Le texte du Balcon en forêt, envisage fort différemment la dialectique de l’Histoire et de l’immanence, dans la mesure où celle-ci apparaît à Grange comme un recours contre le réveil non désiré d’un devenir chargé de menaces. C’est ainsi que Grange cherche refuge dans l’idée d’une terre ‘“’ ‘ ressuyée de l’homme’ ”, selon la belle expression qu’affectionne Julien Gracq, une terre des origines avec laquelle il essayera de conclure un pacte précaire contre la fureur de l’Histoire. Hélène Cixous estime en effet que l’aventure essentielle de Grange consiste dans ‘“’ ‘ la chance de vivre au plus près de la genèse ’”690 et se présente comme une ‘“’ ‘ Chronique de la Terre’ ”691 Ce n’est pas la campagne bocagère et domestique où Grange ira passer une courte permission à la fin de l’hiver, mais une terre primitive dont la face est celle d’un sauvage à tête de nègre, crêpelée par une forêt archaïque de petits arbres drus.
A cet égard, le paysage au sein duquel l’aspirant cherche à se fondre, annonce celui des pays du sud de la Garonne que Julien Gracq évoque dans les Carnets : ‘“’ ‘ Les pays du sud de la Garonne – la Novempopulanie de l’ancienne Gaule - m’ont toujours intrigué. Même en dehors de la forêt des Landes, qui m’a dès le premier moment fait tomber sous le charme, je me sens attiré vers cette frange lâchement cousue du territoire français, greffée sur lui, on dirait, à la manière d’un lambeau de tissu conjonctif faiblement vascularisé, inapte à nourrir aucun viscère noble. Son retrait insolite par rapport à l’Histoire la désencombre de tout souvenir tragique ou théâtral. Dès la conquête de la Gaule, elle se signale comme la seule partie du territoire où César ne mentionne aucun combat : elle apparaît déjà plutôt comme un Far West giboyeux où on envoie les légions fourrager, cantonner ou se refaire’ ”692. Comme dans le Balcon en forêt, le paysage de l’ancienne Gaule se caractérise par son écart et sa fécondité primitive. Il forme un espace où la terre a conservé sa puissance naturelle native. C’est à ce titre qu’il a pu, selon l’auteur, servir de zone de repos aux légions de César, pendant la conquête de la Gaule.
C’est bien le même usage que Grange entend faire de la forêt des Falizes qu’il se plaît à nommer “ le Toit ”, bien que la maison forte et les solitudes qui l’entourent soient en réalité un avant-poste situé en bordure de la frontière, et menacé directement par l’invasion prochaine de la Wermacht. Il n’en reste pas moins que l’aspirant veut croire, depuis le jour de son voyage, jusqu’à l’attaque qui finit par détruire la maison forte, que la terre sauvage des Falizes peut le protéger efficacement, à condition qu’il fusionne avec elle, autant qu’il est possible. ‘“’ ‘ Demain était déjà très loin ”’, songeait l’aspirant couché dans la nuit. Cette curieuse formule que nous avons déjà signalée contient en définitive tout le paradoxe de la relation que Grange entretient avec le temps. Contrairement à Aldo qui cherche à forcer les limites étroites d’un présent dévoré par le passé, Grange cherche à annuler le devenir au profit d’un pur présent d’immédiateté que la phrase n’énonce pas comme tel, mais qu’elle suggère à la fine pointe de cette rêverie d’immanence. Tout le roman reprendra et amplifiera cette même aspiration à la présence et au temps immédiat, comme si présence sensible et présent pur n’étaient que deux modalités complémentaires d’une même réalité, celle du monde à l’état d’essence manifeste.
