes, PI, p.1334.

681.

En lisant en écrivant, op. cit., p.708.

682.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.775.

683.

Id., p.768.

684.

Bernhild Boie, Hauptmotive im Werke Julien Gracqs, W. Fink, Munich, 1966, p.197.

685.

Notice du Rivage des Syrtes, op. cit., p.1336.

686.

Entretien avec Jean Roudaut, PII, p.1215.

687.

Le Rivage des Syrtes, op. cit., p.835.

688.

Le Déclin de l’Occident, t. I, Gallimard, Paris, 1976, p.115.

689.

Lettrines, op. cit., p.146.