Cette poétique de l’instant et de la présence, telle qu’elle se manifeste dans la vie quotidienne du “ Toit ”, équivaut dans une large part du récit à un état de conscience floue, entrouverte sur le monde, qui se retrouve souvent dans d’autres oeuvres de Julien Gracq. C’est notamment le cas dans un passage de Lettrines, intitulé La nuit des ivrognes,693 p.196-199. Il s’agit cette fois-ci d’un authentique souvenir de guerre datant de la campagne de mai-juin 1940, alors que l’auteur commande une section d’une vingtaine d’hommes. Au cours de l’invasion, sa section égarée dans la campagne non loin de l’Aa sur la ‘“’ ‘ grande plaine nue des Polders de Flandre’ ”,694. La relation très singulière qui s’établit alors avec le paysage est en grande partie déterminée par la situation historique du recul anarchique des armées françaises devant la percée fulgurante de l’ennemi. Il s’établit donc bien un rapport intime entre le paysage, la conscience altérée et l’Histoire.
Comme dans le Balcon en forêt, l’expérience racontée dans ce passage se caractérise par un dérèglement des sens et de la conscience. L’ivrognerie des soldats égarés n’est que le prolongement d’une situation où les repères s’effacent et rendent subitement les hommes à la présence immédiate de la terre. Comme dans le Balcon, ce dérèglement a lieu la nuit, dans ces heures où la présence humaine se retranche en principe à l’intérieur des maisons et cède provisoirement la place au seul paysage, même si ce paysage est sans cesse hanté par la menace presque sensible de la guerre et la présence diffuse de l’ennemi. L’étendue ambivalente de cette terre mêlée intimement avec la mer contribue pour une large part au sentiment d’irréalité et de désorientation qui s’empare alors des individus. La marche devient ainsi une faculté magique et se vit de manière onirique : ‘“’ ‘ A cette heure-là, on marchait un peu comme sur la mer ’”695. Un peu plus loin, l’auteur écrit encore : ‘“’ ‘ Nous naviguions à l’estime au milieu des champs noirs ”’ 696. Il en résulte aussitôt un sentiment nouveau du monde, qui tout en étant le théâtre d’une catastrophe militaire révèle soudain sa propre étrangeté : ‘“’ ‘ Le monde autour de moi me semblait désancré comme jamais’ ”. On remarquera dans cette phrase, comme un écho de la formule utilisée dans le Balcon : ‘“’ ‘ (...) et autour de soi ces lieues et ces lieues de forêt ’”697, à cette différence près que le “ je ” ne disparaît pas. La situation du lieutenant Louis Poirier ne se superpose en effet pas totalement à celle de l’aspirant Grange, car il lui faut sortir d’un piège, alors que l’aspirant se contente d’invoquer passivement la puissance protectrice du monde contre les perspectives de la guerre imminente.
Pourtant, le fond de l’expérience est le même. Le contact immédiat avec l’étrangeté de cette terre ouverte donne naissance à une conscience béante qui ne sait plus distinguer le réel et le rêve : ‘“’ ‘ J’ai le souvenir persistant d’avoir marché ensuite presque toute la nuit sous une voûte d’arbres, sur une route au long de laquelle arbres pourtant ne poussèrent jamais’ ”698. La même pensée confuse construit ainsi le même paysage irréel que dans le Balcon. Comme l’aspirant Grange couché dans la nuit de Moriarmé, le lieutenant Louis Poirier parcourt une route bordée d’arbres printaniers qui n’ont d’autre existence que celle du songe éveillé. L’errance change alors de sens, elle cesse d’être une simple fuite devant le danger pour devenir une déambulation sans boussole à laquelle répond la métamorphose de l’espace familier en un monde démesuré : ‘“’ ‘ Le silence de la campagne était devenu absolu : la terre était maintenant comme déserte’ ”. On notera le passage de “ la campagne ” à “ la terre ”, qui marque cette métamorphose et donne à l’errance des soldats la valeur d’une expérience cosmique dans laquelle ils ne traversent plus la plaine des Flandres, mais s’avancent dans l’infini.
La désorientation n’est donc pas seulement une perte, elle est l’occasion involontaire d’une expérience directe de la terre à l’état pur, c’est-à-dire de la terre rendue au silence originel du monde désert. L’expérience vécue se prolonge encore dans le souvenir et l’écriture qui l’organise poétiquement et s’achève dans l’assomption d’une citation du Premier Manifeste. Julien Gracq écrit en effet, peu avant la fin de ce passage : ‘“’ ‘ on ne saurait être plus égaré’ ” et ajoute aussitôt la formule de Breton : ‘“’ ‘ Cet été les roses sont bleues, le bois c’est du verre’ ”. L’insouciance et le détachement extrême des soldats égarés devient en effet une expérience magique de la toute puissance invulnérable du songe, telle que Breton la définit dans les lignes précédent immédiatement la citation de Gracq : ‘“’ ‘ Le Surréalisme est le ’ ‘“’ ‘ rayon invisible ” qui nous permettra un jour de l’emporter sur nos adversaires. ’ ‘“’ ‘ Tu ne trembles plus carcasse ”. Cet été les roses sont bleues ; le bois c’est du verre ”’ 699.
Ainsi, par un surprenant hasard objectif, La nuit des ivrognes s’élève au niveau d’une expérience surréaliste éveillée au milieu de l’Histoire par le hasard d’une situation militaire pourtant catastrophique. Le talisman est cependant précaire et l’auteur vise peut-être l’optimisme du Premier Manifeste car il achève La nuit des ivrognes par cette considération menaçante : ‘“’ ‘ Vers quatre heures du matin, des pas résonnèrent au-devant de nous sur la route, et une voix qui vive ? Je n’étais pas très sûr pourtant que nous étions sauvés ’”. L’essentiel n’est pour autant pas là, car le choix de la citation répond encore à une autre exigence.
On voit à travers cet exemple, comment Julien Gracq prélève librement et s’approprie des fragments issus d’autres textes, et en l’occurrence non des moindres. On voit encore qu’il ne dit pas tout et laisse flotter le sens de la citation, en abandonnant au lecteur le soin de se référer éventuellement au texte matriciel. Comme la lecture des lignes précédant la citation de Breton le montre ici, le contexte originaire de la formule prélevée par Julien Gracq, éclaire le texte de réception et entre en résonance avec lui. Mais ce n’est pas tout. Dans le cas présent, la formule empruntée à Breton se poursuit par deux phrases qu’il est intéressant de signaler ici : ‘“’ ‘ La terre drapée de sa verdure me fait aussi peu d’effet qu’un revenant. C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs’ ”. Si Julien Gracq prélève une formule située juste avant ces phrases qu’il se garde bien de mentionner, ce n’est peut-être pas sans raison. Il n’est pas certain que la formule finale du Premier Manifeste du Surréalisme convienne à la situation décrite dans La nuit des ivrognes.
Le lecteur tenté de tisser un rapport entre le texte d’André Breton et celui de Julien Gracq par l’intermédiaire de la phrase citée peut interpréter cette relation secrète de deux manières : ou bien comme on le supposait plus haut, la référence à Breton indique subrepticement un jugement porté à l’encontre du programme et de l’optimisme surréaliste – ce que la fin de La nuit des ivrognes permet à bon droit de supposer – ou bien Julien Gracq célèbre au contraire dans cet épisode d’errance magique au coeur de la catastrophe la révélation impromptue d’une autre forme d’existence momentanément libérée du réel et lancée sur les routes électrisante de l’ivresse.
La vérité est peut-être entre les deux. Il est en tout cas certain que Julien Gracq ne reprendrait pas à son compte la formule dans laquelle Breton affirme son indépendance à l’égard du réel, en écrivant : ‘“’ ‘ La terre drapée de sa verdure me fait aussi peu d’effet qu’un revenant’ ”. Car dans ce passage de Lettrines, comme toujours dans l’oeuvre de Julien Gracq, la terre fait de l’effet. Elle est même l’élément fondamental de l’expérience, et le rêve dans lequel les qualités sont subverties ou affectent la nature même des choses trouve son aliment essentiel dans le rapport avec le monde. Peut-être à cet égard plus surréaliste que Breton lui-même, Julien Gracq montre que la contradiction entre le monde réel et l’imaginaire n’est pas insurmontable, mais qu’au contraire, la manifestation de la terre concrète comme un absolu silencieux et désert sert justement la logique du songe. Le non-conformisme revendiqué par Breton n’implique pas nécessairement le procès du monde réel, mais au contraire une attention passionnée à l’égard de ce monde, lorsque celui-ci se révèle capable de secouer par surprise le joug des habitudes et redevient lui-même, c’est-à-dire un territoire magique.
Ainsi, la terre essentielle, celle des plaines nues et des forêts vides offre un abri - certes précaire, mais en partie efficace et en tout cas créateur d’une autre manière d’être au monde. La conduite de l’aspirant Grange ne s’explique pas autrement, ni sa fascination superstitieuse pour ce qu’il nomme “ le Toit ”. Il n’est pas besoin d’entrer dans tout le détail du texte du Balcon pour le constater. Quelques exemples suffiront.
C’est le cas du passage dans lequel l’auteur décrit l’existence à demi sauvage des habitants de la maison forte. Livrés à eux-mêmes, ils se transforment en effet en coureurs des bois qui suivent leurs pistes invisibles à l’écart des sentiers bien dessinés et des chemins propices à la circulation des troupes et des véhicules. Le réveil de la terre primitive entraîne le retour à la vie sauvage : ‘“’ ‘ Ils fondaient dès le petit matin entre les taillis, taciturnes et le pas long, pareils aux seringueros des Amazones ”’ 700. Le retour à la vie sauvage ne signifie pas seulement la perte des marques de la civilisation, comme par exemple celle du langage. Elle se prolonge et s’accomplit dans une fusion de l’homme avec le monde. Les individus cessent d’exister en tant que sujets séparés, mais disparaissent en se fondant à la forêt. Celle-ci n’est plus un monde qui les entoure, mais un milieu qui les englobe et les résorbe en lui, au moins provisoirement. C’est une sortie de l’état historique permettant le retour au statut des peuples primitifs, réputés vivre en dehors du temps linéaire, dans l’immédiateté de la fusion avec la nature, et le seul cycle des grands rythmes cosmiques et saisonniers.
De même, le rapport de Grange avec la forêt et le village des Falizes manifeste constamment ce besoin de fusion avec l’élémentaire, comme le montrent plusieurs épisodes. Ainsi, les journées de pluie offrent à l’aspirant le sentiment d’une clôture inviolable, dans la mesure où elles brouillent l’horizon, le referment autour du corps et tissent entre lui et le monde une véritable enveloppe matricielle : Quand la pluie s’installait sur le Toit, Grange se sentait dispos et allègre ; le sentiment plus vif qu’il avait de rentrer chez lui coulait une chaleur dans ses membres ”701. La forêt est un abri, un toit sur lequel le martèlement de la pluie signifie aussitôt la sécurité bienheureuse d’un occupant enfermé hors de toute atteinte.
Cette disposition s’accentue dans la description des retours à pied dans la forêt brumeuse et ruisselante, lorsque Grange remonte aux Falizes après avoir déjeuné en compagnie du capitaine Varin à Moriarmé : ‘“’ ‘ Ce voyage à travers la forêt cloîtrée par la brume poussait Grange peu à peu sur la pente de sa rêverie préférée ; il y voyait l’image de sa vie : tout ce qu’il avait, il le portait avec lui ; à vingt pas, le monde devenait obscur, les perspectives bouchées, il n’y avait plus autour de lui que ce petit halo de conscience tiède, ce nid bercé très haut au-dessus de la terre vague ”’ 702. Il ne s’agit plus véritablement d’un lien avec le monde. Dans ce passage, l’aspirant cesse de contempler le visage de la terre, d’en écouter l’appel, d’en ressentir psychiquement ou physiquement la présence ouverte devant lui, comme au cours de la première nuit passée à Moriarmé. La rêverie fusionnelle fait même décoller légèrement la conscience du sol qui devient aussi vague que la pensée de l’aspirant.
Insensiblement, l’être-au-monde redevient une stase élémentaire : ‘“’ ‘ Sur le plateau, où la chaussée s’égouttait mal, les flaques des bas-côtés s’élargissaient déjà au travers du chemin, toutes cloquées par l’averse qui redoublait de grosses bulles grises ”’ 703. On retrouve ici le monde liquéfié et boueux de la mer des joncs qu’Aldo traverse à l’aube dans le premier chapitre du Rivage des Syrtes. L’informel exerce donc une fascination qui se répète dans toute l’oeuvre de Julien Gracq et n’est sans doute pas dépourvue de morbidité, même si la régression euphorique de l’aspirant épouse à cet égard une courbe inverse.
Cette tentation sourdement panique se retrouve par exemple dans les Eaux étroites : ‘“’ ‘ Le regard revient se fixer au creux du val fermé, et glisse le long des pentes désertes : il n’y a pas de trace de l’homme : ni une maison, ni un champ, ni un chemin, ni même une fumée. Une torpeur lourde tombe du ciel couvert ; on n’entend ni un bruit de source, ni un chant d’oiseau. Ce n’est pas tellement l’empreinte d’un passé fabuleux qui fait peser sur le vallon mort une menace imprécise ; c’est plutôt un sentiment de distraction totale par rapport au train de la vie courante’ ”704. Il faut encore mentionner cette formule dans laquelle l’auteur confesse sa fascination pour ce genre de paysage, avant de risquer un commentaire : ‘“’ ‘ Ce n’est pas une trace fabuleuse que je viens chercher dans ces landes sans mémoire : c’est la vie plutôt sur ces friches sans âge et sans chemin qui largue ses repères et son ancrage et qui devient elle-même une légende anonyme et embuée ’”.
Certes, la fascination évoquée dans ce passage n’est exactement celle de l’élémentaire, mais d’un ‘“’ ‘ canton, même exigu, de la planète ”’ 705 où flotte une fois encore la présence immédiate du monde. Comme on le voit pourtant, cette vie anonyme, fermée et lourde exerce une attraction équivoque. Elle fixe le regard, le fait glisser dans l’étendue déserte et le ramène au centre du ‘“’ ‘ vallon mort’ ” où plane ‘“’ ‘ une menace imprécise’ ”. Nous sommes ici sur la frontière de deux états et de deux modes de l’être-au-monde : il suffit de peu pour basculer de l’un à l’autre, et souvent, les deux expériences ne cessent d’osciller, de se confondre et s’échanger. L’une penche du côté d’une coïncidence effective avec l’étrangeté muette du monde. Elle est la source d’un certain bonheur, d’une préférence élective, en ce sens que “ le sentiment de ” la ‘“’ ‘ liberté vraie n’est jamais inséparable (...) de celui du terrain vague ”’ 706. On verra par la suite comment ce sentiment implique une distance contemplative qui dévoile l’être du monde, en même temps qu’il exprime le désir d’une fusion bienheureuse. L’autre expérience retombe du côté de l’informel vécu comme milieu mortifère.
Quoi qu’il en soit de cette relation morbide des eaux et de la terre, il n’en reste pas moins que la conscience peut s’y abandonner pour y trouver le refuge d’une vitalité provisoire, vitalité ambiguë, car sans cesse menacée, où se devine le caractère simultanément apaisant et malsain des rêves de fusion avec la forêt des Falizes. Dans le Balcon en forêt, la perte des repères due à la pluie et à la “ brume cotonneuse ”707 qui mûre les layons à vingt pas ne signifie un engloutissement pur et simple. Tout au contraire, dans le même temps se développe un autre infini, celui des taillis protecteurs qui ouvrent intérieurement leur espace clos pour mieux accueillir l’aspirant. La rencontre avec Mona s’accompagne précisément d’une telle ouverture : ‘“’ ‘ Comme il levait les yeux vers la perspective, il aperçut à quelque distance devant lui, à demi fondue dans le rideau de pluie, une silhouette qui trébuchait sur les cailloux entre les flaques’ ”708. Il suffit donc de lever les yeux du sol boueux auquel ils se fixaient et fixaient avec eux la conscience embrumée, pour que le sentiment de l’espace renaisse, et avec lui celui du monde. De nouveau les distances organisent un rapport entre la pensée et ses objets. La pluie cesse d’être une matière englobante et se subdivise en rideaux qui scandent l’espace intérieur de la forêt. Le désir d’être redevient possible et trouve aussitôt un objet dans la silhouette de Mona. Il faudra certes revenir sur la relation très étroite qui noue chez Julien Gracq la fascination pour les paysages de la terre et le désir amoureux dans toutes ses composantes affectives et érotiques. Qu’on se contente pour l’instant d’indiquer le rôle joué par le personnage de Mona dans le drame de la présence au monde, menacée et stimulée par la guerre, qui structure en profondeur la trame du Balcon en forêt.
L’apparition de Mona inaugure une relation différente avec la terre. La conscience n’a plus besoin de fusionner avec l’élémentaire ou de se rétrécir aux dimensions d’un petit halo brumeux. L’être-au-monde se dilate à nouveau et trouve un territoire de familiarité qui réalise ses voeux : Avant d’arriver aux Falizes, maintenant, il quittait la route à l’entrée de la clairière et prenait un chemin de terre qui se glissait entre la lisière des taillis et les clôtures d’épines des jardinets. (...) Quand il arrivait très tôt, un étang de brouillard traînait encore sur les prairies d’où sortaient seulement les maisons, la crête, les haies et les touffes des pommiers ronds ”709.
Il faut prendre à la lettre ce que nous dit ce court passage : si l’on quitte la route, comme on abandonne un navire ou une position intenable, on s’engage alors sur un chemin de terre, c’est-à-dire aussi bien un chemin fait de terre qu’un chemin conduisant à la terre, à l’instar du Holzweg heideggerien – à cette différence près mais capitale, que le chemin de bois du philosophe ne mène nulle part, tandis que le chemin de terre mène l’aspirant ‘“’ ‘ comme au rivage d’une île heureuse’ ”710. En outre, le chemin de terre ne se contente pas de traverser, de joindre deux points de l’espace, ‘“’ ‘ il se glissait entre la lisière des taillis et les clôtures d’épines des jardinets ”’ 711. Il s’infiltre donc dans les interstices du paysage et s’y coule à la manière d’un animal ou d’un ruisseau et réalise ainsi une forme de contact idéal, à bonne distance de la résorption fusionnelle. Il se mêle au monde sans y disparaître, il en épouse les inflexions et les plis et assure ainsi la souple articulation de la terre forestière, primitive et pré-humaine avec la terre familière et humanisée des jardins. Il permet donc de parvenir, non pas seulement sur le territoire secret de ‘“’ ‘ l’île heureuse’ ”, mais donne accès à un être-au-monde pacifié. Etre avec est alors possible et nulle contradiction ne sépare le réel et les rêveries les plus intimes : les pommiers ronds qu’imaginait spontanément l’aspirant le soir de son arrivée à Moriarmé appartiennent maintenant à l’espace concret.
La terre des jardins est une “ île heureuse ”, une terre de sérénité, car elle conclut immédiatement avec son visiteur un pacte de fécondité et de plénitude sensuelle : ‘“’ ‘ Une idée de bonheur avait toujours été liée pour Grange aux sentiers qui vont entre les jardins (...) : ce chemin lavé par la nuit, gorgé de plantes fraîches et d’abondance comestible, c’était pour lui maintenant le chemin de Mona’ ”712. Nulle pesanteur ontologique ne règne sur ce monde de la familiarité : l’homme n’est pas ici le berger de l’Etre, tourné vers une transcendance vide, il est avec les êtres et les choses, auprès d’un monde vivant et rénové dont l’être est entièrement donné à l’état sensuel, comme en témoigne ici le réseau de relations emblématiques qui associe les catégories du lavé, du mouillé rafraîchissant, de la fécondité végétale et conduit finalement jusqu’à la juvénile féminité qui dort à l’intérieur de la maison
On retrouve cette générosité de la terre potagère dans un passage des Carnets : ‘“’ ‘ Jardins potagers : accumulation de sève et de succulence qui se tient à mi-chemin entre la végétation sauvage (...), et la quintessence, explosant et fondant sur la langue, du fruit mûr’ ”713. Il faut remarquer la manière dont l’écriture pose ici le jardin et l’exprime dans le langage, au sens presque pongien du terme, afin d’en révéler, non pas l’essence abstraite, mais au contraire, la quintessence, cette profusion accumulée de sève et de chair qui atteint son état d’accomplissement dans le contact de la langue et du fruit mûr. Le jardin potager est un lieu mixte. Son être substantiel est à ‘“’ ‘ mi-chemin entre la végétation sauvage’ ” et l’aliment patiemment cultivé, de même que le chemin de terre du Balcon ‘“’ ‘ se glisse ’” entre forêt et jardinets.
Quelques lignes plus loin, l’auteur dégage la signification de sa dilection pour le jardin, après avoir noté que son bureau dans lequel il écrit donne justement sur des jardins potagers : ‘“’ ‘ C’est cet esprit végétal (comme il y a des esprits animaux) encore tout plein de sucs de la terre, en route vers la transcendance gastronomique, mais trop peu dégagé de l’humus pour y atteindre encore, qui s’exalte pour moi sur la langue et le palais dans le beau mot de légumes, (...) et dont rien n’égale en vertu apéritive, quand on le prononce, la succulence, à la fois charnue, terreuse et nocturne ’”. L’essence nous le voyons, n’est pas catégorie abstraite, mais au contraire “ ‘esprit végétal’ ”, c’est-à-dire force vitale, quintessence naturelle. On parlera même ici d’une essence et d’une chair indivise qui se distillent dans l’euphorie en ‘“’ ‘ esprit végétal ”’. La terre est alors réserve de sucs que l’on peut goûter et qui peuvent même passer dans le langage et lui communiquer leurs qualités et leurs vertus. Dans ce passage, l’être avec le monde devient aussi un monde pour moi, un monde ‘“’ ‘ qui s’exalte pour moi’ ” et qui est de toute évidence un proche cousin de l’ ‘“’ ‘ objoie’ ” et de l’ ‘“’ ‘ objouir’ ” pongiens. Dans le Balcon, cet “ “ objouir sera Mona vers laquelle mène naturellement le chemin de terre qui porte désormais son nom. Comme les potagers des Carnets, il est effectivement ‘“’ ‘ gorgé de plantes fraîches et d’abondance comestible ”’ qui invitent à une sensualité jubilatoire.
Nous sommes alors en territoire d’immanence, ici et maintenant, dans un présent étale, anhistorique que l’invasion de mai 40 n’arrivera pas à abolir, mais ouvrira et révélera en profondeur de façon différente et plus intense.
Hélène Cixous, Le sens de la forêt, in Qui vive ? autour de Julien Gracq, Corti, Paris 1989, p.49.
Id., p.50.
Carnets du grand chemin, op. cit., PII, p.959.
Lettrines, op. cit., p.196-199.
Id., p.197.
Ibid., p.197.
Ibid., p.198.
Un balcon en forêt, op. cit., p.7.
Lettrines, op. cit., p.199.
André Breton, Premier Manifeste du Surréalisme, op. cit., p.346.
Un balcon en forêt, op. cit., p.13.
Id., p.26.
Ibid., p.26-27
Ibid., p.27.
Les Eaux étroites, op. cit., p.547-548.
Id., p.547.
Ibid., p.548.
Un balcon en forêt, op. cit., p.26.
Id., p.27.
Ibid., p.44.
Ibid., p.44.
Ibid., p.44.
Ibid., p.44.
Carnets du grand chemin, op. cit., p.1064.